Le droit viager au logement en concurrence avec d'autres droits

Le droit viager au logement en concurrence avec d'autres droits

Le législateur a doté le droit viager au logement d'un régime tout à fait spécifique qui pourrait laisser penser qu'il supplante tous les autres droits avec lesquels il se trouve en concours. L'affirmer simplifierait grandement les choses pour les praticiens dont l'exercice est loin d'être aisé tant l'application des règles fait l'objet de controverses. Pour autant, ce raisonnement simpliste doit être nuancé.
Trois solutions peuvent être envisagées :
  • soit le droit viager empêche, au moins provisoirement, pendant sa durée, l'exercice du droit concurrent ;
  • soit, à l'inverse, le droit viager s'efface devant le droit concurrent ;
  • soit, enfin, droit viager et droit concurrent doivent composer pour s'appliquer de concert.
Le législateur n'a pas apporté de réponse à tous les cas de figure, laissant le soin à la jurisprudence de trancher et le praticien dans l'expectative.
Nous étudierons successivement le droit à l'attribution préférentielle (§ I), le droit de retour des frères et sœurs (§ II) et le droit de retour des père et mère (§ III).

Droit viager et attribution préférentielle

– La problématique. – Lorsqu'un indivisaire bénéficie de l'attribution préférentielle, reçoit-il le logement libre de la charge du droit viager ou doit-il, au contraire, supporter ce droit ? Le législateur de 2001 n'avait pas apporté de réponse. La loi de 2006 a comblé ce vide législatif et réglé le conflit entre le droit viager et l'attribution préférentielle : les droits résultant de l'attribution préférentielle ne préjudicient pas au droit viager que le conjoint exerce. La protection du logement du conjoint survivant prime sur les droits de l'attributaire. Le survivant ayant opté pour le droit viager pourra donc rester dans les lieux.

Droit viager et droit de retour légal des frères et sœurs

– L'instauration du droit de retour. – Depuis la grande réforme de 2001, le conjoint supplante les collatéraux privilégiés dans l'ordre successoral. À défaut de descendants et des père et mère, il est le seul héritier. Pour autant, le législateur, encore attaché à la conservation des biens dans la famille d'origine, a fait revenir les collatéraux privilégiés dans l'ordre successoral en instaurant, à leur profit, un droit de retour nouveau. L'article 757-3 du Code civil prévoit en effet que les biens que le défunt avait reçus de ses ascendants par donation ou succession, et dont il est resté propriétaire, sont dévolus pour moitié à ses frères et sœurs ou à leurs descendants, s'ils sont eux-mêmes des descendants des disposants.
– La problématique du logement objet du droit de retour. – Si le logement du conjoint survivant provient d'une donation consentie par les ascendants du défunt ou a été recueilli dans leur succession, il est éligible au droit de retour des collatéraux privilégiés. Comme on l'a vu, une indivision se crée alors entre le conjoint survivant et les bénéficiaires du droit de retour. Le conjoint peut se prévaloir de son droit à l'attribution préférentielle, mais peut aussi ne pas le souhaiter ou ne pas disposer des ressources suffisantes pour verser une soulte égale à la moitié de la valeur du logement. Il lui reste alors le droit viager. Mais peut-il s'en prévaloir au détriment du droit de retour des collatéraux privilégiés ? Il existe autant d'arguments en faveur de cette thèse que d'arguments défavorables.
– L'argument contre l'application du droit viager. – En principe, le droit de retour crée une succession anomale. Le bien qui en est l'objet échappe aux règles de la succession ordinaire et donc au droit viager.
– L'argument en faveur de l'application du droit viager. – Si le droit de retour des frères et sœurs et le droit viager sont tous deux supplétifs, le régime spécifique dont bénéficie le second lui confère une supériorité sur le premier. Le droit viager constitue le minimum de protection du conjoint survivant dont le droit de retour ne saurait le priver. Cette position paraît être celle du ministère de la Justice, et s'est exprimée dans une réponse ministérielle dès 2006 : la protection du cadre de vie du conjoint survivant prime sur le droit de retour. Les collatéraux conservent leur droit de retour, mais ils attendront l'extinction du droit viager pour en profiter pleinement. À ce jour, aucun conflit entre droit viager et droit de retour des collatéraux privilégiés n'a été porté devant les tribunaux.

Les droits de retour des père et mère

Les père et mère, dans le cadre d'une donation, prévoient généralement un droit de retour pour le cas de prédécès du donataire sans postérité (A). À défaut, ou s'ils y ont renoncé de leur vivant, ils bénéficient d'un droit de retour légal (B). Ces droits de retour, d'origine conventionnelle pour l'un et légale pour l'autre, ne produisent pas les mêmes effets, notamment au regard du droit viager du conjoint survivant.

Le droit de retour conventionnel des père et mère

– L'effet du droit de retour conventionnel. – Le droit de retour conventionnel de l'article 951 du Code civil, en ce qu'il porte sur la totalité du bien donné, est plus protecteur que le droit légal pour le donateur. Ce dernier est en effet assuré, en cas de prédécès du donataire sans postérité, de reprendre le bien donné. L'effet du droit de retour conventionnel est celui d'une condition résolutoire : la donation est rétroactivement anéantie : le bien est censé n'avoir jamais quitté le patrimoine du donateur.
– Conséquence au regard du droit viager. – Si le bien donné est le logement du conjoint survivant, la conséquence est évidente : en raison de la rétroactivité de la condition résolutoire, le bien donné ne fait pas partie de la succession. Le conjoint survivant est alors privé non seulement du droit viager, faute d'objet, mais également, et pour la même raison, du droit temporaire.
– Et si le donateur renonce au droit de retour ? – Du fait de son origine conventionnelle, le donateur peut renoncer au droit de retour mais cette renonciation sera, en principe, sans effet si elle intervient postérieurement au décès du donataire puisque la condition sera déjà réalisée. Toutefois, rien ne paraît interdire un aménagement de la clause de retour conventionnel laissant le choix au donateur.
La réponse est bien moins évidente pour le droit légal.

Rédaction d'une clause de retour conventionnel : laisser le choix au donateur

Pour laisser le choix au donateur, il conviendrait de prévoir dans la donation que le droit de retour produira effet uniquement sur demande de sa part (« si bon lui semble »), et non de plein droit.

Le droit de retour légal des père et mère

– Problématique. – Contrairement au droit de retour conventionnel, le droit de retour légal, prévu à l'article 738-2 du Code civil, est dépourvu d'effet rétroactif. Le bien donné, s'il n'a pas été aliéné par le donataire, se retrouve en nature dans sa succession dont il fait partie. Est-ce à dire, si le bien objet du droit de retour est le logement du conjoint survivant, que ce dernier peut exercer son droit viager et donc que les parents vont en supporter la charge, voire être privés de leur droit de retour ? Il y a un véritable conflit entre les deux droits, hypothèse que le législateur n'a, semble-t-il, pas envisagée, nous laissant dans l'expectative. Les deux droits sont-ils parfaitement incompatibles, auquel cas il convient de déterminer lequel prime sur l'autre ? Ou bien peuvent-ils s'articuler afin que l'exercice de l'un n'exclue pas l'exercice de l'autre ?
– 1) Thèse de l'exclusion d'un droit au profit de l'autre. – Une première thèse consiste à considérer que le droit viager et le droit de retour sont purement et simplement incompatibles : un seul peut être exercé. Mais lequel ? Faut-il prôner la suprématie du droit viager sur le droit de retour légal, ou, au contraire, celle du droit de retour ?
a) Arguments en faveur de la supériorité du droit de retour. Pour donner la préférence aux parents donateurs, deux arguments pourraient être avancés.
Le parallèle avec le droit de retour conventionnel. Un premier raisonnement consiste à faire un parallèle avec le droit de retour conventionnel dont l'application empêche l'exercice du droit viager faute d'objet. En effet, la donation est rétroactivement anéantie par l'effet du droit de retour stipulé. Le bien est censé n'avoir jamais quitté le patrimoine du donateur. Il est donc hors succession. À suivre ce raisonnement, si le droit de retour légal s'applique, le bien sera alors soit totalement hors succession, soit en indivision entre le conjoint et un tiers, le donateur. Les conditions d'application du droit viager ne seront donc pas réunies. Mais ce raisonnement est erroné, car le législateur n'a attaché aucun caractère rétroactif à l'application du droit de retour légal. En outre, ce droit est de nature successorale, au même titre que le droit viager. Le bien donné fait bien partie de la succession.
Caractère impératif du droit de retour versus caractère supplétif du droit viager. Même si le législateur ne le dit pas expressément, il semble communément admis que le droit de retour légal des père et mère est d'ordre public. Ne devrait-il pas, de ce fait, supplanter le droit viager qui n'est que supplétif ? Certes, le de cujus peut priver son conjoint de son droit viager, mais seulement de façon très solennelle, par voie de testament authentique. La force du droit viager, même si le législateur ne l'a pas doté d'un caractère impératif, ne doit pas permettre son éviction par le droit de retour. L'argument est certainement inopérant.
b) Argument en faveur de la supériorité du droit viager. L'importance donnée par le législateur au droit viager, qu'il a doté d'un régime spécifique, ne devrait-elle pas inciter, au contraire, à donner la préférence au conjoint survivant et donc à faire échec au droit de retour des père et mère ?
Si l'on admet l'application du droit de retour légal des père et mère en présence du conjoint survivant, faute pour le législateur d'avoir indiqué qu'il devait alors prévaloir sur le droit viager au logement, la solution à ce conflit réside a priori dans l'articulation de ces deux droits.
– 2) Thèse de l'articulation des droits de retour et viager. – Pour la majorité des auteurs, l'exercice conjoint des deux droits est la solution la plus opportune car elle ne lèse ni le conjoint survivant ni les parents. Reste à déterminer comment permettre cet exercice conjoint.
L'exclusion de la jouissance concurrente. Si le droit viager et le droit de retour s'exercent pleinement, le conjoint et les parents vont-ils jouir concurremment du logement ? Cette solution est certainement à exclure.
L'exercice du droit de retour grevé de la charge du droit viager. Le droit viager est un droit de jouissance accordé au conjoint, qui ne saurait être exercé autrement. Pour certains auteurs, les parents recevront l'objet de leur droit de retour en propriété, mais grevé d'une charge. Ces auteurs font un parallèle avec la réserve des descendants. Si elle peut être grevée de la charge du droit viager, a fortiori le droit de retour des parents, substitut de leur ancienne réserve, peut l'être également. Les parents retrouveront le plein usage du bien donné à l'extinction du droit viager, au plus tard au décès du conjoint survivant. Mais les parents étant généralement plus âgés que le conjoint de leur enfant, il est fort probable qu'ils ne profiteront jamais de leur droit.
– L'exercice du droit de retour en valeur. – La seule solution permettant au conjoint survivant d'exercer son droit d'usage et d'habitation sur le logement donné et aux parents d'exercer pleinement leur droit de retour est exposée au dernier alinéa de l'article 738-2 du Code civil : « Lorsque le droit de retour ne peut s'exercer en nature, il s'exécute en valeur ». Or les parents sont bien dans l'impossibilité d'exercer leur droit de retour en nature si le bien est grevé du droit viager du conjoint survivant. Encore faut-il que la succession comprenne les liquidités suffisantes pour permettre de verser aux parents la valeur de leur droit de retour, soit un quart de la succession ou un quart de la valeur du bien donné si elle est inférieure, selon l'interprétation donnée au texte.

Cumuler le droit viager et l'usufruit légal universel

Malgré les difficultés suscitées par l'instauration du droit viager, le notaire devrait conseiller au conjoint survivant, quand bien même il aurait opté pour l'usufruit légal universel, de systématiquement opter pour son application. Il sera ainsi assuré de pouvoir conserver la jouissance de son cadre de vie en cas de découverte tardive d'un enfant issu d'une autre union ou d'un testament l'exhérédant, directement ou indirectement. En outre, un conjoint très âgé peut avoir intérêt à opter pour le droit viager et un quart en propriété plutôt que pour l'usufruit universel. En effet, la faible valeur du droit viager lui permettra de se servir également en pleine propriété, sur les liquidités notamment.

– Bilan : une protection efficace du logement du conjoint survivant. – Ce corpus de dispositions protectrices tendant au maintien du cadre de vie du survivant après le décès de son conjoint en fait une « sorte d'attributaire anomal du logement de la famille », selon l'expression d'un auteur. Si quelques mesures ont été étendues progressivement au partenaire de pacte civil de solidarité, très peu l'ont été au profit du concubin qui continue de pâtir de l'absence de statut légal. La protection du partenaire pacsé reste ainsi limitée et celle du concubin quasi inexistante.
– Conclusion. Droit prospectif. – En 2020, le 116e Congrès des notaires de France a proposé d'ouvrir au partenaire de Pacs la faculté d'accorder au survivant, par testament, un droit viager au logement et au mobilier le garnissant à la condition que le logement appartienne aux partenaires ou dépende totalement de la succession, sans possibilité, pour les héritiers réservataires de demander la réduction de la libéralité en cas de dépassement de la quotité disponible. C'est-là constater qu'aujourd'hui, se pose la question de l'extension des mesures de protection du logement dont bénéficie le conjoint survivant aux autres formes d'union, pacte civil de solidarité et union libre. Assistera-t-on prochainement à l'avènement d'un « droit commun du logement familial » indépendant du mode de conjugalité ? Le risque (mais en est-ce réellement un ?) est d'effacer, peu à peu, les différences majeures entre les diverses formes d'union.
En France, le débat est engagé. En septembre 2021, une proposition de loi « tendant à renforcer les droits des personnes liées par un pacte civil de solidarité » a été déposée par un groupe de députés. Partant du constat que le nombre de Pacs conclus chaque année est en progression alors que le nombre de mariages célébrés est en diminution, le texte entend offrir une véritable protection au partenaire survivant. Il lui confère la qualité d'héritier au même titre que le conjoint successible, et donc les droits au logement, temporaire et viager, dans les mêmes conditions qu'au conjoint, ainsi que le droit à la pension de réversion.
Il ne s'agit pas de donner aux concubins qui font le choix de se soustraire à un statut légal les mêmes droits qu'aux conjoints ou même aux partenaires pacsés qui ont choisi un cadre juridique, certes protecteur, mais également générateur d'obligations qui en sont la contrepartie. Il ne s'agit pas non plus de conférer aux partenaires les mêmes avantages qu'aux époux, sinon pourquoi conserver deux modes de conjugalité aux effets identiques ? Si la coexistence du mariage et du pacte civil de solidarité doit perdurer, des différences doivent être maintenues qui justifient la souplesse du second, notamment quant aux règles relatives à la rupture du contrat. Le maintien d'une pluralité de modes de conjugalité suppose le maintien de régimes distincts.
Il est cependant rassurant de noter avec quelle sérénité un tel débat peut aujourd'hui être engagé. Là où, il y a quelques années encore, certaines voix et certaines plumes (et non des moindres) nous décrivaient la société française ébranlée jusque dans ses fondements moraux les plus intimes par la timide reconnaissance de nouveaux modes de conjugalité, on voit aujourd'hui professionnels et universitaires aborder calmement (et surtout scientifiquement) la question d'un éventuel rapprochement de certains de leurs effets avec ceux du mariage, à l'instar de ce qui s'est déjà produit dans d'autres pays européens, dont il n'est pas démontré qu'ils aient, pour autant, sombré dans la décadence !

Protection du logement hors mariage : les exemples suisse et belge

Le pas a d'ores et déjà été franchi par le législateur belge qui accorde au « cohabitant légal » des droits impératifs sur le logement. Le droit suisse accorde une réserve au partenaire et prévoit d'instaurer une créance d'assistance alimentaire sous forme de rente au profit du concubin notoire dans le besoin.