L'appropriation de l'eau pluviale

L'appropriation de l'eau pluviale

– Le droit positif postule l'abondance de l'eau. – Pour le Code civil, la ressource en eau fait l'objet d'un désintérêt de principe. L'article 714 dudit code dispose ainsi : « Il est des choses qui n'appartiennent à personne et dont l'usage est commun à tous ». Ce sont les choses communes (res communis), qui comprennent l'air, l'eau de mer et les eaux courantes ; catégorie que la doctrine oppose à la res nullius (chose sans ma ître) et à la res derelictae (chose abandonnée), qui, elles, ont vocation à être appropriées par le droit du premier occupant . Le Code civil traite marginalement de la question des eaux, et seulement parmi les dispositions relatives aux servitudes : les eaux de pluie appartiennent au propriétaire du fonds sur lequel elles tombent ; la source appartient au propriétaire du fonds sur lequel elle jaillit, avec toutefois de nombreuses réserves quant à son usage ; les riverains des cours d'eau non domaniaux ont un droit d'usage sur l'eau, en même temps qu'ils sont propriétaires du lit,etc. Pour le reste, la loi renvoie aux « lois de police » réglant l'usage de l'eau .
Par contraste, le droit de l'environnement est particulièrement prolixe sur le sujet . Sa pièce fondamentale est la nomenclature des installations, ouvrages, travaux ou activités (dite « IOTA ») . Ce droit s'occupe également de la question de la pêche en eau douce et de la gestion des ressources piscicoles , ainsi que de multiples détails réglementaires – comme la pollution par les rejets des navires ou l'établissement pour la gestion de l'eau du marais poitevin. Pour autant, les questions essentielles qui lui échappent sont pléthore, et le droit de l'environnement doit se concilier avec le Code général de la propriété des personnes publiques (pour les eaux domaniales), avec le Code de l'énergie (pour l'hydroélectricité), avec le Code rural et de la pêche maritime (pour les prélèvements agricoles), avec le Code de la santé publique (pour l'assainissement),etc. Cela relativise l'affirmation par le Code de l'environnement de sa vocation à s'occuper de la « gestion équilibrée et durable de la ressource en eau » , même s'il existe désormais une unique autorisation environnementale qui intègre certaines des prescriptions d'autres législations. à tout le moins, ce principe justifie que le droit de l'environnement soit le lieu d'élection de la planification en la matière, avec le schéma directeur d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) et le schéma d'aménagement et de gestion des eaux (SAGE). En principe, le règlement et la cartographie de ce dernier s'imposent aux opérations du régime IOTA . En outre, le SCoT, ou à défaut le PLU, doit être compatible avec les objectifs de protection du SAGE .
Toutes ces législations reposent néanmoins assez largement sur un ancien postulat, amené à être de plus en plus démenti : l'eau est abondante . Face à un risque de pénurie, le préfet peut toutefois édicter une suspension provisoire de l'usage de l'eau, selon une réponse graduée . Au niveau maximum, dit de « crise », l'usage est restreint aux priorités (sécurité, santé, eau potable), avec interdiction des autres prélèvements, y compris tout ou partie de ceux réalisés à des fins agricoles .
Lors de l'été 2022, plus de 1 000 communes ont dû prendre des mesures exceptionnelles pour assurer la continuité du service en eau potable sur tout ou partie de leur territoire : 343 communes ont eu recours au transport d'eau par camion, 196 ont distribué des bouteilles, 271 ont bénéficié de l'aide de voisins via des interconnexions de secours . Ces solutions d'urgence sont toutefois très coûteuses pour les finances publiques, et impossibles à assumer sur le long terme. Par exemple, Le Bouchet-Saint-Nicolas, commune de Haute-Loire connue des randonneurs pour être une étape du « chemin de Stevenson », s'est retrouvé privé d'une de ses deux sources par la sécheresse, en 2022 : le prix de la « solution d'urgence » (potabiliser l'eau du lac volcanique à proximité) a été de 60 000 € pour ce village de 350 habitants.

Un risque croissant de rareté ?

S'agissant de la ressource en eau, il convient de distinguer prélèvement et consommation.

Les prélèvements correspondent à l'eau douce extraite de sources souterraines ou de surface, pour
les besoins des activités humaines, mais ensuite restituée au milieu naturel. En France, les
prélèvements annuels sont de 33 milliards de mètres cubes, dont 80 % dans les eaux de surface : 51 %
pour le refroidissement des centrales électriques, 16 % pour les canaux de navigation, 16 % pour la
production d'eau potable, 9 % pour l'agriculture, 8 % pour l'industrie et les autres activités.

La consommation se distingue du prélèvement par le fait que l'eau n'est pas restituée : elle est
évaporée ou incorporée dans le sol. Pour la France, cela représente 4,1 milliards de mètres cubes
annuels : 58 % pour l'agriculture, 26 % pour l'approvisionnement en eau potable, 12 % pour le
refroidissement des centrales, 4 % pour les usages industriels.

Les chiffres précédents sont à mettre en lien avec le renouvellement de l'eau sur le territoire
métropolitain, par les précipitations et par les fleuves et rivières des territoires voisins : 210
milliards de mètres cubes par an

! Il ne faut toutefois pas s'abuser à partir de ces chiffres globaux. La ressource en eau est
l'objet de tensions dans l'espace et dans le temps. Dans le temps, 88 % de l'eau douce renouvelable
est apportée à l'automne et en hiver, alors que 60 % des consommations d'eau ont lieu en été. Dans
l'espace, le risque de sécheresse est plus élevé dans la région méditerranéenne ainsi que dans
l'Ouest. Mais le plus difficile à appréhender est l'effet du réchauffement climatique sur l'avenir

.

L'écosystème peut être résilient après une année catastrophique : par exemple la grave sécheresse
de 1976, causée par un événement climatique dit « El Niñ;o », qui avait provoqué une crise agricole
avec un déficit de pluie de 46 % au printemps

. La situation devient plus grave quand la sécheresse perdure ou se renouvelle. Les services
météorologiques emploient différents termes techniques pour désigner les records de chaleur, chacun
avec sa propre définition : canicule, vague de chaleur, dôme de chaleur, plume de chaleur, <em>
etc</em>. Une vague de chaleur, par exemple, signifie que l'indicateur thermique national est
supérieur pendant plus d'un jour à 25,3 °C, ou supérieur à 23,4 °C pendant au moins trois jours.
Selon Météo-France, avant 1989, il y avait en moyenne une vague de chaleur tous les cinq ans ;
depuis l'an 2000, il y en a une tous les ans. Cette récurrence d'épisodes chauds a ensuite des
conséquences sur la « sécheresse », même s'il faut bien distinguer sécheresse météorologique (manque
de pluie), sécheresse agricole (manque d'eau dans les sols) et sécheresse hydrologique (lacs,
rivières et nappes affectés). En tout cas, signe d'une évolution défavorable : 75 % des nappes
phréatiques françaises étaient en dessous de la normale en mars 2023, contre seulement 56 % en mars
2022

.

Finalement, le plus intéressant à observer, car le plus immédiat et le plus concret, est le sort
de l'Espagne, en voie d'aridification, voire de désertification pour l'essentiel de son territoire,
à force d'accumuler records de températures et de sécheresse

. Son sort est d'autant plus scruté par les observateurs que parmi les autres pays du pourtour
méditerranéen, l'Espagne a acquis la réputation de « potager de l'Europe ». Dans tous les cas, sa
capacité d'adaptation – ou bien son échec – sera riche d'enseignements.

– Les stratégies d'adaptation. – La raréfaction oblige à une forme d'organisation plus rigoureuse. Sur ce plan, le rôle de l'état-stratège est évidemment essentiel. Les idées ne manquent pas pour inciter à la sobriété de la consommation : par exemple, la mise en place d'une tarification de l'eau variable en fonction des saisons , la réutilisation des eaux usées traitées , la mise en place d'une tarification progressive pour amener les gros consommateurs à réduire leurs prélèvements ,etc. Surtout, l'arbitrage des conflits potentiels autour de la ressource doit impliquer une forme de concertation entre les usagers. C'est la raison d'être des projets de territoire pour la gestion de l'eau (PTGE), dont l'objectif est d'équilibrer sur la durée besoins et ressources en eau, en impliquant les usagers sous la coordination du préfet .
L'anticipation ne peut incomber aux seuls « décideurs » ; elle est aussi le fait des individus. L'exemple topique de cette attitude est l'installation d'une citerne pour récupérer l'eau de pluie : 1 millimètre d'eau de pluie sur une surface de un mètre carré permet d'obtenir un litre. Les magasins de bricolage indiquent des ventes pour cet équipement, en 2023, de trois à cinq fois supérieures aux années précédentes. Sur le plan du droit, le propriétaire du fonds peut s'approprier l'eau de pluie qui y tombe . Sur le plan sanitaire, l'usage qu'il est possible d'en faire est réglementé . Mais un particulier peut se servir de cette eau pour arroser son jardin, laver son logement ou alimenter ses toilettes et la machine à laver le linge (une déclaration doit toutefois être faite en mairie si l'eau est évacuée par le réseau d'assainissement communal). Avec cette même eau, l'agriculteur a le droit d'irriguer ses terres, abreuver ses bêtes ou nettoyer ses locaux .
Sur le plan de l'urbanisme, l'installation d'un ouvrage pour ce faire est de droit : en effet, nonobstant les règles relatives à l'aspect extérieur des constructions des plans locaux d'urbanisme, des plans d'occupation des sols, des plans d'aménagement de zone et des règlements des lotissements, le permis de construire ou d'aménager ou la décision prise sur une déclaration préalable ne peut s'opposer à l'installation de dispositifs favorisant la retenue des eaux pluviales . En revanche, ce texte n'a pas pour effet d'écarter l'application des dispositions du plan local d'urbanisme relatives à l'aspect extérieur des constructions imposant la bonne intégration des projets dans le bâti existant et le milieu environnant .

Les réserves de substitution, dites « méga-bassines »

Passée une certaine taille de retenue d'eau, le droit de l'environnement retrouve son empire. Il y
aurait au moins une centaine de projets, en France, de grandes retenues destinées à stocker l'eau
afin d'irriguer les cultures au printemps et en été. Ces réserves sont considérées comme le mode le
plus satisfaisant de sécurisation de l'eau par l'Inspection générale de l'environnement et du
développement durable (IGEDD)

.

L'un de ces projets a particulièrement fait l'actualité : la « méga-bassine » de Sainte-Soline,
dans les Deux-Sèvres. Il faut imaginer une gigantesque réserve d'eau, profonde de plusieurs mètres,
avec un sol recouvert d'une bâche étanche, où l'eau est stockée à ciel ouvert. Celle de
Sainte-Soline a une taille d'environ dix hectares. S'agissant d'un plan d'eau de plus de trois
hectares, le projet relève de l'autorisation environnementale au titre de la législation IOTA

. Le projet relève d'autant plus du régime IOTA que le bassin n'est pas seulement alimenté par de
l'eau de pluie : l'eau provient surtout d'un pompage dans les nappes en période hivernale. Sur le
principe, le prélèvement de plus de 200 000 mètres cubes par an relève, là encore, de l'autorisation
environnementale

.

Après environ six années de procédure, le tribunal administratif de Poitiers a rejeté les recours
contre l'autorisation préfectorale délivrée. En effet, selon le BRGM, auteur de l'étude d'impact, le
système ne nuirait pas au niveau des nappes

. Et la Chambre d'agriculture des Deux-Sèvres considère l'idée avec faveur, à partir de l'expérience
du bassin de la Sèvre Niortaise Marais-Poitevin, déjà en service

.

Ces analyses favorables négligent toutefois certains aspects et, notamment, raisonnent à partir de
l'hydrologie actuelle sans modéliser les modifications que le réchauffement pourrait apporter

.

L'Espagne, là encore, est riche d'enseignements, puisqu'elle a usé du système depuis un certain
temps déjà, et à très grande échelle. Or, le système semble désormais à bout de souffle, avec des
retenues à sec car la consommation ne s'est pas adaptée au volume disponible

. En effet, la « méga-bassine » ne règle aucun problème si elle n'est pas associée à une gouvernance
efficace, capable de gérer la pénurie et d'imposer la sobriété en cas de nécessité. Aussi, sans
surprise, le même tribunal administratif de Poitiers vient-il d'annuler deux autorisations
préfectorales, pour quinze réserves de substitution en Charente et dans les Deux-Sèvres, considérant
les projets surdimensionnés, avec une architecture d'ensemble reposant sur une hydrologie mesurée il
y a plus de vingt ans, sans anticipation des effets probables du réchauffement climatique

.