L'état des lieux de l'utilisation de ces permis : quels freins ?

L'état des lieux de l'utilisation de ces permis : quels freins ?

Les limites des permis d'innover et d'expérimenter

– Un champ d'application trop restreint pour le permis d'expérimenter ? – Si le champ d'application territorial du permis d'expérimenter est beaucoup plus large que celui du permis d'innover qui ne peut être utilisé que dans certains secteurs (OIN, GOU et ORT), le champ d'application en termes de travaux et de règles de construction du permis d'expérimenter est inversement plus restrictif.
Alors que le permis d'innover permet de déroger à n'importe quelle règle de construction, voire d'aménagement, le permis d'expérimenter ne permet de déroger qu'à certaines règles limitativement énumérées par décret ; nous renvoyons à ce sujet au tableau des champs d'application ci-dessus (V. supra, n° ).
Surtout, il doit s'agit d'une opération de construction de bâtiments ou de travaux qui, par leur nature et leur ampleur, équivalent à une construction ou à un aménagement qui font l'objet d'un permis de construire ou d'une décision de non-opposition à déclaration préalable, d'un permis d'aménager, d'une autorisation au titre des établissements recevant du public ou d'une autorisation de travaux sur monuments historiques. Ne sont donc visés que les travaux d'une certaine ampleur, ce qui exclut les travaux de ravalement ou d'amélioration de la performance énergétique. Pour ces travaux, il conviendra de se référer aux dérogations spécifiques susvisées.
– La question des normes de contrôle. – Les deux outils font l'objet d'un contrôle a priori des moyens innovants qui seront mis en œuvre, grâce aux pièces exigées pour effectuer la demande de dérogation. Dès ce stade toutefois, les textes relatifs au permis d'expérimenter sont plus précis et exigeants concernant la qualification de l'organisme tiers qui délivrera l'attestation à joindre à la demande de permis.
La différence se fait ensuite plus prégnante puisqu'aucun contrôle spécifique n'est prévu pour le permis d'innover, que ce soit en cours de travaux ou à leur achèvement. L'autorité administrative qui devra délivrer ou refuser la conformité des travaux réalisés dans le cadre d'un permis d'innover se trouvera donc bien démunie sans l'appui du travail et de l'analyse d'un contrôleur technique…
– La question cruciale des délais. – L'intervention d'un organisme indépendant supplémentaire induit généralement des délais supplémentaires. Nous l'avons vu, le maître d'ouvrage devra anticiper et travailler en amont avec l'organisme tiers à un stade suffisamment précis et donc avancé de son projet pour espérer obtenir le feu vert sur sa demande de dérogation puis une conformité des travaux réalisés.
Il devra également anticiper l'hypothèse de refus de sa solution innovante et prévoir un plan B du projet intégrant alors la solution technique réglementaire classique.
Ces difficultés sont d'autant plus importantes qu'aucun délai n'est imposé à l'organisme tiers pour délivrer son attestation.

De la responsabilité aux risques… : le problème majeur de l'assurance et des coûts

– La responsabilité du maître d'ouvrage dans un projet innovant. – C'est au maître d'ouvrage que revient la décision de recourir à un procédé différent de celui écrit par la règle de droit et c'est à lui d'élaborer la norme constructive pour un projet donné, de prouver son efficacité pour aboutir à un résultat équivalent, et de l'inclure dans ses marchés de travaux conclus avec les entrepreneurs.
Il devient en quelque sorte son propre législateur et endosse par conséquent une nouvelle responsabilité. Alors que, dans un projet classique et malgré la souscription d'une assurance constructeur non réalisateur, le maître d'ouvrage appellera à la cause les entrepreneurs et leurs assureurs si sa responsabilité se trouve engagée à l'occasion d'un dommage relevant de la garantie décennale, le report de responsabilité sur ces derniers ne sera pas possible pour une solution d'effet équivalent qu'il aura élaborée et qui serait à l'origine d'un dommage de cette nature.
Il n'est pas non plus certain que le maître d'ouvrage puisse appeler à la cause le tiers attestateur dont la mission se limite à attester de la bonne mise en œuvre des moyens permettant d'atteindre le résultat, mais pas le résultat lui-même ni les incidences de la solution innovante sur le reste du bâtiment.
Et ce d'autant que si l'ordonnance du 30 octobre 2018 a pu faire penser que le tiers attestateur devait souscrire, outre une assurance de responsabilité professionnelle, une assurance décennale pour répondre des désordres qui seraient imputables à la solution d'effet équivalent mise en œuvre, le décret du 29 janvier 2020 a mis fin au doute en précisant que « pour l'exercice de cette mission spécifique, cet organisme tiers n'est pas considéré comme un constructeur au sens de l'article 1792-1 du code civil ».
Seule demeurerait la responsabilité du contrôleur technique qui est tenu de supporter la réparation des dommages à concurrence de la part de responsabilité susceptible d'être mise à sa charge dans les limites des missions du contrat qui le lie au maître d'ouvrage.
– Les coûts induits par l'innovation. – Se pose également la question de l'incidence de ces innovations sur les coûts à l'heure où ceux-ci ne cessent de s'alourdir en raison de la hausse des coûts des matériaux et des normes de qualité énergétique et environnementale issues notamment de la RE 2020, lorsque la collectivité publique n'exige pas, à travers notamment les chartes promoteurs, d'anticiper les futurs référentiels.
En effet, le recours au contrôleur technique indépendant devra être intégré dans le bilan promoteur, ainsi que l'incidence de l'emploi de matériaux biosourcés, innovants et donc produits à petite échelle et, s'il s'agit d'un objectif de réduction des gaz à effet de serre, sans doute produits localement.
– Les coûts induits par l'assurance. – À ce coût de construction s'ajoutera celui de l'assurance. En cas de sinistre sur un bâtiment ayant fait l'objet d'un permis d'innover ou d'expérimenter, la question de la responsabilité juridique de l'architecte, du maître d'ouvrage, du contrôleur technique ou de l'entreprise ayant produit le matériau employé ou l'ayant installé se posera avec acuité.
Outre le fait que l'utilisation d'un matériau ou d'une technique innovante fera l'objet d'une attention particulière de la part des assureurs qui devront avoir les ressources techniques adéquates pour évaluer les solutions d'effet équivalent imaginées par leurs clients, le droit de la responsabilité décennale évolue actuellement vers la prise en compte de la destination, des objectifs à atteindre en matière environnementale et de performance énergétique.
Cette responsabilité accrue des maîtres d'ouvrage les oblige à se tourner vers des assurances plus coûteuses.

Les enjeux du patrimoine architectural

– Une exception française ? – Alors que certains spécialistes du réchauffement climatique préconisent de repeindre en blanc les toits de Paris, de favoriser l'isolation par l'extérieur des bâtiments et d'installer sur des bâtiments anciens des équipements d'énergies renouvelables, la conservation du patrimoine architectural de notre pays s'avère un frein important à l'adaptation des villes.
Le recours aux innovations dans le domaine du bâtiment dans les autres pays européens apparaît plus fréquent, plus simple.
Les enjeux patrimoniaux en termes d'architecture sont toutefois très importants pour la France qui reste la première destination touristique au monde (avec Paris en tête des villes les plus visitées), générant un chiffre d'affaires de l'ordre de 58 milliards d'euros en 2022 pour notre pays.
Le dialogue entre les ministères concernés doit néanmoins être renforcé, afin de pouvoir penser l'avenir des habitants et de leurs besoins et de ne pas rester bloqué sur le patrimoine existant, tout en tenant compte des spécificités du territoire.
S'il peut être intéressant de prendre exemple sur ce qui se fait dans d'autres pays européens comme la Belgique, tout n'est pas transposable d'un pays à l'autre car la façon d'habiter, les activités économiques et les cultures sont différentes.