Un domaine (très) étendu aux contours (trop) flous

Un domaine (très) étendu aux contours (trop) flous

L'article 215 du Code civil recèle, en pratique, des pièges auxquels tout notaire a déjà été confronté.

L'absence de définition du « logement de la famille »

Alors que la notion de logement de la famille forge le socle de l'entier dispositif, elle ne connaît pourtant aucune définition précise. Le praticien le constate dans les hypothèses où les époux connaissent des divergences de vues, alors que c'est précisément dans ces contextes que l'outil devrait être maniable avec aisance, puisque dans les autres (lorsque tout va bien), il se révèle sans grande utilité.

Essai de bornage de la notion

– Tentative de définition. – L'expression « logement de la famille » recouvre une réalité matérielle, factuelle et variable. Pour vérifier si un local constitue la résidence familiale, il convient donc de s'assurer qu'au-delà d'une simple adresse, il s'agit en réalité d'un lieu où peuvent vivre un couple et ses enfants, traduisant le choix d'un mode de vie élu d'un commun accord. Choix le plus souvent tacite, « voulu en étant vécu ». C'est d'ailleurs en suivant cette ligne qu'une auteure, au demeurant praticienne, s'est risquée à une définition, indiquant que l'on pourrait résumer le logement familial « au lieu où se concrétise la communauté de vie, au lieu où se rassemble le couple marié, c'est-à-dire au lieu effectif où vit et se rassemble la famille » .
– Limites de cette définition. – Or, faire usage de cette définition suppose un consensus permanent, puisque le local choisi comme logement du ménage ne le reste qu'autant que se maintient le choix. En revanche, pareille définition peine à s'imposer lors de situations conflictuelles, dans lesquelles chaque époux revendique ou au contraire nie la fixation du logement de la famille en tel ou tel endroit, pour invoquer ou au contraire écarter l'application du dispositif.

Constat d'une inévitable volatilité

– Une réalité extra-juridique. – Notion de pur fait, le logement de la famille se distingue du domicile qui est, lui, est une notion de droit. L'article 108 du Code civil admet d'ailleurs que ce domicile puisse être distinct pour chacun des époux « sans qu'il soit pour autant porté atteinte aux règles relatives à la communauté de la vie ». Cela peut survenir pour des motifs liés à des contraintes professionnelles, les époux pouvant alors avoir deux domiciles distincts, sans trahir pour autant l'obligation de communauté de vie qui leur est imposée, et qui suppose seulement l'existence d'un « point de ralliement » où l'on reconnaîtra le véritable logement de la famille. Dès lors, hors consensus du couple, seul le juge du fond peut qualifier un lieu de logement de la famille. Aucun notaire, confronté aux déclarations contradictoires de l'un et l'autre des époux, n'est à même de démêler le vrai du faux. Il en résulte une grande imprévisibilité.
– Inanité de la convention. – Ceci est d'autant plus vrai qu'aucune convention ne peut ôter à l'un des époux le droit de revendiquer la protection offerte par l'article 215 du Code civil pour tel ou tel bien. À tout moment, la qualification de logement familial pourra être invoquée par l'un des époux pour n'importe quel lieu dont la famille a la disposition. Une convention contraire serait non écrite, car les règles du régime primaire sont, pour la plupart, impératives. C'est la raison pour laquelle, comme l'indiquent deux auteurs, l'applicabilité de l'article 215, alinéa 3 du Code civil est, en pratique, amenée à être interrogée chaque fois qu'une personne mariée envisage de régulariser un acte de disposition sur un bien immobilier propre ou personnel, à usage d'habitation au moins pour partie.
– Un champ d'application extensif. – L'opération portant sur des locaux mixtes, affectés pour partie seulement à l'habitation, donne application au régime de l'article 215 du Code civil. La jurisprudence regorge d'autres cas plus surprenants encore.

L'article 215 du Code civil et ses applications jurisprudentielles surprenantes

1. Résidences des époux et de leurs enfants situées dans le même immeuble, mais dans des locaux différents. Lorsqu'un couple et ses enfants résident dans le même immeuble, mais dans des locaux distincts, où situer la résidence de la famille ? En l'espèce, deux époux dont les enfants se livraient à des études musicales particulièrement sonores, décidèrent de laisser à leurs enfants, jeunes adultes, l'entier espace de leur appartement, et s'installèrent dans un studio dont l'épouse était seule propriétaire au sein du même immeuble. Le couple s'étant séparé, madame, seule propriétaire du studio, voulut le vendre. Les juges s'y opposèrent sans le consentement de son mari. La solution aurait-elle été la même si le studio s'était situé dans un tout autre quartier ? La proximité des deux unités d'habitation a-t-elle fait considérer à la cour qu'il s'agissait, au-delà de quelques paliers de séparation, d'un seul et même logement familial ? Difficile de nourrir des certitudes dans un sens ou dans l'autre.
2. Un cas fréquent : la résidence secondaire. Il ne faut pas non plus considérer trop vite que la mutation d'une résidence secondaire est, dans tous les cas, exclue du dispositif protecteur de l'article 215, alinéa 3 du Code civil. Rien n'interdit d'imaginer que dans certaines situations particulières, celle-ci soit le lieu où la famille – le couple et ses enfants – se retrouve le plus souvent. N'est-il pas fréquemment aménagé à cet effet ? Si c'est en ce lieu que s'exerce matériellement et psychologiquement le plus clair de la communauté de vie familiale, la chose est parfaitement défendable. Logement de la famille et résidence principale ne sont donc pas des concepts totalement identiques. Et, rappelons-le à nouveau, il n'appartient pas au notaire de décider en la matière.

La « communauté de vie », notion difficilement saisissable par le droit

La notion de communauté de vie peut donner lieu à des difficultés d'appréciation, lorsque le couple marié vit ensemble, ou, de façon plus surprenante, quand les deux époux se sont physiquement séparés.

Communauté de vie même en cas de non-cohabitation ?

– L'exigence d'une communauté de vie… – La communauté de logement qu'induit l'article 215, alinéa 3 du Code civil est la traduction dans ce domaine de la communauté de vie à laquelle sont tenus les époux, rappelée par l'alinéa premier du même article. L'un et l'autre sont inséparables. Si les époux peuvent avoir temporairement des domiciles distincts (entre autres pour des raisons professionnelles), l'affectio matrimonialis implique néanmoins la volonté d'une communauté de vie . Ce n'est que si cette volonté n'est pas affectée par la séparation des domiciles que cette dernière sera admise comme non contraire aux obligations du mariage. Sommet du régime primaire impératif, l'article 215 du Code civil a donc, par ces deux alinéas, deux versants qui tous deux convergent vers le même point culminant. Sur ce fondement, la jurisprudence annule irréfragablement les conventions organisant une séparation amiable entre les époux : écarter l'alinéa premier du dispositif est exclu, de la même manière qu'il serait impossible de statuer conventionnellement sur l'affranchissement par principe de tel ou tel bien hors du périmètre de la protection offerte par l'alinéa 3.
– … traduite dans les faits par une cohabitation matérielle. – Une partie de la doctrine considère cependant aujourd'hui, à l'heure des couples nomades, que cette communauté de vie pourrait se limiter à une simple communauté d'esprit et de destin, une sorte de communauté de vie dématérialisée, sans nécessiter un partage de sa vie quotidienne. Vivre ensemble ne serait pas forcément loger ensemble, au point d'admettre qu'il puisse y avoir communauté de vie sans cohabitation. Ce qui, en pratique, tendrait à rendre sur-applicable, ou inapplicable, l'article 215, alinéa 3, faute de constatation matérielle d'un lieu de vie commun. Mais la jurisprudence n'a jamais, à notre connaissance, retenu cette conception. Au contraire, la Haute juridiction rappelle constamment que la cohabitation matérielle reste l'une des conditions de la communauté de vie inhérente au mariage, laquelle, à la différence peut-être d'autres communautés de cœur, a besoin de ce tissu humain et concret du quotidien. Ce qui implique que les dérogations à ce principe demeurent exceptionnelles.

Communauté de vie même en cas de séparation

En l'absence d'introduction d'instance

– Se séparer sans divorcer n'exclut pas le jeu de l'article 215. – En cas de séparation de fait, les époux disposent de domiciles distincts. Pour autant, la jurisprudence estime que la protection du logement de la famille ne cesse qu'avec le mariage , et qu'en conséquence l'article 215, alinéa 3 du Code civil trouve à s'appliquer en cas de mutation. Mais, alors que toute communauté de vie a, par hypothèse, disparu, comment déterminer lequel des deux domiciles constitue le logement de la famille ? Question insoluble pour le praticien, seul un juge pouvant apporter la réponse.

Dans le cas où une procédure est introduite

Point de vue traditionnel de la jurisprudence
– En cas de procédure. – Qu'il s'agisse d'un divorce ou d'une séparation de corps, la jurisprudence admettait, sur le fondement d'un arrêt de la Cour de cassation du 16 mai 2000, que le logement de la famille était constitué par la dernière habitation où vivaient les époux au moment de l'introduction de l'instance . Cette position était justifiée par une présomption : si les époux venaient à se réconcilier, on pouvait légitimement penser que c'est à cet endroit qu'ils reprendraient la vie commune. À l'époque de cette jurisprudence, la Cour de cassation se fondait sur la date de l'ordonnance de non-conciliation.
Ombres et doutes depuis la réforme de la procédure
– Un point de vue peut-être indirectement fragilisé. – Mais depuis la réforme de la procédure de divorce, introduite par la loi du 23 mars 2019 de programmation et de réforme pour la justice, il n'existe plus d'audience de non-conciliation. Faut-il dès lors retenir la date de la nouvelle audience d'orientation et sur mesures provisoires (AOMP) ? Ou celle de l'assignation ? La question, à ce jour, demeure sans réponse. Pis encore, une nouvelle incertitude pourrait s'être fait jour.
– Flou sur le contenu de l'AOMP. – Voulant raccourcir « quoi qu'il en coûte » les délais d'instance, la réforme de 2019 fait planer un doute sur la portée de l'AOMP. Ce problème, source de potentiels contentieux, a été relevé par Mme Ferré-André. Il peut être ainsi énoncé :
  • avant cette réforme, le juge devait, dès lors qu'il autorisait les époux à résider séparément, statuer sur le sort du logement familial selon les règles applicables en matière de divorce. En outre, la loi no 2004-436 du 26 mai 2004 faisait obligation au juge de préciser, lors de la tentative de conciliation, le caractère gratuit ou non de cette occupation durant l'instance, ce qui avait mis fin aux incertitudes de la jurisprudence sur ce point ;
  • la réforme de 2019, qui s'applique à toutes les procédures introduites depuis le 1er janvier 2021, a procédé à deux importantes modifications. D'une part, le juge aux affaires familiales n'est plus tenu de prendre des mesures provisoires si celles-ci ne lui sont pas demandées. Certes, la plupart des avocats ont continué à les requérir ; mais ce qui était autrefois un indispensable réflexe n'est aujourd'hui qu'une précaution facultative. D'autre part, et jusqu'à la clôture de la mise en état, il est loisible à l'un des époux de se raviser et de demander que des mesures provisoires soient prescrites.
S'agissant du logement de la famille, ces modifications induisent deux déficits de sécurité juridique. D'une part, l'AOMP ne permet plus de déterminer le logement de la famille qui, à notre sens, pourrait fort bien être situé ailleurs que dans le dernier local dans lequel les deux époux ont résidé ensemble. D'autre part, et cela est plus grave, si le juge prescrit, a posteriori, des mesures provisoires rétroactives, un bien que l'on n'aurait pas considéré comme le logement familial pourrait-il rétroactivement le devenir, exposant son aliénation par un époux seul à une annulation a posteriori ?
Ces interrogations, sources de tensions sinon de contentieux, et qui sont susceptibles de rejaillir sur les tiers, posent très directement une question en apparence simple : l'article 215, alinéa 3 du Code civil conserve-t-il un sens quand la vie de famille n'est plus, quand il n'existe clairement plus de communauté de vie (et ce, que la séparation soit de fait ou a fortiori de droit) ? Dès lors, et a fortiori dans le nouveau cadre procédural, l'application de l'article 215, alinéa 3 ne devrait-elle pas être commandée ou écartée en fonction de l'existence ou de la cessation effectives de la communauté de vie ? Ces critères ne constitueraient-ils pas un repère plus idoine pour juger de l'applicabilité du dispositif, plutôt que l'existence d'un mariage de papier, qui, dans les pires contextes, favorise d'âpres moyens de pression ?

Toute forme d'habitat est dans le spectre

– Limitation à l'immeuble ? – Si les limites rationae temporis du périmètre d'application de l'article 215, alinéa 3 du Code civil sont difficiles à cerner, il en est de même rationae materiae, quant aux biens concernés. Certains auteurs et praticiens considèrent de manière un peu instinctive que le logement visé par le dispositif ne peut être qu'un immeuble bâti. Mais, à bien y regarder, rien de tel n'est posé comme limite dans le libellé de la disposition, laquelle au contraire prend soin d'adopter une formulation particulièrement large : les « droits par lesquels est assuré le logement de la famille ». D'ailleurs, l'alinéa 2 de l'article commence par énoncer que les époux fixent d'un commun accord le lieu où sera fixée la résidence de la famille. Sous la seule réserve d'un consensus commun, ce choix est totalement libre ; et comme l'indique Mme Karm, c'est le « choix commun d'un mode de vie : environnement rural, citadin voire nautique, maison, appartement voire péniche ». Dès lors, nous inclinons à penser qu'une péniche, une caravane, un mobil-home, une yourte ou une tiny house ne peuvent être exclus du bénéfice de l'alinéa 3, puisque rien dans l'alinéa 2 ne cantonne le domaine du logement familial à la seule sphère immobilière. La mutation de tels biens par un conjoint marié nous semble donc être soumise au respect du processus édicté par l'article 215, alinéa 3 du Code civil, si toutes autres conditions en sont remplies par ailleurs.

L'éventail très large des actes visés

La protection de l'alinéa 3 de l'article 215 du Code civil s'étend à un nombre considérable d'opérations. Et en cela, elle n'est pas forcément focalisée sur les seuls actes de mutation de la propriété. À l'appui d'une logique parfois contestée, la jurisprudence l'a peu à peu étendue à des décisions qui ne constituent pas à proprement parler des actes de disposition.

Les baux

– Résiliation de bail. – L'article 215, alinéa 3 du Code civil vise bien « les droits par lesquels est assuré le logement de la famille », ce qui recoupe donc également les droits de jouissance conférés par un bail d'habitation. Ainsi, lorsque c'est au moyen d'un bail que la famille assure son logement, aucun des époux ne peut le résilier unilatéralement : les tribunaux, sous le visa de cet article, ont ainsi déclaré le congé donné par un époux seul inopposable à son conjoint, les deux demeurant en outre solidairement tenus au paiement du loyer. Et formant le pendant en matière locative de qui se vérifie en matière de propriété, l'alinéa premier de l'article 1751 du Code civil insiste, en confirmant par ailleurs qu'il en est ainsi même si le bail a été conclu avant mariage par un seul des membres du couple : même dans un tel cas, le droit au bail est bien réputé appartenir aux deux époux et aucun ne peut en disposer sans l'autre, de la même manière qu'un époux ne peut disposer de la propriété du logement sans l'aval de son conjoint, quand bien même cette propriété lui reviendrait à titre personnel.
L'articulation entre les deux textes n'est cependant pas parfaite, puisque l'article 1751, à la différence de l'article 215, s'applique également aux partenaires (depuis sa réforme par la loi Alur) et ne s'applique que si le bail concerne exclusivement un local d'habitation (à l'exclusion donc d'un bail mixte).

L'hypothèque, le cautionnement, le nantissement

– Sûretés réelles. – De manière constante, doctrine et jurisprudence ont toujours considéré que consentir une sûreté réelle était un acte de disposition, puisque c'était s'exposer à la perte du bien du fait de sa potentielle saisie, en cas de défaillance au remboursement de la dette. Dès lors, appliquée aux droits par lesquels est assuré le logement de la famille, ladite sûreté est subordonnée au consentement exigé par l'article 215, alinéa 3 du Code civil. Il en sera ainsi pour une hypothèque conventionnelle, comme pour un « cautionnement hypothécaire » (ou plutôt sûreté réelle conventionnelle consentie par un tiers, depuis l'ordonnance no 2021-1192 du 15 septembre 2021 portant réforme du droit des sûretés).
– Cautionnement. – En revanche, et c'est l'occasion de rappeler leur incomparable gravité, les engagements souscrits dans le cadre d'un cautionnement ne sauraient être contestés dans leur validité du simple fait qu'ils auraient fait porter une menace sur le logement de la famille sans obtenir au préalable le consentement du conjoint. La Cour de cassation a en effet considéré qu'un époux, « en prenant le risque dans son engagement de caution » d'une prise d'inscription d'hypothèque judiciaire sur le logement de la famille, même si celui-ci constitue le seul bien susceptible de constituer le gage du créancier, ne fait pas un acte de disposition au sens de l'article 215, alinéa 3 du Code civil.
– Critique. – C'est là sans doute un témoignage flagrant de l'extension à bords flous, et à géométrie quelque peu variable, que conduit la construction prétorienne progressivement mise en place autour du périmètre d'application de l'article 215, alinéa 3 du Code civil. En effet, la même cour, pour les mêmes causes, parvient en matière de constitution d'hypothèque à des conclusions diamétralement opposées. Elle étend le dispositif aux actes contenant cette constitution, qui selon elle, sans emporter d'emblée disposition des droits par lesquels est assuré le logement familial, comportent le risque de priver à terme la famille de son logement. Extension d'autant plus contestable, selon une doctrine autorisée, qu'elle aboutit à un résultat paradoxal : celui qui s'engage de façon ciblée sur un bien est plus surveillé que celui qui met en jeu la totalité de son patrimoine de manière illimitée, y compris donc le même bien. La protection privilégiée du logement s'accorde mal avec la volonté de sauvegarder la capacité globale de crédit, ainsi que nous le verrons plus loin.
Quid du nantissement des titres d'une société détenant le logement ? – Inversement, le nantissement des titres d'une société, dont les deux époux ou l'un d'eux seraient les membres, et qui détiendrait le bien assurant le logement de la famille, doit-il recueillir le consentement des deux (même si lesdits titres appartiennent à un seul), puisque potentiellement il s'agirait bien toujours de disposer des « droits par lesquels est assuré le logement de la famille » ? A priori, la réponse est négative, sur le fondement de la jurisprudence relative au logement de fonction : la cession des parts de la société accompagnée de la démission du gérant ne nécessite pas le consentement prévu à l'article 215, alinéa 3 du Code civil, même lorsque ces opérations entraînent l'obligation pour la famille de libérer le logement que la société mettait à la disposition du cédant, gérant démissionnaire, à raison de ses fonctions. La décision rendue en matière de cession de titres devrait donc a fortiori conduire à exclure également le simple nantissement de titres.
Doute subsistant. À notre sens, un doute subsiste cependant. Cette jurisprudence peut-elle être étendue au cas d'une société purement patrimoniale, sans support d'activité professionnelle, et dont l'objet serait précisément la détention de l'immeuble formant le logement familial ? Dans un tel cas (qui recouvre celui, très classique, de la SCI support de patrimoine familial), la cession des titres ne devrait-elle pas être vue comme un vecteur de disposition des droits par lesquels est assuré le logement de la famille ? Faudrait-il alors se livrer à une analyse du bilan de la société, pour déterminer si la mutation des titres engage ou non le respect du processus prévu à l'article 215, alinéa 3 du Code civil ? Des commentaires de M. Champenois, une réponse négative semblerait s'extraire. Ce dernier précisait en effet que « la solution contraire, celle qui assurerait la primauté de l'article 215, conduirait à faire intervenir une règle du régime matrimonial primaire dans un domaine qui n'est pas normalement le sien : celui de la vie des affaires, du fonctionnement d'une société, et, accessoirement, de la liberté d'exercice d'une activité professionnelle ». Un éclaircissement partiel nous parvient des décisions plus récemment rendues en matière de vente du logement par une société (bien qu'il s'agisse d'une hypothèse par définition différente) dont, nous allons le voir, le principe n'est pas soumis à l'article 215, alinéa 3, sauf exceptions.

L'article 215, alinéa 3 du Code civil et le logement de fonction

1. La jurisprudence de la Cour de cassation relative au logement de fonction repose, en la matière, sur une décision rendue à propos d'un logement familial qui était un logement de fonction, fourni par une société dont l'un des époux était le gérant et détenteur de la quasi-totalité des parts. Ce dernier ayant cédé ses parts sans le consentement de son conjoint, la cour était saisie sur le point de savoir si ce logement de fonction, c'est-à-dire celui mis à la disposition d'un époux en considération des fonctions qu'il exerce, entre ou non dans le champ d'application de la règle protectrice.
2. Sa décision est doublement digne d'intérêt, puisqu'en y écartant implicitement du périmètre de l'article 215, alinéa 3 du Code civil le cas du logement de fonction, la Haute Cour y a aussi et surtout indiqué que « la cession de parts n'emportait pas, par elle-même, disposition du logement occupé par le gérant (...) et sa famille ». En commentant cet arrêt, un auteur soulignait que les magistrats avaient pris soin de distinguer entre, d'une part, la cession des titres proprement dite et, d'autre part, la cessation des fonctions de gérant. Les parts détenues par l'époux gérant n'assuraient pas par elles-mêmes le logement de la famille ; la pérennité de ce logement n'aurait pas été compromise si l'intéressé, bien qu'ayant cédé ses parts, était demeuré gérant, car c'est en cette qualité seulement qu'il jouissait d'un titre d'occupation sur les locaux d'habitation donnés à bail à la société.

Les actes conservatoires ou d'administration

Une conception étendue du dispositif de protection du logement

– Disposer du logement n'est pas nécessairement accomplir un acte de disposition. – Comme l'a fort bien résumé un auteur, il est possible « d'attenter au logement de la famille, somme toute, par bien moins que par la disposition du droit qui l'organise ». La Cour de cassation a, en effet, adopté une acception fort extensive de l'article 215, alinéa 3 du Code civil. L'illustration culminante en est sans doute la censure dont elle a frappé la simple résiliation du contrat d'assurance du logement familial par l'époux propriétaire. On en déduit que la cogestion imposée par l'article 215, alinéa 3, serait l'impératif suprême au sein du régime primaire, supplantant même son voisin, l'article 220, conçu quant à lui pour attribuer à chaque époux le pouvoir de conclure seul les contrats intéressant l'entretien du ménage.

Extension qui n'est toutefois pas homogène

La jurisprudence n'est cependant pas toujours univoque en la matière, et deux limites importantes subsistent.
Disharmonies jurisprudentielles
Ainsi que cela a été relevé à l'occasion du commentaire de l'arrêt de 2004, l'application de l'article 215, alinéa 3 du Code civil ne recoupe pas une parfaite unanimité, et ce au sein même de la Cour de cassation. La première et la deuxième chambres civiles en font application respectivement pour sanctionner bail et cautionnement hypothécaire d'une part, et résiliation d'assurance d'autre part. Mais la troisième chambre civile, quant à elle, est plus restrictive, niant l'application de l'article 215, alinéa 3 à certaines garanties ne constituant pas un acte de disposition, telles qu'une promesse de cautionnement hypothécaire. Toutefois, et c'est le plus décisif, l'argumentaire s'oppose clairement à celui des deux autres chambres, partisanes d'une compétence de l'article bien au-delà de la summa divisio distinguant actes de disposition et d'administration.
Garde-fous et limites
– Article 215 versus article 217. – Tout d'abord, l'article 215, alinéa 3 du Code civil peut dans certains cas succomber devant l'application d'un autre dispositif du régime primaire : celui de l'article 217 du même code. La Cour de cassation a jugé en 2009 que même si cette protection du logement de la famille doit perdurer en dépit de la fin de la vie commune des époux, et y compris après l'introduction d'une instance en divorce, elle ne constitue pas pour autant un obstacle à l'autorisation judiciaire de vendre ledit logement sollicitée par l'époux propriétaire, sur le fondement de l'article 217 du Code civil ; et ceci, alors même que la jouissance de ce logement avait fait l'objet d'une attribution au profit de l'autre époux, aux termes de l'ordonnance de non-conciliation. Le seul critère à prendre ici en considération est l'intérêt de la famille. Si la vente souhaitée y apparaît conforme, elle doit être autorisée.

« Battle » au sein du régime primaire

1. Selon la Cour de cassation, dans une décision rendue en 2009, l'époux propriétaire du logement familial peut, nonobstant les termes de l'article 215, alinéa 3 du Code civil, obtenir l'autorisation judiciaire de disposer du logement de la famille sur le fondement de l'article 217.
2. Une éminente spécialiste souligne que cette décision était la première par laquelle la Haute Cour prenait expressément parti sur cette possibilité d'employer le dispositif de l'article 217, branche du statut de base qui permet d'agir sans l'accord du conjoint (nonobstant son refus injustifié ou son incapacité à manifester sa volonté), y compris dans un domaine pourtant soumis à impérative cogestion, comme celui de la vente du logement familial. C'est d'autant plus remarquable qu'en plus de la conception très élargie que la cour adopte du champ d'application de l'article 215, alinéa 3, tant rationae temporis que rationae materiae, les obstacles à la vente étaient ici très forts : non seulement il s'agissait du logement de la famille (constitué par le dernier lieu de vie commune, selon la jurisprudence du 16 mai 2000), mais en plus la jouissance du logement avait été accordée, pour toute la durée de la procédure de divorce, à l'époux qui s'opposait à la vente.
3. Cette décision de 2009 est l'occasion pour la cour d'affirmer avec force que le seul élément à considérer pour autoriser ou non la vente est l'intérêt de la famille, notion exprimée justement à l'article 217 : cela pourrait découler par exemple, et selon nous, de motifs de santé, de sécurité ou d'équilibre social ou scolaire pour les enfants, ou de raisons économiques comme celles visant à substituer un logement générateur de charges trop lourdes par un autre mieux adapté, ou à assurer l'apurement de dettes communes importantes accablant le couple.
– Nécessité d'un intérêt pour agir en annulation. – La notion d'intérêt supérieur de la famille est à la racine d'une deuxième limite à l'application de l'article 215, alinéa 3 du Code civil. L'époux qui s'opposait sur ce fondement à la vente du logement appartenant à son conjoint, et sollicite pour cette raison la nullité de l'acte par lequel il en a disposé, doit justifier d'un intérêt né et actuel pour agir en ce sens . De la sorte, lorsque le logement a perdu son affectation au jour de l'acte de disposition, l'action en nullité perdant sa raison d'être, l'action ne peut aboutir. Ainsi lorsqu'une épouse a déjà quitté le logement concerné au jour de sa demande en annulation, elle n'a, alors, aucun intérêt à agir. Justifier du caractère familial du logement au moment où il a été disposé de celui-ci ne suffit donc pas : encore faut-il que ce caractère demeure au moment d'agir contre l'acte emportant cette disposition.
– Conclusion. Transition. – Le régime de protection du logement familial présente, en particulier pour un non-juriste, quelques subtilités délicates à appréhender. Les limitations évoquées nécessitent une intervention judiciaire, ce qui n'est pas synonyme de prévisibilité. Cette situation, néfaste en termes de sécurité juridique, s'est compliquée dans les dernières années au point de venir, de notre point de vue, trahir ou, a minima, brouiller l'objectif du texte.