Les conditions et les motifs de dérogation « espèces protégées »

Les conditions et les motifs de dérogation « espèces protégées »

Une fois le risque identifié, une dérogation peut être sollicitée, en vertu de l'article L. 411-2, 4° du Code de l'environnement si le projet répond à un intérêt précisé par la loi, en l'absence de toute autre solution alternative satisfaisante et à la condition que l'état de conservation des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle ne soit pas dégradé par le projet.
Avant d'étudier les deux conditions cumulatives d'octroi d'une dérogation « espèces protégées », il convient de vérifier si cette dérogation est justifiée.

Les motifs alternatifs justifiant une dérogation

Les dérogations doivent être justifiées au regard de l'un des cinq motifs alternatifs suivants :
  • motif scientifique : des dérogations peuvent être accordées « à des fins de recherche et d'éducation, de repeuplement et de réintroduction » des espèces protégées. Sont visés les prélèvements qui sont effectués à titre scientifique ;
  • motif écologique : des dérogations sont également possibles « dans l'intérêt de la protection de la faune et de la flore sauvages » et de la conservation de leurs habitats naturels. Est visée par exemple la capture de certains spécimens ;
  • motif agricole : il s'agit en l'occurrence de « prévenir des dommages importants notamment aux cultures, à l'élevage, aux forêts, aux pêcheries, aux eaux et à d'autres formes de propriété ». On peut citer comme exemples les grands cormorans qui ont occasionné des dégâts à l'égard de l'aquaculture, ou les loups pour le pastoralisme ;
  • motif quantitatif et sélectif : cette dérogation, strictement encadrée, est possible « pour permettre, dans des conditions strictement contrôlées, d'une manière sélective et dans une mesure limitée, la prise ou la détention d'un nombre limité et spécifié de certains spécimens » ;
  • Mmotif impératif d'intérêt public majeur : en dernier lieu, nous nous arrêterons sur la raison impérative d'intérêt public majeur (RIIPM) qui nous intéresse plus particulièrement en matière de projets d'aménagement ou de construction : des dérogations peuvent être accordées « dans l'intérêt de la santé et de la sécurité publiques » ou pour d'autres « raisons impératives d'intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique, et pour des motifs qui comporteraient des conséquences bénéfiques primordiales pour l'environnement ».
Cette notion de RIIPM est difficile à remplir car les tribunaux en font une interprétation stricte et au cas par cas. L'étude de cette jurisprudence permet toutefois d'éclairer cette notion qui n'est pas définie par les textes.
Une raison impérative d'intérêt public majeur peut être de nature économique et sociale, liée au besoin d'une politique publique, mais qui doit être d'une telle importance qu'elle puisse justifier l'atteinte à une ou des espèce(s) protégée(s).
La RIIPM est devenue un préalable indispensable à l'examen des autres conditions susvisées de l'article L. 411-2, 4° du Code de l'environnement.
Avec sa décision du 27 décembre 2022, le Conseil d'État a mis un coup d'arrêt au projet « Val Tolosa » initié vingt ans auparavant et qui prévoyait l'implantation d'un centre commercial de plus de 63 000 m² de surface de vente réunissant cent cinquante enseignes sur la commune de Plaisance-du-Touch. Deux dérogations « espèces protégées » avaient successivement été délivrées par le préfet en 2013 et en 2017, puis avaient fait l'objet de recours ayant abouti au constat de l'illégalité de ces dérogations, pour absence d'intérêt public majeur du projet. Il ressort de cet arrêt que si un tel projet privé peut présenter un intérêt public majeur, cela ne peut résulter que de circonstances exceptionnelles d'une dimension autre que commerciale. Le projet, pour recevoir cette qualification, ne doit pas être purement commercial et doit également concourir à la satisfaction de l'intérêt général. Or dans les faits, il sera très difficile de remplir ces critères pour l'implantation de projets commerciaux… Les tribunaux s'attachent à vérifier la présence des sites et de l'offre commerciale existants à proximité qui permettent déjà de satisfaire les besoins de la clientèle pour refuser de nouvelles implantations qui porteraient atteinte à des espèces protégées.
Les premiers arrêts marquants en la matière ne datent que de 2018 pour la transposition par la France de la directive « Habitats », puis de 2019 pour la Cour de justice de l'Union européenne. La tardiveté de cette jurisprudence a généré une grande réticence de la part de l'Administration française pour délivrer des dérogations de crainte de condamnation de la part de l'Europe.
Si la jurisprudence issue de l'arrêt Val Tolosa est maintenant stabilisée et donne une méthode d'analyse de la RIIPM, celle-ci dépend néanmoins d'une analyse in concreto des enjeux en présence, et par conséquent d'une part inévitable de subjectivité.
Afin de ne pas obérer l’accélération souhaitée pour la production par la France d’énergies renouvelables, le législateur a pris soin de qualifier de « RIIPM présumée » ces projets dans le cadre de la loi du 10 mars 2023. Alors que cette loi permet aux projets d’énergies renouvelables de bénéficier d’une présomption de RIIPM, la loi relative à l’industrie verte du 23 octobre 2023 est allée plus loin en reconnaissant la qualification de RIIPM (et non plus simplement d’une présomption) à un stade amont de la procédure aux projets d’installations industrielles (ainsi qu’à leurs travaux d’infrastructure et de raccordement électrique) soit dans le cadre de la déclaration de projet de l’article L. 300-6 du Code de l’urbanisme, soit dans le cadre de la déclaration d’utilité publique d’un projet, soit encore dans le cadre des projets déclarés d’intérêt national majeur issus de cette même loi. Cette reconnaissance de la RIIPM ne pourra par ailleurs être contestée qu’au stade de la déclaration de projet, de la DUP ou du décret qualifiant le projet d’intérêt national majeur, soit bien avant la finalisation du dossier d’autorisation et l’engagement de la phase travaux.
– Méthode de qualification de la RIIPM. – On peut dégager de cette jurisprudence une méthode permettant d'analyser le projet et de qualifier ou non une raison impérative d'intérêt public majeur.
  • Le projet doit être d'une grande ampleur pour recevoir cette qualification : la Cour de justice de l'Union européenne met en balance les intérêts en présence pour vérifier si les intérêts socio-économiques du projet peuvent ou non l'emporter sur les enjeux environnementaux de protection des espèces.
  • Le projet doit concourir à l'intérêt général : pour déterminer cette dernière condition, le projet doit être analysé en soi mais également dans son contexte. Les juges appliquent la même méthode d'analyse, qu'il s'agisse de projets publics ou privés, ou encore de projets qui in fine sont utiles à la protection de l'environnement comme les éoliennes.
La création d'emplois n'est pas à elle seule un motif d'intérêt général qui va permettre de qualifier la RIIPM ; pour cela, il faut que les créations d'emplois aient des répercussions importantes sur le territoire concerné. Le projet doit apporter quelque chose au territoire eu égard aux besoins de la population et aux installations ou exploitations similaires existantes.
Il aura enfin plus de chance de recevoir cette qualification s'il s'inscrit dans une politique publique d'une certaine ampleur. À l'inverse, un projet « ordinaire » d'un promoteur immobilier de construction de quelques dizaines de logements ou celui d'un industriel qui veut réaliser une extension auront peu de chance d'obtenir une dérogation malgré la création de logements et la création d'emplois supplémentaires.
Il y a là un paradoxe, souligné par le CRIDON de Paris, qui résulte de cette jurisprudence. En effet, les petits projets alors qualifiés d'ordinaires ne répondront pas à la qualification de RIIPM alors qu'ils ont un impact généralement moins important sur l'environnement et qu'ils se trouvent souvent en zone déjà urbanisée, alors que les projets de grande envergure vont s'implanter sur de vastes fonciers situés en périphérie des zones urbanisées.
La raison de ce paradoxe résulte du fait que les auteurs de la directive « Habitats » n'ont envisagé les espèces protégées que dans les zones naturelles, mais pas dans celles déjà urbanisées. Or l'évolution de l'urbanisme engendre(ra) des habitats de plus en plus favorables aux habitats des espèces avec les trames vertes, les îlots de fraîcheur, la protection des arbres, l'agriculture urbaine, avec tout ce qui concourt à la végétalisation des villes.
On pourra objecter que les projets de moindre importance, s'il ne s'agit pas d'une ICPE, d'un ouvrage de production d'énergie, de mines ou de carrières, ne sont pas soumis à évaluation environnementale ni même à examen au cas par cas qui suppose une taille d'au moins 10 000 m² pour les projets de construction. Or ce n'est qu'à l'occasion de ces études environnementales qu'une étude d'impact et donc une étude faune-flore sera réalisée et permettra d'identifier le cas échéant la présence d'espèces protégées.
Cette objection ne tiendra néanmoins pas devant le recours d'une association de protection de l'environnement qui aurait connaissance de la présence d'une telle espèce sur le site ou désormais… avec la « clause filet ».
On peut relever également que si le projet s'insère dans une opération d'urbanisme d'initiative publique ou portée politiquement par la collectivité, il aura davantage de chance d'obtenir le sésame de RIIPM et ainsi d'obtenir la dérogation « espèces protégées ».

Les conditions cumulatives de dérogation

Justifiée par l'une des raisons susvisées, la dérogation ne pourra par ailleurs être accordée que si elle remplit les deux conditions suivantes.
– L'absence d'autre solution satisfaisante. – Une dérogation, qui peut aller jusqu'à permettre la destruction d'une espèce protégée, ne peut être accordée que s'il n'existe aucune autre solution satisfaisante. Le juge effectue sur ce point un contrôle manifeste d'appréciation et vérifie si d'autres solutions ont déjà été mises en œuvre. La loi du 8 août 2016 sur la reconquête de la biodiversité a ajouté la possibilité d'avoir recours à un tiers expert pour analyser cette condition, à la demande de l'autorité administrative et aux frais du pétitionnaire.
Le pétitionnaire doit démontrer qu'il a étudié différentes options. Par exemple, les travaux du village des médias pour les Jeux olympiques de Paris ont été interrompus car la dérogation « espèces protégées » avait été jugée irrégulière dans la mesure où son implantation n'avait pas été suffisamment justifiée. À l'inverse, l'implantation d'éoliennes à Yeu et Noirmoutier a été acceptée car l'opérateur avait étudié différentes autres implantations et avait réduit l'emprise initiale du projet.
Il est certain qu'il sera beaucoup plus difficile pour un opérateur privé qui ne dispose pour son projet que d'un seul foncier de pouvoir justifier l'absence d'autre solution satisfaisante en termes d'implantation. Là encore, le projet public qui pourra bénéficier du recours à l'expropriation sera favorisé. Comme le souligne le CRIDON de Paris, « la condition de l'absence de solution alternative heurte de plein fouet le droit de propriété ».
– Le maintien d'un état de conservation favorable. – La dérogation ne doit pas nuire au maintien, dans un état de conservation favorable, des espèces protégées dans leur aire de répartition naturelle. Ainsi l'atteinte portée par le projet aux espèces et/ou à leur habitat ne doit pas aboutir à la disparition ou la mise en danger de celles-ci.
Deux questions sont sous-jacentes à cette condition :
  • la question de l'échelle géographique de l'évaluation de cette conservation. Il s'agit de savoir si l'espèce doit être maintenue localement ou si elle peut être déplacée. Si l'échelle de protection est locale, la dérogation sera plus difficile à obtenir. Le Conseil d'État ne s'est pas encore prononcé sur cette question. On peut toutefois citer un arrêt de la cour administrative d'appel de Bordeaux qui s'est prononcée en faveur de l'échelle locale ;
  • la question de l'état de conservation initial de l'espèce. En pratique, des dérogations peuvent être octroyées même pour une population qui n'est pas dans un état de conservation favorable, dès lors que le projet n'est pas de nature à aggraver cette situation.