La clause d'accroissement présente donc une puissance d'effet sans équivalent. Pour autant, elle est enfermée dans de nombreuses limites : elle doit être stipulée ab initio
(§ I), elle ne peut être utilisée en l'absence d'aléa (§ II), ni en présence d'époux coacquéreurs communs en biens (§ III). Enfin, elle n'est jamais révocable, sinon par un commun accord (§ IV).
Les limites strictes de la tontine
Les limites strictes de la tontine
L'indispensable stipulation ab initio
– Pas de période d'essai ! – La clause doit impérativement être stipulée dès l'acte d'acquisition en commun, ou dès la signature des statuts de la société dans laquelle elle est stipulée. Une tontine stipulée a posteriori, par avenant, tomberait sous le coup de la prohibition des pactes sur succession future, et serait par suite frappée de nullité. La clause d'accroissement réclame donc un engagement total, immédiat, unanime et indéfectible.
La nécessité d'un réel aléa entre les deux co-tontiniers
– Un pari gagnant ou perdant. – Nous l'avons évoqué précédemment, pour être insusceptible de requalification en libéralité (et donc de réductibilité), la tontine doit présenter un indubitable caractère aléatoire. Celui ou celle qui entend écarter ses enfants pour protéger le logement de son coacquéreur doit tout autant accepter l'augure inverse, à savoir que ledit coacquéreur puisse décéder le premier, et ainsi l'enrichir d'une fraction supplémentaire.
– Prolongement économique de l'aléa. – L'existence de l'aléa se révèle d'abord au niveau de l'espérance de vie des acquéreurs, qui doit être similaire : chacun doit disposer d'une chance égale de survie. Mais cette exigence se présente aussi sous un aspect économique : pour qu'il y ait aléa, il faut qu'il y ait spéculation, ce qui exige donc que l'effort économique soit équivalent pour chacun. Chacune des parties doit assumer le risque de perdre son investissement et de ne jamais être propriétaire du bien. Comme l'écrivait joliment Mazeaud, le pacte tontinier est un acte par lequel « chaque partie a payé d'un risque qu'elle consentait la chance qu'elle espérait ». La tontine implique donc un cofinancement réel. À défaut, celui des acquéreurs qui aurait assumé la totalité ou l'essentiel du budget ne retire aucun avantage de la clause d'accroissement, même s'il est le dernier vivant. Il consent une libéralité à son coacquéreur. Naturellement, les conséquences fiscales emboîteront le pas à la requalification civile du contrat ; elles peuvent s'avérer particulièrement pénalisantes.
La tontine et l'abus de droit
1. L'administration fiscale porte une vigilance accrue sur l'existence d'un réel aléa économique dans l'analyse des clauses de tontine. À défaut d'aléa, elle n'hésitera pas le cas échéant à engager la procédure d'abus de droit par fictivité, au sens de l'article L. 64 du Livre des procédures fiscales.
2. Dans un litige soumis au Comité consultatif pour la répression des abus de droit le 6 mai 2021, il est relevé que l'opération d'acquisition avait été concomitante à la cession d'immeubles propres à l'époux pour un montant sensiblement équivalent au prix d'acquisition de l'immeuble commun. Le comité constate que l'emprunt contracté lors de l'acquisition par les époux a été remboursé par anticipation en juillet 2013 grâce aux fonds issus de la cession des biens propres de l'époux. Il en résulte un financement déséquilibré de l'immeuble, privant l'époux de toute espérance de gain, de sorte que le pacte tontinier est dépourvu d'aléa économique. Par ailleurs, le comité note également que l'état de santé de l'époux était fortement dégradé au jour de la signature de l'acte d'acquisition, son prédécès probable ne constituant pas, de ce fait, un événement aléatoire. Il conclut, à la suite de l'administration fiscale, que l'opération est entachée de simulation et caractérise une donation déguisée de biens présents à terme soumise aux droits de mutation à titre gratuit. Sur ce fondement, le Trésor public a redressé les droits de mutation à titre gratuit au tarif prévu par l'article 777 du Code général des impôts, alourdis de la majoration de 80 % pour abus de droit.
3. La vigilance des services fiscaux n'en est pas moins en reste dans les hypothèses où le pacte tontinier porte sur les titres d'une personne morale, puisque quelques années auparavant, un litige équivalent fut porté devant le Comité de l'abus de droit fiscal pour ce type de configuration. Et à mêmes causes, même punition : le comité conclut à la fictivité de la clause d'accroissement insérée dans les statuts de la société, l'apport de l'associé prédécédé ayant représenté 99 % de l'apport total, son état de santé étant notoirement dégradé au moment de la signature du contrat de société.
4. Conséquences amères. La stipulation de clauses d'accroissement frappées de fictivité est alors excessivement préjudiciable aux couples qui l'ont imprudemment choisie. Leurs vocations successorales respectives étant exonérées de taxation par l'effet de l'article 796-0 bis du Code général des impôts, leur volonté ne pouvait pas être de frauder la loi fiscale. D'autres objectifs d'ordre juridique étaient manifestement poursuivis (comme contourner les droits réservataires des héritiers). L'abus de droit fiscal pour fraude ne les concerne donc aucunement. Mais l'autre branche du concept, l'abus de droit par fictivité, suffit à requalifier leur opération en une donation. Dès lors, là où ils auraient été dispensés de toute fiscalité à cause de mort, les voilà, par le fait même et par une cruelle ironie, taxables aux droits de mutation à titre gratuit, au-delà de l'abattement de 80 724 €. Le pacte tontinier, comme toutes les armes de gros calibre, est donc décidément à manier avec de scrupuleuses précautions.
L'incompatibilité avec le régime légal
– Pas de tontine possible entre époux communs en biens. – C'est un rappel à formuler constamment, la clause d'accroissement ne peut avoir sa place dans une acquisition par deux époux mariés sous le régime légal. Au décès du premier conjoint, le survivant serait, par l'effet de la clause, rétroactivement considéré comme seul propriétaire, détenant donc le logement à titre de propre. Or, en application des règles de fonctionnement du régime, celui-ci aurait dû intégrer le périmètre de la communauté. La tontine, si elle était admise en cette circonstance, porterait une atteinte flagrante au principe de l'immutabilité des régimes matrimoniaux. Aussi la stipulation d'un pacte tontinier entre époux communs en biens est-elle nulle, tant selon la doctrine que la jurisprudence. Une seule exception paraît pouvoir être admise, consistant à justifier pour chaque époux d'un apport de fonds ayant la nature de biens propres, et à stipuler en conséquence dans l'acte deux déclarations de remploi conformes aux dispositions de l'article 1437 du Code civil. Hors ce cas spécifique, la tontine en tant qu'instrument de protection du logement du dernier vivant d'un couple n'est utilisable que par les couples non mariés, ou mariés sous un régime séparatiste (ce qui est loin d'être la majorité des époux français).
Un « quitte ou double » pour le moins particulier : l'achat en tontine réalisé par un conjoint commun en biens, au moyen de deniers communs… mais avec un tiers !
1. L'hypothèse n'est pas d'école. La Cour de cassation eut naguère à traiter d'un tel cas, où l'acquisition d'un logement s'était ainsi réalisée dans le cadre d'une relation extraconjugale. Après le décès de l'époux, la veuve trahie soutenait que l'intéressé avait de son vivant contrevenu aux dispositions de l'article 1424 du Code civil, en aliénant sans son accord le logement partiellement commun puisque acquis en cours d'union et de deniers communs ; elle concluait sur ce fondement à la nullité de l'opération. Elle fut déboutée, la cour approuvant les juges d'appel d'avoir relevé que « le contrat aléatoire litigieux conférait à chacun des acquéreurs la propriété de l'immeuble tout entier à partir de son acquisition, sous condition du prédécès de son cocontractant ». Logique implacable de l'accroissement, qui veut que par l'effet du prédécès de l'époux, les droits qu'il avait acquis ne sont jamais entrés en communauté ! Exit donc l'application de l'article 1424 du Code civil, puisque ce dernier ne concerne que les biens de communauté. Acquérir un logement (ou tout autre bien) sous une clause de tontine avec un tiers en cours de mariage, à l'aide de deniers communs, ne requiert nullement le consentement du conjoint commandé par l'article 1424 ; l'opération relève de la gestion concurrente ouverte librement aux deux époux par l'article 1421 du même code.
2.
Quid alors de la récompense due à la communauté, pour avoir ainsi « pioché dans la caisse commune » en vue de réaliser un investissement personnel ? Force est de constater une fois de plus la puissance, sinon la brutalité, des effets de la tontine. De deux choses l'une, et une seule :
2.1. Si le contrat tontinier se dénoue (par le décès de l'une de ses deux parties prenantes) pendant la durée du mariage :
- soit le coacquéreur décède le premier, et le bien tombe intégralement en communauté ;
- soit le conjoint décède le premier ; en ce cas, la communauté perd l'intégralité de son investissement. Et il n'est pas concevable d'en tirer motif pour revendiquer une récompense en faveur de la communauté ainsi entraînée malgré elle dans une malchanceuse loterie, puisqu'il est impossible de prétendre que le patrimoine propre du conjoint décédé ait tiré le moindre profit de l'emprunt fait à la masse commune !
2.2. En revanche, si la communauté prenait fin avant le dénouement du contrat aléatoire (par le divorce survenu entre l'époux tontinier et son conjoint, ou bien par le décès de ce dernier), la prise en compte d'un actif particulier, au sein de cette communauté dissoute à liquider, semblerait logique : à savoir l'intégration d'un potentiel gain de survie, puisque si le conjoint survivant survit aussi à son co-tontinier, l'effet rétroactif de la clause fera son bénéfice sur la communauté. Mais estimer correctement un tel droit est un exercice bien difficile tant il est aléatoire.
L'irrévocabilité (sauf accord commun) et ses conséquences
Même si elle ménage une certaine place aux règles de l'indivision, la tontine s'en affranchit bien vite, ce qui conduit souvent à des situations de blocage.
Une indivision en jouissance seulement
– Une indivision temporaire en jouissance. – Seule la jouissance d'un bien (par hypothèse un logement) acquis en tontine est indivise. Mais cette indivision disparaît au premier décès, puisque seul le survivant est réputé avoir toujours été propriétaire. Dès lors, deux périodes doivent être distinguées. Du vivant des deux tontiniers, chacun dispose d'un égal droit de jouissance sur le bien acquis ; une indemnité d'occupation peut donc être due par celui qui est à l'origine de l'impossibilité de jouissance de l'autre. En revanche, dès le premier décès, et en l'absence de toute indivision, aucune indemnité d'occupation n'est due aux héritiers du prémourant, puisqu'il est réputé n'avoir jamais été propriétaire.
– L'absence d'indivision en propriété. – Il est entendu que l'acquisition faite en commun avec stipulation d'un pacte tontinier n'est pas une indivision. Seule la jouissance du bien acquis relève des règles de l'indivision, mais non sa propriété puisqu'un seul des co-tontiniers est réputé être l'unique acquéreur depuis l'origine. L'indivision suppose la coexistence de droits identiques et concurrents sur un même objet, alors qu'en tontine il y a juxtaposition de droits contradictoires. Et selon un éminent auteur, « c'est l'extinction des uns qui entraîne l'extension des autres ». L'absence d'indivision entraîne naturellement l'absence de droit à exiger le partage du bien acquis en tontine. Il peut en résulter diverses situations de blocage.
Les conséquences de l'absence d'indivision en propriété
– L'impossible partage. – En cas de contentieux survenant entre les membres d'un couple d'acquéreurs en tontine, aucun d'entre eux ne peut donc exiger le partage. C'est la conséquence logique et concrète du choix de ce mode d'acquisition en commun. Seules deux voies leur sont offertes : soit l'accord unanime pour mettre fin au pacte ; soit le décès du premier d'entre eux.
– L'impossible vente. –
Pendente conditione seul un commun accord permet la vente d'un logement acquis en tontine ; et il en est de même lorsque la clause d'accroissement a été stipulée sur les parts d'une société plutôt que directement sur le logement acquis. Une partie de la doctrine considère que chacun pourrait aliéner isolément son propre droit conditionnel. Mais ce concept théorique ne rencontrera pas d'application pratique car, en cas de prédécès du cédant, le cessionnaire pourrait y perdre toute sa mise : le co-tontinier survivant étant réputé seul propriétaire depuis l'acquisition initiale, le cédant prédécédé n'a rien pu céder.
– L'impossible constitution de garantie. – Ce n'est qu'à condition d'agir conjointement et de renoncer à la clause en faveur du créancier que les co-tontiniers pourront constituer une hypothèque sur le logement qu'ils acquièrent, et donc de la sorte accéder au crédit. La possibilité de procéder à une telle renonciation est désormais confirmée expressément par l'article 1193 du Code civil, issu de la réforme du 10 février 2016. Mais immédiatement, on constate qu'en réalité la clause d'accroissement est incompatible avec la prise de garantie : puisque si la renonciation à la clause est possible du fait d'un commun accord des co-tontiniers, ce n'est qu'au prix de cette renonciation que la sûreté pourra être confortée dans sa pleine efficacité, quels que soient le sort et l'ordre chronologique des décès. Seule cette renonciation ouvrira donc les portes du crédit.
– L'aléatoire saisie. – En l'absence d'une telle renonciation, la saisie reste possible, mais elle est dépendante de l'issue aléatoire de la tontine. C'est ce qu'a rappelé la première chambre civile de la Cour de cassation dans un avis rendu le 15 juin 2022, à la demande de la chambre criminelle qui se trouvait fort embarrassée dans une affaire de confiscation qui lui avait été soumise. L'affaire concernait un logement acquis sous clause d'accroissement, entre un tiers de bonne foi et une personne pénalement condamnée, faisant l'objet d'une peine complémentaire de confiscation de ses biens au profit de l'État, par le biais de l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc). Or, une peine de confiscation pénale ne peut pas porter atteinte aux droits dont le tiers de bonne foi est titulaire sur le bien confisqué, en vertu de l'article 131-21 du Code pénal. Dès lors, fallait-il considérer que du fait de la confiscation, la clause d'accroissement était frappée de caducité ? Ceci en raison de la disparition ipso facto de l'aléa, puisque l'État survivra nécessairement à la personne qui avait coacquis avec le criminel condamné. Ce tiers de bonne foi perdant toute chance de devenir propriétaire du bien, la condition essentielle de la tontine s'est évaporée et dès lors, y a-t-il lieu de considérer que les droits qu'il détient ont dégénéré en simples droits indivis, détenus concurremment avec la puissance publique ? Un tel changement dans l'économie du contrat et la nature des droits conditionnels du coacquéreur ne constitue-t-il pas précisément l'atteinte aux droits des tiers prohibée par le Code pénal ? À cette énigme, la première chambre civile a répondu en estimant que dans un tel cas, la clause de tontine continuait au contraire à produire ses effets, en se focalisant sur la survie des acquéreurs initiaux, peu important la saisie opérée. Le pacte n'est donc pas caduc, et la propriété finale reste à déterminer selon la réalisation des conditions de survie : si l'acquéreur dont les droits ont été confisqués est celui qui survit, l'État sera gagnant. Dans le cas contraire, ce qu'il a saisi disparaîtra rétroactivement de ses mains. Et il en serait rigoureusement de même si, entre-temps, l'Agrasc cédait lesdits droits à un nouveau tiers. En attendant, État et coacquéreurs de bonne foi restent en indivision sur la seule jouissance du bien.