La liberté de création des droits réels

La liberté de création des droits réels

– Le rejet du – numerus clausus . –La doctrine traditionnelle interprète l'article 544 du Code civil – la définition de la propriété – dans un sens où le propriétaire serait comme un souverain sur son territoire . Dans cette conception, toute limitation de ses prérogatives serait comme une expropriation partielle. Dans cet esprit, l'article 543 du Code civil, qui est une annonce de plan précisant qu'on peut avoir sur les biens soit un droit de propriété, soit un droit de jouissance, soit une servitude, a été compris comme instituant une liste limitative ; un numerus clausus des droits réels .
Pour une part croissante de la doctrine, le changement de perspective est à peu près complet. Le propriétaire ne se définit plus par l'étendue de ses prérogatives, mais par la vocation à reconstituer sur sa tête l'ensemble des utilités de la chose . C'est une expérience que tout notaire pratiquant le droit de la famille a pu éprouver : dans le cadre d'une donation avec réserve d'usufruit et stipulation d'une interdiction d'aliéner du vivant des donateurs, les enfants donataires n'ont temporairement ni usus, ni fructus, ni abusus... alors qu'ils sont pourtant bien les propriétaires. Aussi, pour la doctrine contemporaine, la compréhension de la matière ne part plus d'une étude des droits réels dont la propriété serait l'étalon supposé, mais d'une étude des choses elles-mêmes, matérielles ou immatérielles, dont les utilités peuvent être réparties et décomposées entre plusieurs bénéficiaires .
De toute façon, la question du numerus clausus ne fait plus débat désormais . L'arrêt Caquelard du 13 février 1834 décidait déjà « qu'aucune loi n'exclut les diverses modifications et décompositions dont le droit ordinaire de propriété est susceptible » . Mais sa portée avait pu être relativisée. Or, son principe a été renouvelé, de manière remarquée, avec l'arrêt Maison de Poésie rendu le 31 octobre 2012 – concernant la possibilité d'un droit réel de jouissance spéciale, inconnu du Code civil . La motivation de la décision est un rejet de principe du numerus clausus .
– Une innovation par imitation. – Toute la difficulté, une fois acté le rejet du numerus clausus, est qu'il n'existe rien d'explicite sur un éventuel droit commun des droits réels, à quelques exceptions près ; en tout cas rien d'approchant la théorie générale du contrat en droit des obligations . Aussi, quand on étudie la jurisprudence, on peut constater que celle-ci, quand elle admet un droit réel nouveau, ne s'éloigne jamais vraiment des modèles admis : servitude, usufruit, superficie, emphytéose,etc. Un cas exemplaire de cette tendance est un arrêt rendu en matière de remembrement (ou plutôt « aménagement foncier agricole et forestier » dans la nouvelle terminologie). En matière de remembrement, la règle est simple : tous les droits réels sont reportés sur le nouveau bien reçu en attribution. Un seul droit fait exception, pour des raisons évidentes : la servitude demeure à son emplacement initial et continue de grever le même fonds . L'espèce concernait un « droit de seconde herbe » (là encore, un ancien commun consistant en un droit de pâturage au profit du troupeau du village). En l'absence de fonds dominant, la Cour de cassation estime qu'il s'agit d'un droit réel sui generis et non d'une servitude ; et pourtant, dans le contexte du remembrement, la charge est maintenue au même endroit, comme s'il s'agissait, sous un vocabulaire trompeur, d'admettre une servitude sans contredire ouvertement les règles qui la régissent .
Et l'on peut en dire autant des autres droits réels sui generis admis plus ou moins récemment par la jurisprudence, avec à chaque fois les mêmes ressemblances et les mêmes dénégations. Le droit réel de jouissance spéciale ressemble beaucoup à l'usufruit, mais s'en distingue par sa durée dérogatoire quand il profite à une personne morale . La jouissance exclusive sur parties communes a de nombreuses similitudes de régime avec la superficie, sauf que le titulaire n'a pas un droit de propriété et qu'il n'a pas le droit de construire . Nombre de droits réels sui generis ressemblent à des servitudes, à la différence qu'ils n'ont pas de fonds dominant . Il n'y a qu'un modèle de droits réels sui generis qui se démarque vraiment par son originalité, mais son emploi semble désormais devenu un peu désuet : le « domaine utile », concept issu du droit médiéval pour désigner la propriété « superposée » (par opposition au « domaine éminent », du seul et véritable propriétaire) . La qualification de « domaine utile » était naguère utilisée par la jurisprudence pour qualifier le droit de l'emphytéote . Cette qualification intervenait à une époque où les juristes étaient convaincus que ce type de bail pouvait encore se conclure, alors que le Code civil et le Code rural étaient muets à son propos – il faudra attendre une loi de 1902 pour que le législateur répare son oubli . En tout cas la notion éclaire l'arrêt Caquelard, puisque la « décomposition » de la propriété que mentionne cet arrêt doit se lire au regard des conclusions de l'avocat général, qui fait référence au système des propriétés « superposées » des étangs de la Dombes, assec et évolage. La Révolution a aboli la féodalité, mais les concepts de l'Ancien droit n'ont jamais été supprimés en tant que tels . Simplement, la généralisation de la propriété individuelle a fait croire abrogé ce qui n'était que désuet .
– Une liberté relative. – De l'absence de numerus clausus, il ne faut pourtant pas conclure à une complète liberté de création des droits réels . Tout d'abord, il ne semble pas possible de créer des sûretés nouvelles : significativement, quand par suite d'un conflit mobile le droit français doit conna ître d'une sûreté de droit étranger sur un meuble désormais situé en France et que celle-ci est inédite en droit interne, la jurisprudence lui dénie tout effet et ne cherche pas à l'admettre en tant que droit réel sui generis . Il résulte également des jurisprudences constitutionnelle et européenne qu'un droit réel ne doit pas conduire à une expropriation de fait . Raison pour laquelle un usufruit ou un bail ne peut être perpétuel. Raison encore pour laquelle les juges refusent – hors volume ou superficie – le droit réel réalisant un empiètement perpétuel . Enfin, il existe un dernier principe, en filigrane dans les articles 530 et 686 du Code civil : l'interdiction désormais de constituer une rente foncière ou tout autre mécanisme apparenté . Dit autrement, il n'est pas possible de créer une dette de payer une somme d'argent, dont le débiteur le serait ès qualités de propriétaire : si l'immeuble est aliéné, la dette du propriétaire est personnelle ; elle ne se transmet pas passivement avec l'immeuble . C'est ainsi, pour prendre un exemple en rapport avec le propos, que les juges ont refusé le droit réel qui imposerait au propriétaire de produire et de fournir de l'électricité hydraulique à son voisin – le contraire ne serait pas loin de la corvée féodale .
– La possibilité de multiplier les affectations superposées. – Pour saisir le champ des possibles, il convient de bien distinguer la propriété des autres droits réels. Ces derniers ne sont rien d'autre que des affectations, protégées en tant que situations juridiques . Un exemple sera plus évocateur qu'une longue démonstration : un propriétaire négocie une servitude d'aqueduc au profit de son fonds ; en contrepartie, son voisin exige qu'il grève son bien d'une servitude interdisant d'abattre les arbres qui s'y situent ; le même propriétaire du départ consent ensuite une emphytéose, donnant à bail le terrain alimenté par l'aqueduc ; l'emphytéote construit un bassin sur le bien loué afin de stocker l'eau pour alimenter ses cultures ; la construction est financée par un prêt bancaire, garanti par l'hypothèque du droit réel de l'emphytéote ; un fermier voisin, qui ne possède aucun terrain, mais qui aimerait pouvoir user de l'eau du bassin, négocie un droit réel de jouissance spéciale pour ce faire, dans la limite de la durée de l'emphytéose . Impossibilité logique pour la doctrine classique en droit des biens ; hypothèse tout ce qu'il y a de plus normale pour un notaire. Il en ressort que les droits réels ne sont pas des droits subjectifs démembrés de la propriété, mais des « affectations superposées » (ce qui est plus parlant que l'expression « propriétés superposées » employée précédemment). On entrevoit également, au passage, avec cet exemple, la portée environnementale du droit réel sui generis , de la servitude , ou du droit réel de jouissance spéciale .
Cette manière de comprendre le droit des biens permet de faire un parallèle avec la propriété publique. En effet, l'affectation à une utilité publique reste en dernière analyse le critère du domaine public, et le Code général de la propriété des personnes publiques envisage la possibilité de superpositions d'affectations sur un immeuble du domaine public . Là encore, cependant, l'analyse doctrinale ne cadre pas complètement avec le droit positif, car l'approche moderne a construit la propriété publique comme le droit subjectif d'un état-propriétaire qui, dans la limite du possible, cherche à valoriser économiquement son bien . Or, si l'on revient à Proudhon, l'auteur qui le premier théorise la distinction du domaine public et du domaine privé, la conception était fort différente : le domaine public est composé de biens qui n'appartiennent à personne, dont l'usage est à tous, et dont l'état est uniquement le gardien . C'est le double sens de res publica en droit romain : tout à la fois la chose publique (le bien à l'usage de tous les citoyens) et le gouvernement (la « république »).
Les communs font partie de la même structure, mais pour des choses communes et non des choses publiques, raison pour laquelle ils relèvent entièrement du droit privé . Un « commun », fondamentalement, est un bien dont la propriété est indifférente, dont l'usage est commun, et qui est doté d'une gouvernance pour sa gestion. En sciences sociales, Elinor Ostrom, lauréate en 2009 du prix Nobel d'économie, a particulièrement renouvelé la question des communs : c'est en effet la gouvernance efficiente qui permet d'éviter la « tragédie des communs », c'est-à-dire la surexploitation et la déprédation du bien public, livré à l'égoïsme de chacun .
Des montages simples à base de servitude ou de droit réel peuvent suffire s'il s'agit de partager l'eau d'une citerne entre deux voisins ou de sanctuariser le caractère naturel d'une zone. Pour le partage de l'énergie, comme on l'a vu précédemment, il y a des questions d'échelle qui font que les projets d'envergure sont bien plus efficients que les solutions individuelles . En matière d'éoliennes, le montage usuel est qu'un professionnel, derrière une société commerciale, loue par bail emphytéotique à un propriétaire privé l'emplacement où installer l'édifice . Mais plus on cherche à en implanter, plus la résistance parmi la population se fait importante.
Sur la base des développements qui précèdent, on peut imaginer un montage original pour l'implantation d'éoliennes, dont le mérite est d'impliquer la population locale : la transformation d'un bien en « commun », sur le modèle de la jurisprudence Ville de Paris précitée, par convention entre la municipalité et le propriétaire du terrain, affectant le bien à l'usage du voisinage et confiant l'exploitation du bien à un gestionnaire ad hoc – par exemple une coopérative composée des locaux et servant de personne morale organisatrice (PMO). L'article 542 du Code civil (« Les biens communaux sont ceux à la propriété ou au produit desquels les habitants d'une ou plusieurs communes ont un droit acquis ») a, à l'époque du changement climatique, le même potentiel que l'article 1384 du même code sur la responsabilité du fait des choses, au temps du machinisme .

Burdignes, « un village dans le vent »

Burdignes est un village du sud du département de la Loire, dans le parc régional du Pilat. Ce
village est destiné à recevoir un parc de dix grandes éoliennes. Les vents y ont été mesurés à 7,52
m/s de vitesse moyenne, à 70 mètres de hauteur, sur deux ans ; ce qui fait espérer une production
annuelle de 66 GWh pour une puissance installée de 30 MW. Dit plus simplement, le champ d'éoliennes
est susceptible, en théorie, de produire l'électricité domestique de la moitié de la population du
parc régional. Ce projet, dont l'idée remonte à 2009, subit les retards habituels en pareille
matière : étude initiale de développement de l'éolien en 2009, autorisation préfectorale en 2018,
rejet du recours par le tribunal administratif en 2020, confirmation en appel en 2023 ; de sorte que
rien de concret n'existe encore.

Le projet n'en reste pas moins intéressant par sa dynamique, qui laisse présager ce que pourraient
être des « communs » modernes – ici pour la question stratégique de l'énergie. En effet, le projet
est conduit par une SAS à l'actionnariat « participatif » : la moitié détenue par un professionnel
de l'éolien, un quart par une société d'économie mixte représentant les collectivités locales, un
quart de citoyens et d'associations. La participation reste toutefois symbolique car, en phase
opérationnelle, après augmentation de capital, la participation des deux derniers est destinée à
être diluée au profit du premier. En tout cas, le montage n'a pas été suffisant pour éviter les
recours – pas plus, d'ailleurs, que la menace de dommages et intérêts pour « recours abusif ». Il
est incontestable que l'éolienne porte atteinte au voisinage : pollution visuelle, risques
d'incendie, modification des sols (il faut imaginer la taille du socle béton enterré sous le mât,
et la voirie à créer pour emmener les éléments à installer). Or, du côté des voisins immédiats, le
bénéfice à retirer est essentiellement la satisfaction morale de participer à la transition
énergétique ; ceux-ci ne sont pas intéressés financièrement aux profits de l'opération, et ils sont
déjà desservis par le réseau électrique national.

Là encore, le conflit est une illustration du phénomène « NIMBY », abréviation de <em>not in my
backyard
</em> (« pas dans mon jardin »), soit la situation où les personnes tirent profit de la technologie
moderne, mais ne veulent pas dans leur voisinage les nuisances corrélatives

.

La forêt et le réchauffement climatique

La forêt française couvre 31 % du territoire français, et appartient aux trois quarts à des
propriétaires privés (l'autre quart étant des forêts domaniales et des forêts communales, pour
l'essentiel). Or, la forêt française se dégrade : la mortalité des arbres a augmenté de 80 % en dix
ans

. La cause est la prolifération des insectes nuisibles, la baisse des précipitations et le
réchauffement climatique

. La surface touchée par le dépérissement est équivalente au cumul des feux de forêt des trente-cinq
dernières années. En conséquence de quoi, la capacité de la forêt à stocker du CO<sub>2</sub> a
sérieusement diminué

.

Les aspects juridiques de la forêt ont été traités par la 2<sup>e</sup> commission du 114<sup>e</sup> Congrès
des notaires : il convient de renvoyer à son rapport, toujours d'actualité

. L'ensemble de la matière peut se résumer au constat suivant : pour compenser la faible part de
forêt en gestion durable (18 % de la forêt seulement fait l'objet d'un plan simple de gestion), le
droit a multiplié droits de préférence et droits de préemption, dans l'espoir de regrouper la
propriété des forêts (actuellement émiettée entre 3,3 millions de propriétaires)

. Ce qui conduit à un millefeuille à neuf étages d'empilement de droits de préférence et de droits
de préemption

. Au vu de la faible fréquence des mutations, le système est voué à l'échec. Ce qui n'empêche pas le
législateur de rajouter, depuis peu, un dixième étage et un nouveau droit de préemption pour la
commune, en cas de vente d'un bois dans le périmètre d'un plan de protection des forêts contre les
incendies, si les parcelles forestières vendues ne sont pas soumises à un document de gestion
durable

.

La solution n'est certainement pas dans un illusoire regroupement de propriétés, d'autant qu'il
faut compter avec les biens non délimités et les propriétaires dont les successions n'ont jamais été
réglées. Si l'on veut organiser la forêt de manière durable, il faut pouvoir dissocier le droit de
propriété de la gestion de la ressource. Le modèle consommé d'un « commun » contemporain est le
système des associations communales de chasse agréées (ACCA), issu de la loi dite « Verdeille »

. L'ACCA permet, sous certaines conditions, de rendre collectif le droit de chasser normalement
attaché au droit de propriété

. Le système initial fut condamné par la Cour européenne des droits de l'homme, notamment pour
atteinte au droit de propriété

. Aussi désormais, sous condition, un opposant à la chasse peut obtenir le retrait de sa propriété
de l'ACCA. Il n'empêche que le système a l'avantage de pouvoir fonctionner en cas de silence ou
d'absence des propriétaires, afin de gérer en commun cette ressource, <em>res nullius</em>, qu'est
le gibier

. Et un tel système gagnerait à inspirer le législateur en matière de forêts, plutôt que multiplier
inutilement les droits de préemption.