Une regrettable controverse

Une regrettable controverse

– Premier bilan. – Il n'entre pas dans notre propos de dresser un bilan détaillé des premières années d'application du mandat de protection future. À cet égard, le lecteur trouvera l'essentiel sur l'extension web proposée ci-dessous. Le sentiment général est celui d'un faible engouement. Encore ne peut-il s'agir que d'une impression, car la réalité est rendue indiscernable par un défaut majeur de l'institution, que le législateur serait bien avisé de corriger : l'absence d'enregistrement de la conclusion des mandats de protection future dans un registre officiel. En l'état actuel de la réglementation, seule est en effet répertoriée leur activation.
Voir à ce sujet l'article de Frédérique Perrotin sur Lextenso Actu-Juridique.fr :
Accès direct vers le rapport complet de la mission Caron Déglise :

Le mandat de protection future : une institution pleine d'intérêt, mais qui peine à trouver sa place

1. On peut s'étonner de constater que l'unique mesure d'anticipation complète de l'incapacité ne rencontre, en France, qu'un succès d'estime, alors même que :
  • elle était attendue de tous depuis longtemps, spécialement ceux touchés par le handicap parmi leurs proches ;
  • elle est offerte comme un espace de liberté conventionnelle, à la seule condition de prendre soin de s'attacher les conseils d'un professionnel responsable (soit le notaire pour la version totale du mandat, soit un avocat pour contresigner sa version centrée sur les actes d'administration) ; monopoles d'intervention qui n'ont rien de choquant ni de surprenant, vu l'importance des enjeux et la nécessité d'être parfaitement éclairé pour agir en conscience ;
  • elle est issue de l'observation de modèles et d'exemples étrangers qui eux, fonctionnent de façon très dynamique dans leur pays de conception.
2. Certes, l'essor n'est pas le même qu'ailleurs, notamment si l'on considère les cas par exemple de la Belgique ou de Québec. Et ceci sans doute pour les raisons que nous évoquerons ci-dessous. Mais là encore, il est bon de relire notre confrère Jacques Combret pour remettre toutefois les choses en perspective. Ce dernier observait en effet en 2017, à l'occasion du dixième anniversaire de la réforme du droit des personnes vulnérables, qu'il n'était pas crédible de parler de succès ou d'insuccès, aucune statistique fiable n'existant alors ; et c'est toujours le cas ! En effet, malgré la décision formelle prise au cœur de la loi du 28 décembre 2015 d'organiser un fichier central des mandats de protection future signés mais non activés, le décret auquel fut alors renvoyée la mise en œuvre n'existe toujours pas…
3. Les seuls chiffres publiés émanent de la mission sur l'évolution de la protection juridique des personnes, présidée par Mme Anne Caron Déglise et qui fit grand bruit, lorsqu'elle a rendu son rapport le 21 septembre 2018 à la ministre des Solidarités et de la Santé et à la ministre de la Justice. Chiffres qui remontent donc déjà à un certain nombre d'années. Mais qui, surtout, ne sont relatifs qu'au nombre total de mandats de protection future en cours d'exécution, en indiquant qu'il ne s'élève qu'a 4 600, et progresse lentement : « Les statistiques du ministère de la Justice, difficiles a établir en l'absence de publicité [nous soulignons], semblent attester seulement d'une lente progression : 140 mandats mis en œuvre en 2009, 968 en 2016, la majorité sous forme notariée ». Il faut sans doute se féliciter s'il n'y a que peu de mandats activés immédiatement après leur conclusion ; cela peut en effet signifier que leurs auteurs font preuve d'une saine anticipation, et évitent ainsi la zone grise qui contaminerait la signature in extremis d'un mandat.
4. Pour autant, l'absence de publicité des mandats de protection future ne cesse d'être critiquée. L'ensemble des praticiens, notamment notaires et magistrats, ont alerté les pouvoirs publics sur les dangers d'une telle lacune, car si le juge doit faire prévaloir le mandat sur toute autre mesure, et donc vérifier qu'aucun mandat ne préexiste avant de prononcer d'autres mesures, encore faut-il qu'il ait les moyens de cette vérification, autrement que par les déclarations des proches, lesquelles peuvent être volontairement ou involontairement lacunaires.
5. De plus, le risque n'est pas inexistant de voir un mandant, éventuellement dans un intervalle de lucidité, réaliser un acte sur tel ou tel poste de son patrimoine ou phase de sa vie, alors que le mandataire en aura également réalisé un de son côté, potentiellement contradictoire et à des conditions différentes. Il en découle une insécurité juridique pour les tiers, qui donne un goût d'inachevé à une mesure pourtant conçue et assumée comme révolutionnaire et porteuse de nombreux espoirs.
6. Ainsi « alerté sur l'une des faiblesses majeures du mandat de protection future », le législateur a réagi à l'occasion de la loi no 2015-1776 du 28 décembre 2015 relative à l'adaptation de la société au vieillissement : un article 477-1 nouveau du Code civil énonce en effet depuis lors que : « Le mandat de protection future est publié par une inscription sur un registre spécial dont les modalités et l'accès sont réglés par décret en Conseil d'État ». Le garde des Sceaux de l'époque ayant confirmé quelques mois plus tard, au sujet dudit décret, qu'il était « actuellement en cours d'élaboration et sera publié d'ici l'été. Ces dispositions contribueront à assurer la sécurité juridique de ce dispositif, en permettant aux professionnels du droit d'avoir connaissance de l'expression de volonté du mandant et ainsi d'éviter le prononcé d'une mesure de protection judiciaire ». Près de huit ans plus tard, rien n'est encore advenu, et c'est bien regrettable. Car il y a là un frein mis à l'accès à ce dispositif. On ose donc espérer l'institution très prochaine d'un répertoire qui ne fasse pas que recenser les seuls mandats activés, mais qui organise tout autant la publicité des mandats simplement conclus. Le notariat ayant plusieurs fois proposé son expertise en matière de tenue et d'alimentation de fichiers numérisés, la mise en place de celui-ci pourrait rapidement s'effectuer et à coût nul pour l'État, pour le plus grand bénéfice des justiciables et des juridictions.
7. Avec nos confrères Pierre Tarrade et Pierre-Jean Meyssan, on se prend même à rêver que l'on puisse d'emblée profiter d'un registre connecté international : « Oui. Nous l'avons proposé au congrès de Bruxelles en 2019. À l'époque, nous parlions du mandat de protection future, ou mandat d'inaptitude. Il existait déjà en France, et le Code civil indiquait qu'un fichier allait être créé, mais ce n'était pas fait. (...). C'est exactement le même système que le fichier des testaments, dont l'utilité n'est plus à prouver ! Quelles sont les embûches à la création de ce fichier, donc à cette harmonisation européenne ? J'en vois peu ! Éventuellement une certaine susceptibilité des États, qui tiennent à leur souveraineté, mais c'est un faux problème. La création de règles communes donnerait des compétences soit à la loi du pays, soit à celle de la juridiction, mais nous avons tous à peu près les mêmes règles en Europe. Autre point d'achoppement, la protection des données, et là encore nous avons su gérer cette problématique pour le fichier des testaments. En réalité, le sujet est que la France est en retard sur son propre fichier national, il est donc difficile d'envisager une interconnexion ! En effet, le mandat de protection future existe, mais il n'est pas assez connu ni utilisé, et nous attendons toujours le décret d'application sur le fichier. Dans ce contexte, autant d'ores et déjà imaginer des mesures supplémentaires pour en préparer l'exportation ».
8. Jacques Combret insistait aussi à juste titre sur le temps nécessaire à l'incubation, ou plutôt la maturation et l'appropriation, dans la pratique et les mœurs, de toute réforme aussi profonde que celle du 5 mars 2007, et d'un outil aussi inédit que le mandat de protection future. Même si ce temps long paraît difficilement supportable dans un monde contemporain inondé par la frénésie d'actualité médiatique et déshérité de patience.
9. Cela étant, le mandat de protection future ne trouve pas suffisamment ses apôtres parmi les notaires eux-mêmes. Nous devrions pourtant être les premiers à promouvoir cet instrument d'anticipation, comme nous le faisons sans difficulté ni réticence pour tout ce qui concerne l'anticipation du décès (dispositions testamentaires, donations au dernier vivant, avantages matrimoniaux, etc.). Il s'agit d'un instrument où la liberté rédactionnelle est immense (trop peut-être, par rapport aux habitudes générées par une législation très poussée dans l'encadrement, au cours des dernières décennies), et dont la version la plus aboutie, la seule efficace en fait, est mise entre les mains du notaire : quel vecteur rêvé pour conserver ou reconquérir une image, et surtout un rôle réel et récurrent, de conseil familial irremplaçable ! Certes, la responsabilité est à l'avenant, tout comme l'énergie à développer pour concevoir au cas par cas des conventions ciselées et personnalisées. Mais c'est aussi renouer avec le cœur du métier de notaire, qui consiste à sculpter avec soin un accompagnement intime et pérenne, trop souvent devenu accessoire du fait d'un certain ensevelissement sous de multiples tâches administratives ponctuelles. Dès lors, par quoi la plume et le sceau des notaires sont-ils retenus quant aux mandats de protection future ?
10. Les notaires n'ont pas peur de la responsabilité, puisqu'ils assument la lourdeur de leurs obligations professionnelles au quotidien, avec le devoir d'efficacité qui s'applique à toutes leurs opérations. Mais la rémunération de cette mission devrait être plus en adéquation avec la charge de travail que son accomplissement implique. Sur ces sujets, dans un article déjà cité, notre confrère Pierre-Jean Meyssan indiquait, à propos du mandat de protection future : « Le notariat n'en fait pas suffisamment la promotion, car il considère ne pas avoir les moyens d'en assurer le contrôle de gestion. Aujourd'hui, de nombreux actes ont été transférés du bureau du juge à l'office du notaire, à raison, mais à moindre coût. Par exemple, le dépôt d'une convention de divorce par consentement mutuel ne rapporte presque rien au notaire. Ce n'est pas grave, car l'acte est en général peu chronophage. En revanche, l'ouverture d'un mandat de protection future, avec ses arbitrages patrimoniaux, est une autre affaire. Le temps et la responsabilité engagés par le notaire devraient être rémunérés ».
Au-delà de ce problème purement statistique, quoique porteur de conséquences juridiques, une controverse est apparue quant à l'application de l'article 426 du Code civil à l'arbitrage du logement par un mandataire de protection future. Nous allons étudier l'origine (§ I), les effets (§ II), ainsi que la portée de cette controverse (§ III).

Origine de la controverse

Malgré la clarté, déjà soulignée, des propos du législateur, une doctrine aujourd'hui majoritaire fait application au mandat de protection future des articles 426 et 427 du Code civil. Il en découle que le mandataire de protection future ne peut, sans l'autorisation du juge des contentieux de la protection, ni ouvrir ou clôturer de comptes et livrets au nom du majeur vulnérable, ni vendre ou donner à bail le logement de la personne protégée.

Effets de la controverse

Ce point de vue rigoriste, apparu dans les années qui suivirent l'entrée en vigueur de la loi de 2007, est venu percuter le mandat de protection future au moment même où il prenait son envol. Avoir ainsi voulu relier ce que le législateur avait d'évidence voulu délier nous semble constituer l'une des entraves majeures au développement de l'institution. L'Assemblée de liaison des notaires de France a abordé le sujet au cours de sa 64e session tenue en décembre 2013, et consacrée à « l'accessibilité et la rationalisation du service public notarial ». Ses rapporteurs déplorèrent les effets de la controverse, soulignant que si pour la doctrine la réponse se trouverait dans le temps qui passe, grâce à la jurisprudence qui ne manquerait pas un jour de se forger, le praticien, lui, « prudent à regret car soucieux que son acte ne soit pas source de jurisprudence, se rangera hélas le plus souvent à l'idée que l'article 426 s'applique au mandat de protection future » Et de conclure : « Pour celui qui possède comme seul bien immobilier sa résidence principale, ce symbole de déjudiciarisation a perdu de son charme ».

L'application de l'article 426 du Code civil dans le mandat de protection future, une précaution inutile ?

L'article 426 du Code civil imposant une autorisation judiciaire préalable à la vente du logement d'une personne protégée est-il applicable à un mandataire de protection future régulièrement investi du pouvoir d'accomplir cet acte ? Deux thèses s'affrontent, dont il convient d'exposer l'argumentation.

Thèse favorable à l'application de l'article 426

Les arguments présentés au soutien de cette thèse sont logiques, audibles et respectables. Hauser lui-même, l'un des artisans de la loi de 2007, attribuait à l'article 426 du Code civil une portée absolue, considérant qu'il devait s'imposer dans la mesure conventionnelle comme dans les mesures judiciaires. La même analyse a été faite par nombre d'autres auteurs et de praticiens. Ces opinions s'autorisent d'un argument de codification : positionné à la suite du chapitre « Des mesures de protection juridique des majeurs », l'article 426 est intégré à la section « Des dispositions générales », et de ce fait laisse à penser qu'il irrigue de ses effets toute la gamme des mesures, qu'elles soient judiciaires ou conventionnelles.

Thèse défavorable à l'application de l'article 426

Néanmoins, une autre partie de la doctrine formule une opinion contraire, au soutien de trois arguments.
La date de formation du contrat de mandat
Cet argument a été présenté en premier lieu par M. Massip, rappelant que le mandat de protection future se trouve, comme tout mandat, soumis aux règles du droit des obligations. C'est dès lors au moment du consentement qui donne naissance à la convention qu'il convient d'apprécier la capacité du mandant. Or à cet instant-là, le mandant dispose de toute sa capacité à agir. Il jouit donc de la pleine liberté de déléguer les pouvoirs de son choix, y compris sur son logement. On ne peut nier que la formation du mandat de protection future se soit opérée à la date de la signature des parties, mandant et mandataire, et non pas au jour où survient l'une des causes d'inaptitude citées à l'article 425 du Code civil. Celles-ci ne font que déclencher l'activation d'un dispositif construit avant elles. Elles ne forment, en réalité, qu'une condition suspensive affectant le contrat et qui, comme toute condition suspensive, en diffère les effets, sans en altérer la substance ni l'existence. C'est pourquoi dès lors, qu'au jour où le contrat a pris naissance les conditions normales de formation des obligations étaient réunies (capacité, consentement, objet), l'article 426 du Code civil n'a aucune vocation à s'appliquer.
La comparaison avec le mandat ordinaire à fin de vente
On a ajouté à ces considérations théoriques une remarque pratique frappée au sceau du bon sens. Le mandant majeur et maître de ses droits qui exprime son consentement par un simple acte sous seing privé dont il a fait certifier la signature en mairie peut valablement habiliter son représentant à vendre son logement. À l'inverse, lorsque ce même mandant a signé, devant notaire, un mandat de protection future, depuis activé, son représentant doit, avant d'accomplir le même acte, se munir d'une autorisation judiciaire. N'est-il pas paradoxal, en ce cas, que le mandant jouisse d'une moindre liberté que s'il avait délégué le même pouvoir au moyen d'un vulgaire document sous seing privé ?
La capacité maintenue du mandant
Le paradoxe est à son comble si l'on considère, au surplus, que, même après l'activation du mandat de protection future, ce mandant demeure capable et libre d'agir. Rappelons en effet que l'Exécutif s'est opposé à la thèse contraire, qu'avait suggérée le Conseil supérieur du notariat dans son rapport d'activité pour l'année 2014, préconisant de « considérer le mandat de protection future comme une véritable mesure de protection qui, une fois mise en œuvre, entraîne l'incapacité juridique de la personne concernée ». Reprise par un parlementaire dans une question posée au gouvernement courant 2016, cette suggestion fut écartée en ces termes : « Il n'est pas envisagé de remettre en cause le principe de capacité du bénéficiaire du mandat, les dispositions de l'article 488 du Code civil permettant au juge de rescinder pour simple lésion ou réduire en cas d'excès les actes passés et les engagements contractés par une personne faisant l'objet d'un mandat de protection future, assurant ainsi un équilibre entre la protection de la personne et le principe d'une capacité juridique qui reste maintenue ». Dès lors qu'il n'y a pas d'incapacité même après l'activation du mandat, il n'y a pas lieu à application de l'article 426, lequel ne concerne que le logement des majeurs « incapables ». Un auteur, des plus autorisés, ajoute à juste titre que « l'article 426 est destiné à ceux qui administrent les biens d'autrui ; la règle ne s'applique pas à l'intéressé lui-même ».

Portée de la controverse

« Si notre sort était fixé d'avance, à quoi serviraient nos précautions ? »
Solon
En préambule, on consultera les enseignements toujours passionnants fournis par les constats de l'Insee, ici publiés fin 2021 sur la cartographie des propriétaires de logements en France, et son évolution :
On peut lire également l'étude de l'Insee sur la composition des patrimoines, notamment du patrimoine immobilier, par tranches d'âge :
Selon l'Insee, au 15 novembre 2021, le nombre de Français propriétaires de leur logement stagne à un peu moins de 58 %. 24 % seulement de ces ménages sont multipropriétaires ; dans 76 % des cas, leur logement est leur seule propriété immobilière. Si l'on explique à cette partie de la population que, dans l'occurrence d'une vulnérabilité, le fait pour elle d'avoir fait acte d'anticipation par mandat ne la dispensera pas d'un parcours judiciaire s'il y a lieu d'arbitrer son logement, elle s'interrogera, fort logiquement, sur l'intérêt de s'engager dans une telle démarche. À quoi bon adopter un dispositif de déjudiciarisation s'il ne peut être appliqué à la composante essentielle du patrimoine ? S'agirait-il d'une sorte de produit de luxe, réservé à l'heureuse frange la mieux nantie des 24 % de multipropriétaires ? Et que faut-il augurer en termes de surcharge de nos tribunaux, malgré les innovations de la loi de 2007 ?