Le notaire, son impartialité et son devoir de conseil : l'arrêtConsorts Richet et Le Ber c/ France

RÉDIGER : L’acte notarié français dans un contexte international

L'acte authentique et l'institution de l'authenticité

Le statut du notaire et de l'acte authentique notarié selon le droit européen

Préparation et rédaction de l'acte : enjeux et méthodologie

La circulation internationale de l'acte

La fiscalité internationale

Rémunération et protection sociale : les enjeux de l'international

Les trusts

L'assurance vie dans un cadre international

Le notaire, son impartialité et son devoir de conseil : l'arrêtConsorts Richet et Le Ber c/ France

L'arrêtConsorts Richet et Le Berc/ France 1520159031291va ici retenir l'attention, pour plusieurs raisons :
  • l'arrêt concerne une décision prise par la Cour européenne des droits de l'homme à l'égard de la France, qui va être condamnée ;
  • l'arrêt concerne le respect du droit de propriété, matière essentielle dans l'activité notariale ;
  • l'arrêt permet surtout de s'interroger sur l'« euro-compatibilité » 1520067000898de certains actes, tout en reconnaissant une place à part à l'acte notarié dans la hiérarchie des actes publics ;
  • ce faisant, la Cour va plus loin, en analysant certaines des caractéristiques propres au statut du notaire, officier public, son impartialité, son indépendance et son devoir de conseil indissociable de l'acte d'instrumenter et d'authentifier.
Les faits de l'affaire sont les suivants :
Une famille, lesconsorts Richet et Le Ber, est propriétaire de l'île de Porquerolles, dont elle souhaite vendre la majeure partie à des investisseurs dans les années 1970.
L'État interfère et propose d'acquérir à l'amiable les biens immobiliers, compte tenu de la très haute valeur environnementale et de la nécessité de préserver ce site naturel à protéger. L'État, conscient qu'une procédure d'expropriation pourrait déboucher sur une indemnité bien supérieure aux possibilités financières pour une telle opération, parvient à un accord, après négociation. Parmi les termes de la négociation, figure notamment l'engagement par l'État de maintenir les droits à construire sur la partie restant la propriété des vendeurs, permettant notamment l'agrandissement d'un hôtel existant, la construction d'une fondation pour héberger des handicapés, et quelques biens immobiliers par le biais de lotissements à créer. Un accord est trouvé, et les actes sont passés en la forme administrative, devant le préfet du Var en mai 1971.
Quelque temps plus tard, le plan d'occupation des sols (POS) de la commune de Hyères gèle complètement les potentialités de construire, et certains permis de construire déposés par lesconsorts Richet et Le Ber, pourtant garantis dans le cadre des accords négociés avec l'État, sont systématiquement refusés.
Cette situation amène les consorts à demander la résolution de la vente de 1971, outre des dommages-intérêts, que toutes les juridictions tant civiles qu'administratives leur refusent, des premiers aux derniers ressorts des voies de justice.
Au civil, les juges des premier et second degrés considèrent que l'État ne pouvait pas garantir de droit à construire définitif au regard des règles d'urbanisme à venir, ce qui est confirmé le 19 décembre 2006 par la Cour de cassation, cette dernière estimant que l'interprétation des termes ambigus contenus dans les actes de vente ressortissait du pouvoir souverain des juges du fond qui n'avaient pas dénaturé les clauses. Elle approuve l'analyse des juges, aux termes de laquelle l'État avait consenti la possibilité de construire en fonction de la réglementation applicable au moment de l'échange des consentements, sans garantir des droits à construire définitifs, quelle que pût être l'évolution ultérieure des règles d'urbanisme.
Quant au tribunal administratif, il déboute les consorts de leur demande, et le Conseil d'État, le 10 mars 1989 confirme le jugement, jugeant que les constructions prévues dans les demandes de permis de construire sont de nature, notamment par leur situation et leur architecture, à porter atteinte au site inscrit de Porquerolles, outre que l'alimentation en eau ne peut être assurée sans la construction par la commune d'équipements publics nouveaux hors de proportion avec ses ressources. Par ailleurs, il estime qu'aucune disposition du contrat ne présente de caractère exorbitant de droit commun et que le contrat n'a pas pour effet de confier aux demandeurs l'exécution d'un service public ; il considère que les tribunaux judiciaires sont seuls compétents pour connaître de sa demande. Il considère enfin, dans la mesure où les intéressés se prévalent du droit à indemnité résultant de l'article L. 160-5 du Code de l'urbanisme, que « les stipulations de ce contrat de droit privé par lequel [ils] renonçaient à une partie desdits droits ne sauraient constituer des droits acquis au sens de cette disposition législative ».
Toutes les voies de recours internes épuisées, c'est dans ces conditions que les héritiers de MmeRichet et Mmele Ber (les demanderesses étant décédées entre temps) saisissent la Cour européenne des droits de l'homme.
Cet arrêtConsorts Richet et Le Berc/ Francea été qualifié par certains auteurs comme étant un arrêt majeur à plusieurs titres 1520071710751 : la Cour européenne est amenée à se prononcer sur des notions essentielles relevant du droit de l'environnement 1520162153082, du droit civil des biens 1520162320182, et plus particulièrement, pour ce qui touche le présent propos, du droit notarial. Cet arrêt reconnaît non seulement la place tenue par l'acte notarié dans la hiérarchie des preuves, mais analyse également certaines des caractéristiques fondant le statut du notaire.
Le raisonnement de la Cour dans les points 95, 96 et 97 est très clair et se passe de commentaires :
Au point 95 de l'arrêt, la Cour précise qu'elle « ne peut suivre le Gouvernement dans son argumentation lorsqu'il prétend que l'État n'a pas pu leur concéder des droits définitifs, au motif qu'il n'aurait pas pu s'engager à garantir aux requérants le droit de construire en faisant fi des règles d'urbanisme susceptibles de changer dans le futur. Elle constate en effet que les actes de vente, dans la rédaction desquels l'État a joué un rôle particulièrement actif, étant à la fois partie, rédacteur et autorité de réception de l'acte par l'intermédiaire du préfet, ne précisent à aucun moment que la faculté de construire serait conditionnée aux règles d'urbanisme ».
Les points 96 et 97 suivent, allant de pair pour une parfaite compréhension de la perception que la Cour peut avoir de cette confusion entre rédacteur, partie et autorité de réception :
Point 96 de l'arrêt : « Compte tenu de la qualité même du cocontractant avec lequel ils traitaient – qui constituait indiscutablement un gage d'autorité, de bonne foi et du respect de la loi –, les requérants pouvaient légitimement penser que l'État était en mesure de leur accorder de tels droits et s'attendre à ce qu'il respecte ses engagements contractuels, nonobstant le changement ultérieur des règles d'urbanisme. Si l'État envisageait, avant l'acquisition de l'île, de conférer aux requérants des droits de construire selon le droit applicable en vigueur à l'époque, et de modifier ensuite les règles d'urbanisme, puis de procéder au classement du site – comme cela semble être le cas en l'espèce (paragraphe 23 ci-dessus) –, les requérants, qui se trouvaient par ailleurs en position de net désavantage en leur qualité de simples particuliers, pouvaient légitimement s'attendre à ce qu'il les informe clairement de son intention au moment des négociations et qu'il insère dans les actes de vente des clauses dénuées d'ambiguïté à ce sujet ».
Et le point 97 de conclure : « Enfin, il faut souligner que les actes de vente ayant été passés en la forme administrative devant le préfet du Var comme le permet le code du domaine de l'État, et non devant un notaire comme pour une vente immobilière entre particuliers, les requérants n'ont pas bénéficiédes conseils d'un notairesur la validité éventuelle des clauses des actes de vente mais ont dû se reposer sur le préfet, représentant de l'État ».
Dans cette affaire, l'État, partie à l'acte administratif, en a été également le rédacteur, en vertu des dispositions légales aujourd'hui devenues l'article L. 1212-4 du Code général de la propriété des personnes publiques 1520165062251.
Cette confusion des genres est clairement reprochée par la Cour, puisque ce mode opératoire a privé les cocontractants de l'État de recevoir les conseils d'un notaire, officier public, tiers impartial, tenu en outre à un devoir de conseil qui les aurait éclairés sur la situation, et aurait en tout état de cause évité l'insertion de clauses que la Cour de cassation a reconnues elle-même comme ambiguës.
Sans doute pourrait-on s'interroger sur la « conventionnalité » de ces dispositions légales, qui ne permettent pas de clarifier les situations, à une époque précisément où « tout n'est que raffinements de l'exigence d'impartialité, et traque impitoyable des formes les plus insidieuses de conflits d'intérêts » 1520166371659 ?
L'envie de conclure cette section en rappelant la définition du conseiller Réal est comme irrésistible 1520243904122, surtout lorsque cette relecture est faite en tenant compte des éléments que la Cour européenne des droits de l'homme reconnaît au notaire dans l'arrêtConsorts Richet et Le Ber :
« À côté des fonctionnaires qui concilient et qui jugent les différends, la tranquillité appelle d'autres fonctionnaires qui, conseils désintéressés des parties aussi bien que rédacteur impartiaux de leur volonté, leur faisant connaître l'étendue des obligations qu'elles contractent, rédigeant les engagements avec clarté, leur donnant le caractère d'un acte authentique et la force d'un jugement en dernier ressort, perpétuant leur souvenir et conservant leur dépôt avec fidélité, empêchent les différends de naître entre les hommes de bonne foi et enlèvent aux hommes cupides avec l'espoir de succès, l'envie d'élever une injuste contestation.
Ces conseils désintéressés, ces rédacteurs impartiaux, cette espèce de juges volontaires qui obligent irrévocablement les parties contractantes sont les notaires : cette institution est le notariat ».
Cette définition demeure encore d'actualité, tant les caractéristiques du statut du notaire, relatives à son impartialité, son indépendance, sa probité, son devoir de conseil ainsi que la force exécutoire revêtant l'acte notarié 1520244140618qu'il rédige sont consubstantielles à l'authenticité, gage de sécurité des rapports juridiques.
Jusqu'à la notion de « juge volontaire », comprise dans la définition du conseiller Réal, et reconnue également par la Cour européenne des droits de l'homme, même si cette dernière reconnaissance vient perturber les lignes laborieusement posées par la Cour de justice de l'Union européenne à l'égard du notariat, dont elle ne lui a reconnu que des activités, en aucune façon (du moins pas encore) un statut, ni même une fonction quelconques.
Pour comprendre cette situation, certains auteurs proposent de considérer qu'« entre les deux arrêts rendus à quelques jours d'écart à Luxembourg et à Strasbourg il n'y a donc pas antagonisme mais une différence de degré » 1520244531906.
Contrairement à la Cour de justice de l'Union européenne, la Cour européenne des droits de l'homme reconnaît le notaire comme « juge de l'amiable » dans l'arrêtAna Ionitac/ Roumanierendu le 21 mars 2017, dont l'examen suit.