Les « communs »

Les « communs »

– Une survivance du passé. – Si les notaires urbains ignorent généralement l'existence des anciens « communaux », les notaires ruraux y sont encore régulièrement confrontés. Ceux-ci sont des survivances de l'Ancien Régime et forment des droits d'usage au profit des habitants d'une commune : droit de faire pa ître ses animaux (droit de vaine pâture ou droit de bandite) et droit de prélever du bois (droit d'affouage ou droit de marronnage) sont les plus courants . Ces droits immémoriaux existent en vertu des anciennes coutumes, et ni la Révolution ni le Code civil ne les ont abrogés. Le XIX e siècle a toutefois connu plusieurs insurrections, nées de la lutte entre les paysans usagers de ces droits et les propriétaires qui cherchèrent à en obtenir l'abrogation .
Au temps de l'exode rural et de la révolution industrielle, ces droits d'usage cessèrent d'être une nécessité impérieuse pour la population. Aussi, la législation se préoccupe désormais plus de la liberté des terres et de la préservation des forêts que de la conservation de ces institutions d'un autre âge. Ainsi la vaine pâture ne subsiste localement que si le droit a été créé « en vertu d'une ancienne loi ou coutume, d'un usage immémorial ou d'un titre » et que si elle « a fait l'objet, avant le 9 juillet 1890, d'une demande de maintien, non rejetée par le conseil départemental ou par un décret en Conseil d'état » . Les anciens droits de bandite ont été purement supprimés . Et il ne peut plus être concédé aucun droit d'usage sur les forêts de l'état . Sur ces forêts ne peuvent plus être exercés que « les droits [qui] étaient le 31 juillet 1827 reconnus fondés soit par des actes du gouvernement, soit par des jugements ou arrêts définitifs » . Au surplus, les usages forestiers subsistants peuvent encore être éteints par différents moyens, notamment rachat ou « cantonnement », c'est-à-dire par l'abandon en pleine propriété d'une partie de la forêt contre l'extinction de la charge pour le surplus . Le cantonnement se fait au profit d'une section commune, personne morale distincte, de sorte que, à terme, plus rien ne subsiste directement au profit des habitants en tant que tels.
Malgré tout, les communaux ne sont pas devenus anecdotiques . Par exemple, dans le marais poitevin, les communaux couvrent encore un espace de plus de 2 000 hectares répartis sur vingt-deux communes . S'agissant de la transhumance, les « drailles » ou « chemins de carraire », pour le passage des moutons, sont encore invoqués et exercés au titre de l'ancienne coutume de Provence . Et l'époque est à s'apercevoir que ces anciens communaux, résidus de la société agraire de subsistance de jadis, ont permis de sanctuariser toute une partie du territoire, quand bien même l'urbanisme et la législation autoriseraient un changement d'affectation . Ainsi, toujours pour l'exemple des communaux du marais poitevin, 3 600 têtes de bétail y côtoient 600 espèces au titre de la faune et de la flore.

La forêt usagère

Une forêt usagère est une forêt grevée de servitudes au profit d'usagers. La forêt de La
Teste-de-Buch (Gironde) est la seule, aujourd'hui, à relever encore de ce statut, même si elle a été
en partie ravagée par un incendie en 2022. Sa gestion procède de statuts en date du
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siècle, adoptés à la demande des paroissiens. Les habitants ont le droit de pratiquer le gemmage
(récolte de la résine sur un pin vivant) en contrepartie d'une redevance : le droit gemaire. Deux
catégories d'habitants se partagent les ressources : d'une part, les « ayants-pins », propriétaires
du sol, des cabanes et de la résine ; d'autre part, les « non ayants-pins », bénéficiant du bois
mort tombé naturellement comme bois de chauffage, et du bois de vert pour la construction de bateaux
ou de maisons suite à l'autorisation du syndic

.

– Une nature juridique particulière. – Sur le plan juridique, les « communaux » de droit privé sont une affectation au profit d'un public vaguement identifié . Du côté de l'immeuble grevé et du côté de la charge, les communaux ne se distinguent pas vraiment des servitudes – raison pour laquelle la jurisprudence et la doctrine du XIX e siècle les qualifiaient de services fonciers . Ils se distinguent toutefois de la servitude par l'absence de véritable fonds dominant : ils ne bénéficient pas à des propriétaires précis, mais aux habitants d'un lieu ; peu importe si ceux-ci ne sont pas propriétaires. Du côté du bénéficiaire, le mécanisme ressemble donc plutôt à une servitude administrative. Dans les « communaux », il s'agit de sanctuariser une affectation au profit des locaux, sans créer de droit subjectif dont un titulaire pourrait prétendre disposer. Un exemple contemporain permettra de faire saisir le propos. Dans une espèce, la Ville de Paris avait vendu un immeuble, mis ensuite en copropriété, à charge de laisser ouvert un passage par le porche pour rejoindre la rue voisine. Plus tard, la copropriété prétend réduire les horaires d'ouverture du passage, en accord avec la municipalité. La Cour de cassation donne raison aux voisins, qui demandaient le rétablissement à l'initial en considérant que le droit ne bénéficiait pas « à un fonds dominant mais aux habitants de la Ville de Paris ainsi qu'à tous passants », de sorte que la Ville, en tant que personne morale, ne pouvait transiger à son propos .
L'autre point essentiel est que les « communaux » sont une forme de refus du gaspillage, ou du moins une optimisation de toutes les ressources de la chose, en les attribuant à des bénéficiaires distincts . Un exemple topique est la division opérée dans les étangs de la Dombes (dans le département de l'Ain), première région française productrice de poissons d'eau douce. L'organisation traditionnelle opère une répartition de droits entre l'assec (le droit d'ensemencer le sol de l'étang et d'en récolter le fruit, lorsque l'étang est à sec) et l'évolage (droit d'empoissonner l'étang en eau et d'en recueillir le fruit de la pêche) . On a pu parler de « propriété superposée » pour décrire ces situations, qui ne sont ni l'indivision, ni la superficie, et que la jurisprudence reconna ît régulièrement .

– Une logique économique à nouveau pertinente. – Il ne s'agit pas ici de plaider pour un retour à la collectivisation des terres. La propriété individuelle des terres a accompagné le progrès de l'agriculture, et est consubstantielle à l'économie du monde moderne – Marx date d'ailleurs le début du capitalisme au mouvement anglais de l' enclosure, c'est-à-dire l'abandon des communs agricoles au profit de propriétés fermées par des haies . Et l'échec de la réforme agraire et les famines dans les pays communistes sont un repoussoir bien suffisant. Mais il ne faut pas négliger l'essentiel : l'ancien système des « communaux » était une réponse organisée à une situation de pénurie . En effet, la pauvreté des techniques agricoles ne permettait pas, sauf à épuiser les sols, de planter chaque année la même culture sur les mêmes parcelles. Il était donc procédé à un assolement, triennal dans le Nord, biennal dans le Sud, c'est-à-dire une rotation des cultures, où la terre était laissée en jachère durant une année afin de servir de pâture pour les animaux (avec la fumure remployée comme engrais). Dans une telle rotation des terres, la mise en commun était la stratégie la plus adéquate. Au contraire, la révolution agricole, qui débute en Angleterre au XVIII e siècle, découle de l'adoption du système dit « de Norfolk », où la rotation des cultures est effectuée sur la même parcelle (successivement, navets, orge, trèfle, froment) ; le trèfle en fin de cycle permettant la reconstitution de l'azote, rendant inutile le système de la jachère. Cela, puis les autres améliorations agricoles ultérieures, va entra îner la désuétude des communaux, et la généralisation de la propriété agricole individuelle, au profit de grands domaines. Ce système s'est ensuite exporté en France. En 1770, un édit royal permet la clôture en France, au détriment des anciens communs. Le Code civil, en 1804, proclame un droit général de se clore, sauf à perdre son droit à la vaine pâture sur les communs subsistants .

Mais le processus est parfaitement réversible. Il faut savoir que nombre des biens non délimités (BND) d'aujourd'hui sont des communaux de jadis, répartis en propriété individuelle au prorata des droits d'usage . Comme ces parcelles sont sans grande valeur, aucun bornage n'en a jamais été fait, et donc chacun reste avec cette idée qu'il est propriétaire, au sein d'une parcelle plus grande, sans que son espace privé soit précisément identifié . Au lieu de conserver le droit de faire pa ître deux moutons au milieu de cent sur un espace de vingt hectares, on peut comprendre que les concernés aient préféré, alors que la vocation pastorale diminuait avec l'exode rural, avoir la propriété divise de 2 % de la grande parcelle initiale. Mais l'on comprend aussi que les concernés puissent revenir au choix initial et que, les circonstances changeant, ceux-ci préfèrent à nouveau posséder le droit d'avoir deux moutons (ou n'importe quelle autre ressource plus « moderne ») sur une parcelle cinquante fois plus grande. Il n'y aurait pas perte de la propriété, mais seulement un changement de son état, comme la vapeur d'eau ou la glace est toujours de l'eau. On insistera toutefois sur l'idée que, si l'on revient à une répartition en « droits de faire pa ître X moutons », il n'est pas créé une indivision entre tous. Dans un cas on raisonne sur un espace, avec un propriétaire libre d'effectuer tout ce qui ne lui est pas empêché . Dans l'autre cas, on raisonne sur des ressources, attribuées à des personnes diverses, sur un espace dont l'affectation se trouve sanctuarisée, de sorte que l'identité du propriétaire du sol n'a plus vraiment d'importance . Et, provocation mise à part, dans cette dernière configuration il n'y a plus de véritable objection à reconna ître l'ensemble des terres comme propriété éminente de l'état .

L'exemple précédent des moutons n'a qu'une vocation d'illustration ; il ne s'agit pas d'affirmer que l'avenir est d'aller élever des chèvres dans le Larzac. L'important est ici : les « communaux » sont un mode de gestion de la pénurie. Aussi, chaque fois qu'un groupe atteint le plafond d'une ressource, sans que le progrès ou l'ingéniosité ne permette de s'en affranchir, la logique des « communs » permet son partage coordonné par les usagers . On peut imaginer une organisation sur le modèle de jadis, mutatis mutandis, pour des ressources comme l'eau ou l'énergie, avec le partage du contenu d'une vaste citerne ou de l'électricité produite par une éolienne ou par des panneaux photovoltaïques.

Mais ce qui précède amène à une question essentielle : au-delà de la survivance des vieilles institutions de jadis, le contrat peut-il recréer de nouveaux « communaux » en droit positif ? Au regard de l'évolution récente du droit des biens et de la liberté de création des droits réels, la réponse est assurément positive. C'est ce qu'il convient d'examiner.

La protection de la cha îne des Puys

Un exemple caractéristique d'un « commun » contemporain est l'association Dômes Union, dans la région des volcans d'Auvergne, qui regroupe 450 propriétaires de biens non délimités (BND) ; soit 850 hectares de la cha îne des Puys. Ces BND sont eux-mêmes d'anciens communaux. C'est-à-dire que l'association contractée entre tous les propriétaires a justement eu pour but de retrouver la gestion collective qui existait avant le partage des communaux en BND. Cette association se donne pour mission la sauvegarde des sites naturels, fragiles, en même temps que leur ouverture raisonnée au public. Les plus célèbres volcans sont entièrement sur son territoire : le puy Pariou (emblème des eaux Volvic), les abords du puy de Dôme, etc.