L'exception : les permis divisibles pour les ensembles immobiliers complexes

L'exception : les permis divisibles pour les ensembles immobiliers complexes

– Les ensembles immobiliers complexes. – La jurisprudence de 2007, aussi sensée soit-elle pour permettre aux services instructeurs d'appréhender un projet immobilier dans toutes ses composantes afin de garantir le respect des règles d'urbanisme, n'en demeure pas moins quelque peu inadaptée à certaines situations.
C'est le cas notamment des « ensembles immobiliers complexes », selon la formule consacrée par les praticiens. C'est-à-dire lorsqu'un projet, telles des poupées gigognes, est en réalité composé de plusieurs parties intimement liées les unes aux autres et portées par des maîtres d'ouvrage différents.
Ces ensembles immobiliers complexes se sont développés notamment en raison de la rareté du foncier et la densification des centres urbains. C'est aussi ce qui a conduit à développer la technique de la division en volumes.
– Jurisprudence – Ville de Grenoble . – Dans une décision remarquée en date du 17 juillet 2009, dite Ville de Grenoble, le Conseil d'État rappelle qu'« une construction constituée de plusieurs éléments formant, en raison des liens physiques ou fonctionnels entre eux, un ensemble immobilier unique, doit en principe faire l'objet d'un seul permis de construire ».
Il poursuit en précisant, dans un considérant de principe, que cela ne faisait pas obstacle à ce que, « lorsque l'ampleur et la complexité du projet le justifient, notamment en cas d'intervention de plusieurs maîtres d'ouvrage, les éléments de la construction ayant une vocation fonctionnelle autonome puissent faire l'objet de permis distincts, sous réserve que l'autorité administrative ait vérifié, par une appréciation globale, que le respect des règles et la protection des intérêts généraux que garantirait un permis unique sont assurés par l'ensemble des permis délivrés ».
Cette décision s'inscrit dans les pas d'un arrêt plus ancien qui avait décidé qu'un maître d'ouvrage pouvait envisager la réalisation de son projet par tranches et que deux permis pour chacune des tranches soient délivrés successivement, et pour autant que l'administration ait été en mesure de connaître l'aspect définitif du bâtiment qui ne dépendait plus de permis de construire ultérieurs.
L'objectif de la Haute assemblée, tel que l'on peut le comprendre dans sa décision Ville de Grenoble, est de permettre aux services instructeurs d'apprécier à l'échelle pertinente le respect des règles d'urbanisme.
Autrement dit, des permis de construire distincts portant sur un ensemble immobilier unique sont possibles à la condition impérative que dès le dépôt de la première demande de permis de construire, des éléments d'appréciation de la totalité de l'opération soient communiqués.
– Portée de la jurisprudence – Ville de Grenoble . – La solution dégagée dans la décision Ville de Grenoble ne semble pas avoir eu un très large écho dans la pratique.
Cela s'explique sans doute parce que le Conseil d'État semble considérer qu'elle ne doit être mise en œuvre que pour des projets dont l'ampleur et la complexité le justifient.
Les conclusions du rapporteur public Julie Burguburu sur l'arrêt Ville de Grenoble nous éclairent sur ce qu'il faut entendre par « projet d'ampleur et complexe ».
Ainsi, cela n'aurait vocation à jouer que pour « les opérations impliquant sur un même immeuble une division en volume d'éléments ayant des vocations diverses tels que logements publics ou privés, bureaux, commerces, stationnement, services publics, etc. ; ces différents éléments impliquant généralement multiplicité des maîtres d'ouvrage, des financements et des délais correspondants ou encore des autorisations, notamment commerciales, nécessaires ».
Pourtant, cette décision mérite de ne pas être oubliée car elle peut à notre sens trouver à s'appliquer dans des situations plus courantes, pour autant que les critères soient remplis.
– Constructions distinctes et permis distincts. – Il convient de souligner qu'en présence de constructions distinctes ne comportant pas de liens physiques ou fonctionnels entre elles, le juge considère qu'il n'est pas indispensable de déposer une demande de permis unique. Dans une telle situation, des autorisations distinctes pourront être déposées et la conformité aux règles d'urbanisme sera appréciée par l'autorité administrative pour chaque projet pris indépendamment.
– Application des critères de la jurisprudence – Ville de Grenoble . – Pour comprendre et mettre en application la jurisprudence Ville de Grenoble, il nous semble utile d'en reprendre le raisonnement, qui se déroule en deux étapes.
– Première étape : comment identifier un ensemble immobilier unique ? – À la lecture de la décision du Conseil d'État, deux situations sont visées :
  • premier cas de figure : les différents éléments d'un projet constituent, physiquement, une unique construction (lien physique) ;
  • second cas de figure : deux ou plusieurs constructions, tout en étant séparées, n'en sont pas moins indissociables au regard des règles d'urbanisme (lien fonctionnel).
Il convient d'analyser la façon dont les deux critères doivent être appréciés en pratique.
– Appréciation du critère du lien physique. – Le critère du lien physique ne pose à première vue pas de grande difficulté.
Pour autant, il ne suffit pas selon nous que deux constructions distinctes soient simplement accolées l'une à l'autre pour que l'on puisse les qualifier d'ensemble immobilier unique.
Le fait que le projet comporte une unité architecturale d'ensemble n'est pas non plus suffisant.
Il nous semble en réalité qu'il faille avoir une unité structurelle commune aux différentes composantes du projet. En ce sens qu'elles doivent être interdépendantes les unes des autres, de sorte qu'elles ne puissent pas « tenir » l'une sans l'autre.
Comme le souligne G. Odinet dans ses conclusions sur une décision du Conseil d'État du 28 décembre 2017, « c'est de la structure même de la construction et du caractère indissociable de ses différents éléments que résulte l'unicité de l'ensemble immobilier ».
– Appréciation du critère du lien fonctionnel. – C'est sur le critère du lien fonctionnel que la jurisprudence s'est surtout centrée, car c'est lui qui pose le plus de problèmes d'interprétation.
– Un lien juridique et non technique ou économique. – Dans une affaire concernant la rénovation de l'immeuble de La Samaritaine à Paris, le juge a constaté que le projet se composait de deux immeubles séparés par une voie publique et a considéré que l'existence d'une passerelle reliant les deux bâtiments entre eux, une crèche commune et des surfaces commerciales dans les deux bâtiments n'était pas suffisante pour identifier une vocation fonctionnelle commune au projet dans son ensemble.
On le voit, le juge écarte ici des éléments d'ordre constructif et économique.
Dans le cas d'espèce, le projet, composé de plusieurs constructions, a fait l'objet de permis de construire distincts. Ayant fait l'objet d'une instruction commune, les services instructeurs ont été en mesure de porter une appréciation globale sur le projet. C'est d'ailleurs ce qui a conduit le Conseil d'État à écarter le moyen tiré de ce que l'opération aurait dû faire l'objet d'une seule demande de permis de construire unique.
Il est au demeurant intéressant de noter que le rapporteur public Xavier Domino, dans ses conclusions, estimait qu'il n'existait entre ces différentes constructions aucune indivisibilité légale, aucune des constructions concernées n'étant légalement nécessaire l'une à l'autre.
Dans une autre affaire concernant un projet d'éoliennes, le Conseil d'État a jugé que des considérations d'ordre technique ou économique ne permettaient pas à elles seules d'identifier un lien fonctionnel entre les ouvrages, refusant ainsi de qualifier le projet d'ensemble immobilier unique.
Pour la Haute assemblée, dans un tel cas de figure le lien fonctionnel aurait dû être caractérisé par les règles d'urbanisme pour que l'on soit en présence d'un ensemble immobilier unique.
Le lien fonctionnel doit donc s'apprécier à la lumière de facteurs d'ordre juridique plus que technique ou économique. Dit autrement, le lien fonctionnel implique que les constructions soient « légalement nécessaires l'une à l'autre ».
Cette lecture est d'ailleurs conforme à ce qu'appelait de ses vœux le rapporteur public Julie Burguburu dans ses conclusions rendues sur la décision Ville de Grenoble : « Ce n'est en réalité pas tant l'existence d'un ensemble architectural qui impose le dépôt d'un permis unique que, d'une part, celle d'un lien physique entre les constructions projetées ou, d'autre part, d'une indivisibilité que nous qualifierions de légale plus que de fonctionnelle au sens où l'exigence d'un permis unique pour des constructions pourtant physiquement distinctes se déduit alors de l'application d'une règle de fond – à l'instar (…) de l'exigence posée par de nombreux documents d'urbanisme de prévoir les places de stationnement nécessaires à une nouvelle construction ».
– Lien juridique et voie de desserte d'un ensemble immobilier. – La question se pose de savoir si une voie de desserte commune à deux composantes d'un ensemble immobilier unique permet de caractériser l'existence d'un lien fonctionnel.
Dans sa décision précitée du 28 décembre 2017, le juge administratif a décidé que le fait de n'avoir en commun qu'une servitude de cour commune n'était pas suffisant pour caractériser le lien fonctionnel.
Cette décision a été accueillie plutôt favorablement par la doctrine, car « elle est, en effet, de nature à encourager les constructeurs à articuler et harmoniser leurs projets sans être entravés par la contrainte d'un permis unique conjoint dont on sait qu'il crée une solidarité dans laquelle ils ne sont pas nécessairement prêts à entrer. Elle leur ouvre la possibilité de concevoir des montages cohérents en volumes, en mutualisant notamment desserte et stationnement et en permettant une conception architecturale d'ensemble, sans encourir pour autant le risque d'une requalification en ensemble immobilier unique ».
Dans une décision du 27 juin 2018, la Haute assemblée avait semblé revenir sur cette solution en admettant qu'une voie de circulation interne à un ensemble immobilier composé de trois bâtiments, totalement distincts au demeurant, permettait de caractériser un lien fonctionnel entre eux, et ce nonobstant le fait que l'opération soit réalisée pour le compte de deux personnes publiques distinctes.
Mais, un an jour pour jour après sa décision du 28 décembre 2017, le Conseil d'État a eu l'occasion de dire que le fait que des projets soient situés sur deux terrains contigus desservis par une voie d'accès et de circulation interne unique, avec une seule rampe d'accès aux parcs de stationnement, des réseaux et des équipements partagés ne permettait pas de caractériser un lien fonctionnel.
Les juges font donc une interprétation stricte du lien fonctionnel et confirment que : « Lorsque deux constructions sont distinctes, la seule circonstance que l'une ne pourrait fonctionner ou être exploitée sans l'autre, au regard de considérations d'ordre technique ou économique et non au regard des règles d'urbanisme, ne suffit pas à caractériser un ensemble immobilier unique ».
Cette position du juge peut se comprendre si la crainte était que de trop nombreux projets soient qualifiés d'ensemble immobilier unique. Cela aurait pu aboutir à ce que l'exception que constitue la délivrance de plusieurs permis pour un seul ensemble immobilier devienne la règle de principe. C'est aussi une manière de distinguer ce critère de celui du lien physique.
Pour autant, la notion de lien légal est assez difficile à cerner, et en l'état actuel des choses force est de constater que les décisions qui ont été rendues sur cette question jusqu'à présent ne sont pas d'un grand secours.
– Seconde étape : comment apprécier les règles d'urbanisme : la technique du dossier chapeau. – Le Conseil d'État, dans sa décision Ville de Grenoble, conditionne le dépôt de plusieurs permis de construire au fait que l'autorité administrative ait pu vérifier, par une appréciation globale, que le respect des règles et la protection des intérêts généraux que garantirait un permis unique sont assurés par l'ensemble des permis délivrés.
Dans ses conclusions, Julie Burguburu suggérait que soit joint aux demandes de permis de construire un dossier chapeau présentant le projet dans son ensemble, avec en annexe la copie des demandes à venir.
En toute hypothèse, il nous semble nécessaire que les différents dépôts des demandes interviennent dans un laps de temps assez court pour permettre à l'administration de procéder à un examen d'ensemble du projet. Envisager un dépôt de demandes d'autorisations sur une échelle de temps trop grande nous paraît devoir être proscrit.
Mais comment le projet doit-il être présenté afin que l'administration puisse en faire une appréciation globale ? Nous vous proposons deux exemples pratiques relatifs à deux opérations emblématiques : la rénovation de La Samaritaine et la restructuration des entrepôts du boulevard Macdonald à Paris.
À la lecture de sa décision sur La Samaritaine, on comprend que ce qui a été déterminant pour le Conseil d'État est le dépôt des différentes demandes de permis de construire de façon concomitante, afin de permettre à l'administration de procéder à leur instruction en même temps, et le fait de joindre à chaque dossier un document présentant l'opération dans son ensemble.
Il nous paraît intéressant, pour finir sur ce sujet, de citer un arrêt de la cour administrative d'appel de Versailles intervenu en décembre 2017 à propos des tours dites « Tours Hermitage » à la Défense, car il résume à lui seul assez bien la manière dont les différents critères s'apprécient :
« Considérant qu'il ressort des pièces du dossier que le projet présenté dans le cadre du plan de renouveau de la Défense engagé en 2006 tend à la réalisation autour de l'actuelle place Napoléon-1er de deux tours de très grande hauteur culminant à 307 mètres au-dessus de la dalle actuelle, faisant l'objet de deux permis dits tour Est et tour Sud, ainsi que de quatre bâtiments de taille plus réduite, faisant l'objet du permis dit Ouest ; que ce projet, offrant une pluralité d'usages tels que logements, bureaux, hôtels, salle de spectacles, commerces et résidence étudiante, représente une surface totale de planchers d'environ 259 000 m² ; qu'il a donné lieu à une conception globale par le groupe Hermitage et a été conduit par un maître d'ouvrage unique ; qu'il constitue ainsi une opération complexe et de grande ampleur se composant de trois îlots immobiliers certes physiquement distincts mais situés à proximité immédiate les uns des autres, ayant chacun une vocation fonctionnelle autonome qui n'est pas remise en cause par le fait que les logements sociaux et les places de stationnement sont regroupés dans la construction faisant l'objet du seul permis Ouest ; que les travaux qui portent sur ces trois îlots sont divisibles ; que les demandes de permis de construire, déposées toutes trois le 11 octobre 2010 et accompagnées d'un dossier présentant l'opération dans son ensemble, ont fait l'objet d'une instruction commune et ont notamment été examinées simultanément par les organismes consultatifs et les services appelés à rendre un avis ; qu'au terme de cette instruction commune, les permis de construire ont été accordés à la même date ; que dans ces conditions l'ensemble du projet pouvait faire l'objet de trois permis de construire distincts, alors même que le respect des règles d'urbanisme en matière de stationnement et de logements sociaux est assuré pour l'ensemble du projet par le seul permis Ouest qu'ainsi le maire de Courbevoie, au nom de l'État, et les services consultés ont été en mesure, malgré le dépôt de trois demandes, de porter une appréciation sur le respect des règles et la protection des intérêts généraux dont ils ont la charge ; qu'il suit de là que le moyen tiré de ce que l'opération aurait dû faire l'objet d'une seule demande et d'un permis de construire unique doit être écarté ».

La Samaritaine

Le projet de La Samaritaine à Paris a donné lieu à trois permis de construire différents qui correspondent aux trois îlots distincts : l'îlot Seine, l'îlot Rivoli et l'îlot bâtiment de livraison.

Lors du dépôt de la demande initiale, seuls les îlots Seine et Rivoli étaient au sein du projet. Les deux demandes ont été déposées le même jour en 2011.

Le projet ayant subi des modifications, un nouveau dossier de demande de permis de construire a été déposé en 2015 correspondant au bâtiment de livraison.

À l'appui de chaque demande de permis, des « pièces chapeau » ont été fournies. Il s'agit de documents nécessaires à l'obtention des permis. Sans vouloir prétendre à l'exhaustivité, il est intéressant d'en lister quelques-uns :

En définitive, on peut souligner qu'ont été déposés deux dossiers chapeau différents. Cela s'explique par le fait que l'îlot Rivoli et l'îlot bâtiment de livraison n'ont pas de lien direct.

Les entrepôts Macdonald

Pour le cas du dossier des entrepôts du boulevard Macdonald à Paris, le dépôt des différents dossiers s'est échelonné sur une durée d'un mois.

En outre, ont été fournis à l'appui de chaque dossier un « dossier chapeau » et un « schéma d'organisation ».

– Propos conclusifs. – En définitive, il nous semblerait utile que le législateur se saisisse de la question des ensembles immobiliers complexes, afin de préciser le critère du lien fonctionnel et pour que la technique du dossier chapeau et la chronologie des dépôts des dossiers de permis soient réglementées par les textes, de sorte à éviter des pratiques différentes dont on peut craindre qu'elles ne permettraient pas toutes à l'administration d'avoir un regard d'ensemble suffisant sur le projet, ce qui serait un facteur d'insécurité juridique.