– Les champs divers du démembrement. – Démembrer la propriété implique d'en être titulaire ; c'est, en droit des biens, la seule condition requise. Si elle est satisfaite, le démembrement est laissé à l'entière volonté des parties : démembrement pour une durée déterminée ou indéterminée (la limite maximum de sa durée étant alors viagère pour les personnes physiques, et trentenaire pour les personnes morales), avec constitution d'usufruit successif ou non, et dans le cadre d'une mutation à titre gratuit (pour gratifier le nu-propriétaire) ou à titre onéreux (pour rémunérer l'usufruitier). On peut donc parfaitement concevoir une vente de l'usufruit, ou de la nue-propriété, voire la vente d'un autre droit réel sui generis, le désormais célèbre arrêt Maison de Poésie
ayant confirmé que l'énumération des droits réels exprimée dans le Code civil n'a pas pour effet de les enfermer dans un numerus clausus exhaustif. Nous nous pencherons ici sur la cession de la nue-propriété, la seule concernée aujourd'hui par une certaine pratique, croissante d'ailleurs, dans le sillage de la (re)montée en puissance de cet autre (ancien) outil qu'est la vente en viager examinée dans notre section précédente.
La vente de la nue-propriété du logement
La vente de la nue-propriété du logement
La vente de la nue-propriété du logement
– Pertinence de la solution pour les vendeurs. – Comme la vente en viager, la vente de la nue-propriété peut constituer une réponse aux défis sociologiques du logement : vieillissement de la population ; concentration de la propriété immobilière dans les mains des générations les plus âgées ; extension de la durée du grand âge ; accroissement des coûts du vieillissement et de la dépendance ; crainte sur la pérennité des aides publiques et du niveau des retraites ; alourdissement des normes de rénovation énergétique des logements qui rendent nécessaires des travaux coûteux ; augmentation des prix de l'énergie nécessaire à la vie domestique ; préférence marquée pour le maintien à domicile et les repères familiers qu'offre celui-ci, plutôt qu'un départ en établissements spécialisés, ressenti parfois comme « une grande déportation des vieux » vers des lieux dont la mauvaise réputation a été accentuée, hélas parfois avec raison, par la médiatisation de certains scandales ; volonté de se procurer des liquidités tout en conservant son « chez-soi » ou d'apporter une aide financière à sa descendance parfois moins bien lotie en terme de charges et de revenus… Tels sont les facteurs déclenchants fréquemment exprimés (ou non dits) chez les vendeurs, en général d'un certain âge, qui optent pour ces types de mutations.
– Intérêt pour les acquéreurs. – Pour les acquéreurs, plutôt jeunes, les motivations en toute logique proviendront fréquemment d'un reflet symétriquement projeté de ces mêmes constats : courbe ascendante jamais réellement apaisée de la cherté du logement, volonté induite de se propulser dans ce marché structurellement inflationniste au moyen d'un effort moins brutal de trésorerie ; préparation de la retraite, ou de l'amélioration de son confort, à l'aide d'investissements de long terme ; etc.
– Comparaison avec le viager occupé. – Comparée à la vente en « viager occupé », dont le prix est payable sous forme de rente, on constate que les objectifs sont très voisins. De ce fait, bon nombre de nos développements trouveront place ici en un simple renvoi à ce sujet, précédemment traité. Mais une caractéristique les sépare : les modalités de paiement du prix. Et c'est d'ailleurs ce qui explique que, de très longue date, la jurisprudence estime que l'article 1975 du Code civil, prévoyant la nullité du contrat de vente viagère en cas de décès du crédirentier dans les vingt jours de l'acte, n'est pas applicable à la vente pratiquée seulement avec une réserve d'usufruit. Dans le cas d'une vente de nue-propriété, le paiement du prix se réalise intégralement au comptant sans considération de la durée de vie du vendeur, et donc sans aléa. L'acquéreur comme le vendeur renoncent à la chance de gain que représente cet aléa, mais évincent également le risque d'une perte. Examinons donc successivement les différences et caractéristiques qui en découlent.
L'absence d'aléa dans le paiement du prix permet d'élargir le spectre des potentiels vendeurs de nue-propriété
– Une vente accessible aux personnes morales. – À la différence du viager qui suppose un aléa mortem causam, la vente de nue-propriété est un contrat accessible aux personnes morales. Celles-ci, même si elles ne sont par définition pas destinées à mourir, peuvent parfaitement céder la nue-propriété d'un bien leur appartenant. Dans le cas, fréquent en pratique, d'un logement détenu par une société civile familiale, on peut parfaitement concevoir la vente de la nue-propriété, consentie par la société civile, laquelle encaisse donc immédiatement la valeur de cette nue-propriété. À l'inverse, dans une organisation patrimoniale similaire, cette société civile ne pourrait pas vendre moyennant une rente viagère constituée sur sa tête. Tous types de personnes morales sont concernés : société, association, collectivité locale, etc. La seule particularité est alors que leur usufruit est borné par la limite trentenaire imposée par la loi
. Il existerait, théoriquement, diverses échappatoires à cette règle ; leur application pratique semble cependant très limitée.
Échapper à la limitation à trente ans de la durée de l'usufruit constitué sur la tête d'une personne morale, un exercice de théorie juridique aux applications pratiques très limitées
1. Procéder par démembrement d'un droit réel de jouissance spéciale distinct de l'usufruit
1.1 – L'un des commentaires les plus fréquemment rencontrés à la suite du célèbre arrêt Maison de Poésie relève que la limite trentenaire de l'usufruit des personnes morales posée à l'article 619 du Code civil ne pourrait s'appliquer en présence d'un autre droit réel, sui generis, organisant une jouissance spéciale que les prérogatives inhérentes à l'usufruit « traditionnel » ne seraient pas en mesure de lui apporter.
1.2 – Sous réserve de démontrer cette nécessaire spécificité, et par ailleurs de ne pas prévoir une durée perpétuelle, une personne morale pourrait donc constituer sur sa tête un droit d'une durée bien supérieure à trente années (quatre-vingt-dix-neuf ans à défaut de précision, voire plus si l'acte constitutif le précise). C'est bien là tout l'objet et le sens des décisions rendues dans le cadre de la jurisprudence novatrice Maison de Poésie.
1.3 – Cela étant, au-delà de cette ouverture théorique, encore faudrait-il qu'une telle possibilité laisse subsister un avantage suffisant pour qu'un investisseur soit intéressé : par exemple en organisant des alternats de jouissance, des répartitions différenciées de revenus, etc.
2. Constituer la rente sur une autre tête que celle du vendeur
2.1 – On peut aussi imaginer que la rente soit constituée sur une autre tête que celle du vendeur ; et en l'occurrence, il serait concevable que celle-ci soit fixée sur la tête d'une ou plusieurs personnes physiques, associées de la société. Mais compte tenu de l'aléa que l'on fait alors peser sur les résultats de la personne morale, il y a là un risque fort d'atteinte à l'intérêt social : en effet, puisque ce ou ces associés peuvent décéder à tout moment, et ainsi tarir le revenu qui était dû à la société venderesse avant même, le cas échéant, que la valeur de cession ait été intégralement acquittée par le débirentier, on l'aura amenée à vendre à perte si la personne sur la tête de qui est constituée la rente décède trop prématurément. Et le fait que les associés aient validé la décision en assumant ce risque, y compris à l'unanimité, ne suffit pas à justifier l'opération au regard de cet intérêt social propre de la personne morale ; lequel on le sait aujourd'hui, ne saurait se confondre avec l'intérêt collectif de ses associés.
2.2 – Ne serait-ce qu'à cet égard, orienter une telle mutation (celle du bien figurant au bilan d'une société) vers la vente de la nue-propriété moyennant un capital, plutôt que vers la vente moyennant rente viagère, nous semble préférable, compte tenu de l'aléa moindre.
Ceci nous conduit à observer que lorsque la vente est consentie par une personne physique, avec réserve d'un usufruit à durée indéterminée, l'aléa n'est pas totalement chassé, du fait même de l'incertitude sur la date d'extinction du démembrement. Voyons-en les conséquences.
L'absence d'aléa affectant le paiement ne signifie pas absence totale d'aléa
En effet, la vente moyennant rente viagère dans l'hypothèse d'un viager occupé cumule en réalité deux aléas en un : l'un relatif à l'incertitude quant à l'accès à la jouissance du bien (qui pèse sur l'acquéreur débirentier), et l'autre relatif à la réalité de ce qui sera payé sur la partie du prix convertie en rente (aléa qui pèse cette fois sur les deux parties). Dans la vente de nue-propriété moyennant prix en capital, si le second aléa disparaît, puisque le paiement du prix est ferme et définitif au jour de la vente, le premier, en revanche, subsiste. Dit autrement, la vente moyennant rente viagère est aléatoire pour les deux parties, la vente de nue-propriété ne l'est que pour l'acquéreur (le prix qu'il aura déboursé pour acquérir la nue-propriété s'avérera économiquement trop élevé, si la privation de jouissance dure trop longtemps).
– Un seul aléa suffit. – En effet, l'usufruit (en tous cas s'il a été stipulé à durée indéterminée) s'éteindra seulement avec le décès de son titulaire, à une date par définition inconnue. Du fait de ce caractère aléatoire, la vente avec réserve d'usufruit viager ne peut faire l'objet d'une action en rescision pour lésion.
L'aléa chasse la lésion… oui, mais à quelles conditions ?
1. Une vente est aléatoire lorsqu'il est impossible d'établir, au moment de celle-ci, si les prestations respectives sont équivalentes ou non. Pour cette raison, on ne peut alors dire si le contrat est ou n'est pas lésionnaire. Ainsi, une vente moyennant rente viagère n'est pas rescindable pour lésion (ou plutôt aujourd'hui, n'est plus susceptible de faire l'objet d'une action en complément de prix).
2. La jurisprudence a été longtemps divisée sur le point de savoir si le caractère aléatoire (et donc la nature non rescindable de la vente) imposait que l'aléa pèse sur les deux parties. Aujourd'hui, la Cour de cassation semble développer une position visant à reconnaître le caractère aléatoire dès lors que la prestation d'une seule des parties est incertaine, combinant les articles 1108 et 1964 du Code civil pour estimer que l'aléa existe dès lors qu'au moment de la formation du contrat, les parties ne peuvent apprécier l'avantage qu'elles en retireront, parce que celui-ci dépend d'un événement incertain.
3. L'appréciation de l'aléa relève cependant de la compétence exclusive des juges du fond. La Cour de cassation leur laisse une totale souveraineté pour déterminer au cas par cas s'il existe un aléa ou non. Or, celui-ci a été identifié comme grevant une vente avec réserve d'usufruit au profit du vendeur, ou même une vente avec réserve d'un droit d'usage et d'habitation. Une telle vente n'est donc pas susceptible de faire l'objet d'une action en complément de part, même si, dans l'hypothèse d'un décès rapide du vendeur usufruitier, l'acquéreur revendait la pleine propriété pour un prix fortement revalorisé par rapport à la valeur initiale de cette pleine propriété.
Indépendamment de la plus-value économique que le prix du bien peut connaître du fait de la fluctuation des marchés, la plus-value mécanique dégagée par l'acquéreur du fait de l'extinction de l'usufruit peut, selon ses modalités de financement, produire des effets collatéraux en termes de créances entre époux, de récompenses ou de rapport de la libéralité employée à l'acquisition. On en lira le détail sur l'extension numérique du présent rapport.
Des effets collatéraux de l'achat de la nue-propriété d'un logement sur les créances, récompenses, réunion fictive et rapports
1. L'acquéreur est un époux ou un partenaire ayant emprunté auprès de son conjoint
1.1 – Créances légalement réévaluables et récompenses. Ce sera le cas d'un époux ou d'un partenaire dont une partie du budget aura été avancée par son conjoint, donnant lieu à une créance entre époux ou entre partenaires. Sauf convention contraire, le remboursement de la créance sera du profit subsistant dans le patrimoine emprunteur au moment de ce remboursement, par application des articles 1543, 1479 et 515-7, dernier alinéa du Code civil, qui font tous renvoi direct ou indirect à l'article 1469 du même code, lequel est comme on sait basé sur ce raisonnement. De même, si l'acquisition est réalisée dans le cadre d'un mariage en communauté, et qu'une récompense est générée, elle sera liquidée à la dissolution du régime, conformément aux alinéas 2 et 3 de l'article 1469 du Code civil, c'est-à-dire en tenant compte de la plus forte des deux sommes que constituera soit la dépense faite, soit le profit subsistant.
1.2 – Quelle base de calcul : pleine ou nue-propriété ? Dans toutes ces hypothèses, si au moment de l'exigibilité de la créance ou de la récompense, l'usufruit du vendeur s'est éteint, c'est naturellement la pleine propriété du logement qui figurera dans le patrimoine de l'acquéreur-emprunteur. De ce fait, le profit subsistant dans ce patrimoine sera bien celui correspondant à cette propriété pleine et entière, et non pas seulement à la nue-propriété. En conséquence, il conviendra de calculer d'abord la contribution du patrimoine créancier dans le financement de la nue-propriété, puis de reporter cette fraction sur la valeur en pleine propriété du bien, telle qu'existante au jour de la liquidation.
2. L'acquéreur est un donataire ayant recueilli à titre gratuit les fonds nécessaires au financement
2.1 – Rapport des fonds ou de leur cible ? C'est ici l'hypothèse, fréquente en pratique, d'un donataire (un enfant par exemple) destinataire d'un don en numéraire, qui en investit le montant dans l'acquisition d'un bien en nue-propriété. Au décès des donateurs, se posera la question de la réunion fictive de cette libéralité (et de son rapport, s'il n'a pas été procédé par donation-partage). Comment procéder lorsque l'usufruitier du logement est prédécédé, la pleine propriété étant désormais consolidée dans le patrimoine du donataire ?
2.2 – On sait qu'en vertu de l'article 860-1 du Code civil, les opérations de réunion fictive et de rapport doivent prendre en compte la valeur actualisée du bien subrogé. Cela étant, cette réunion fictive doit-elle être calculée en tenant compte de la nue-propriété initialement acquise, ou de la pleine propriété désormais détenue par le donataire ? La Cour de cassation s'est positionnée avec force en faveur de la deuxième branche de l'alternative. Écartant vigoureusement les arguments du pourvoi, elle décide au contraire qu'« en application de l'article 922 du Code civil, une donation de somme d'argent ayant servi à acquérir la nue-propriété d'un bien immobilier doit être réunie fictivement aux biens existants au décès, en vue de former la masse de calcul de la réserve et de la quotité disponible, pour la valeur de cet immeuble estimée au jour de l'ouverture de la succession, d'après son état à l'époque de son acquisition ».
2.3 – Un commentateur avisé expose le détail de ce raisonnement comme suit : qu'il s'agisse d'une donation de la nue-propriété d'un bien avec réserve d'usufruit, ou comme en l'espèce, de la donation d'une somme d'argent ayant servi à acquérir un bien en nue-propriété, l'extinction de l'usufruit par le décès de son titulaire (C. civ., art. 617) commande de réunir fictivement la valeur de la pleine propriété du bien donné ou subrogé, estimée au jour du décès, compte tenu de son état au jour de la donation ou de son acquisition. La valeur à réunir fictivement à celle des biens existants sera donc toujours celle de la pleine propriété du bien donné ou subrogé, pour peu qu'elle soit reconstituée sur la tête du donataire au jour où intervient le décès du donateur.
L'évaluation réaliste du droit acquis
– Le prix de la nue-propriété découle de l'évaluation préalable de l'usufruit. – Acquérir la nue-propriété d'un logement suppose de convenir du prix que représente ce droit, donc de déterminer en amont la valeur de l'usufruit réservé par le vendeur, afin de la déduire du prix de marché de la propriété entière dudit logement. Ce qui, nécessairement, implique de déterminer avec soin :
- qui est cet usufruitier (ou qui sont ces usufruitiers si un usufruit successif est stipulé sur plusieurs têtes), en appréciant de plus près possible quelle est son espérance de vie : âge précis, sexe, état de santé, état de vie maritale, catégorie socio-professionnelle, lieu de résidence, etc. ;
- quelles sont les potentialités de rendement net du logement, et dont le nu-propriétaire serait donc coupé pendant la durée qui précède : estimation fine de la valeur locative, des charges annuelles, de l'entretien courant...
– L'usufruit : autant de prix que de situations. – Le lecteur aura remarqué qu'à aucun moment les développements qui précèdent n'ont fait référence au barème fiscal d'estimation de l'usufruit (CGI, art. 669). Certes, depuis sa refonte celui-ci a vocation à s'appliquer tant aux opérations à titre onéreux qu'à celles à titre gratuit. Dans les deux domaines, cette application obligatoire ne concerne que le calcul des droits de mutation. Dans les rapports privés entre les parties, le mode d'évaluation est libre, même si, bien sûr, il doit être justifié et fondé sur des paramètres réalistes. En cela, l'évaluation du droit acquis revêt une importance capitale, puisque c'est la contrepartie de l'objet du contrat. Elle doit être estimée de façon aussi fine et exacte que possible. De nombreuses publications fondatrices ont exposé et justifié en détail ces raisonnements et modes de calcul, auxquelles nous ne pourrions rien ajouter.
– Méthode identique lors d'une éventuelle revente. – La même méthode sera appliquée en cas de vente convenue entre nu-propriétaire et usufruitier en cours de démembrement. Le produit d'une telle cession correspond alors à deux prix de vente, puisque même si le prix est stipulé globalement, la vente de la chose fait naître autant de créances de prix qu'il y a de cédants. En effet, nous sommes en présence d'un démembrement de propriété, non d'une d'indivision : dès lors, il n'y a pas plus d'indivision sur le prix qu'il n'en existait sur la chose. La solution est consacrée, depuis la réforme du 23 juin 2006, par l'article 621 du Code civil. En cas de vente simultanée de l'usufruit et de la nue-propriété d'un bien, le prix total de ce bien se répartit entre le prix de son usufruit et le prix de la nue-propriété, qu'il faut donc bien estimer pour parvenir à une ventilation juste très exactement selon les mêmes critères que ceux que nous avons décrits plus haut. Mais, comme le précise cet article du code, une telle ventilation n'aura lieu d'être que si telle est la volonté des titulaires de droits démembrés, autrement dit, à défaut seulement de convention contraire.
Opportunité de la convention de démembrement
– La liberté conventionnelle, splendeur du contrat. – Les principes légaux en matière de démembrement de propriété se regroupent autour de deux pôles. Le premier regroupe les obligations du nu-propriétaire ; toutes sont négatives (obligation de ne pas faire) ou seulement virtuelles (obligation de faire plus tard, s'il devient plein propriétaire). Le second comporte, à l'inverse, les obligations de l'usufruitier, au contraire, toutes positives (obligation de faire), dont l'irrespect peut être sanctionné pendant le cours du démembrement. Mais les règles prévues par la loi n'ont que peu de dimensions impératives, ce qui laisse toute sa place à l'ingénierie conventionnelle et à la personnalisation des solutions. Le lecteur pourra en juger par les exemples suivants.
La charge des gros travaux
– Qui paie quoi ? – Répétons-le : il n'y a aucune indivision entre usufruitier et nu-propriétaire, donc une autonomie totale de leurs droits respectifs, quoique liés par un même support. Pour cette raison, dans tous les cas où les règles du démembrement procèdent du régime légal, une jurisprudence particulièrement constante a toujours admis que le nu-propriétaire ne peut être contraint d'effectuer les grosses réparations en cours de démembrement, alors même que le poids de celles-ci est pourtant mis à sa charge par l'article 605, alinéa 2 du Code civil. L'usufruitier ne peut donc contraindre le nu-propriétaire à effectuer de telles réparations, fussent-elles nécessaires, notamment pour permettre la location de l'immeuble démembré, puisque ce nu-propriétaire est étranger aux relations juridiques nées du bail. L'usufruitier ne peut donc pas non plus réclamer au nu-propriétaire le remboursement des dépenses qu'il aurait assumées en vue de pouvoir réaliser de gros travaux. Mais il n'en est ainsi qu'en l'absence de convention contraire.
– Le champ étendu du contrat. – Le résultat impossible à atteindre au moyen d'un recours judiciaire peut aisément être obtenu par l'effet d'une convention. On peut ainsi :
- créer une obligation positive pour le nu-propriétaire de réaliser les travaux dont il a la charge, y compris en cours de démembrement, en prévoyant des sanctions en cas d'inexécution, pouvant aller, pourquoi pas, jusqu'à la résolution du démembrement, et donc ici, de la vente ;
- et/ou déplacer le curseur de répartition des charges énoncé par les alinéas 1 et 2 du Code civil, en définissant autrement la répartition de celles-ci.
La répartition des charges et travaux dans une convention de démembrement : un subtil exercice d'ingénierie notariale
Préambule : chacun reconnaîtra dans ce titre le reflet de celui du 118e Congrès des notaires de France, réuni à Marseille en 2022. Qu'il nous soit permis d'exprimer, par ce bien modeste rappel, un hommage aux travaux de nos prédécesseurs.
1. Dans une convention appelée à régler l'exercice des droits respectifs de l'usufruitier et du nu-propriétaire d'un immeuble, la plus grande liberté règne sur les conventions des parties.
Ainsi, il est possible de prévoir que toutes les charges et tous les travaux seront du seul ressort de l'usufruitier, ce dont il peut découler bien des avantages futurs pour le nu-propriétaire. Pareille convention se rencontre plus souvent quand le démembrement est pratiqué en faveur d'un proche, donc à titre gratuit. Mais il est parfaitement concevable dans le cas d'un démembrement effectué à titre onéreux en faveur d'un tiers, comme étant la contrepartie d'autres avantages tirés par l'usufruitier dans la convention (liberté de modification de la substance du bien, liberté de changement d'affectation, etc.). On peut encore prévoir exactement l'inverse : faire supporter exclusivement au nu-propriétaire les charges et travaux, et assortir la convention d'une obligation positive de les réaliser dès que la nécessité s'en présentera.
2. La plume du rédacteur devra toutefois être bien ajustée, car il lui faudra définir soigneusement la notion de nécessité, et la distinguer de travaux au caractère somptuaire que pourrait réclamer un usufruitier de mauvaise foi. Une telle clause peut rencontrer toute sa pertinence dans l'hypothèse où le bien est loué (il est d'ailleurs possible d'imaginer, si on le juge opportun, qu'elle ne s'activerait qu'en pareil cas de location, afin d'éviter de faire supporter au seul usufruitier la totalité des charges de travaux que le locataire, lui, pourra de toute façon exiger en vertu des droits qui lui sont propres). En effet, les grosses réparations au sens de la loi du 6 juillet 1989, que ladite loi met à la charge du bailleur (plein propriétaire ou usufruitier) sont bien plus nombreuses que celles définies à l'article 605 du Code civil.
3. Le notaire devra aussi se souvenir qu'il est toujours garant de l'équilibre contractuel.
Une telle obligation, si elle est mise sur les seules épaules du nu-propriétaire, place celui-ci dans la situation du bailleur au niveau des charges… mais non des revenus, puisqu'il n'encaisse pas les loyers ! On peut y voir un manque d'équilibre. Pour le compenser, la convention pourrait stipuler que l'usufruitier devra, alors, un intérêt sur le montant de la dépense engagée, dans l'esprit de ce que prévoit d'ailleurs l'article 609 du Code civil, lorsque la charge s'impose légalement au nu-propriétaire.
4. Bien entendu, le poids des charges ainsi ventilées affectera la valorisation de la nue-propriété et de l'usufruit. En revanche, les obligations qui seraient ainsi conventionnellement imposées au nu-propriétaire, dans un acte de vente de la nue-propriété du bien, ne constituent pas une charge augmentative du prix pour le calcul des droits de mutation. En effet, c'est seulement le contenu du droit cédé qui est modifié, et son prix de cession qui en est affecté, mais non les conditions de la vente. Observons d'ailleurs, pour nous en convaincre, que cela se vérifie s'agissant de la réserve du droit d'usufruit lui-même : à la différence d'une clause de jouissance différée, elle n'est pas fiscalement analysée comme étant une charge augmentative du prix.
L'hypothèse de la destruction du bien démembré
– Un cas qui n'est pas d'école. – En ces temps de multiplication des dommages observés du fait d'aléas climatiques (inondations, tempêtes, affaissements liés à l'assèchement des terres ou au contraire à des pluies diluviennes, etc.), il n'est pas forcément théorique de réfléchir à la disparition d'un bien par cas fortuit (sans compter les autres causes telles que les accidents, le vandalisme, les dommages de guerre, le terrorisme, etc., ou tout simplement la vétusté : qu'on se souvienne par exemple des immeubles effondrés rue d'Aubagne en novembre 2018 à Marseille, ou à Lille en novembre 2022). Dans ces situations extrêmes, où la reconstruction de l'immeuble est nécessaire si l'on veut continuer à en jouir, l'article 607 du Code civil précise que le nu-propriétaire, pas plus que l'usufruitier, n'est tenu d'y procéder.
Le plus souvent les assurances couvriront le risque. Encore faudra-t-il que les primes aient été réglées, et le montant du contrat ajusté aux coûts potentiels de reconstruction (dont l'inflation actuelle, en termes de matériaux et de main-d'œuvre, amènerait peut-être à devoir reconsidérer les plafonds de garantie prévus dans certaines polices). À défaut de convention, l'indemnité pourra être encaissée par l'usufruitier, sans que le nu-propriétaire puisse imposer la reconstruction. De tels inconvénients pour le nu-propriétaire justifient la mise au point d'une convention, de manière à anticiper le sort de l'indemnité versée par l'assureur : obligation de remploi dans la reconstruction ou dans l'acquisition d'un autre support, quasi-usufruit avec conditions d'exercice et indexation de la dette de restitution, etc.
Charges de copropriété
– Définitions trop courtes du Code civil, face à la diversité des charges de copropriété. – En présence d'un logement soumis au statut de la copropriété, une convention pourra servir à préciser ou modifier la répartition des charges. Prenons l'exemple fréquent où ces charges communes procéderaient d'une décision de remplacement (non pas le seul entretien) d'un ascenseur, considéré par la jurisprudence comme un investissement en capital, qui maintient la valeur de l'immeuble, et à ce titre appelé à être financé par le nu-propriétaire du lot de copropriété ; par convention, il deviendrait possible de prévoir l'inverse, ou une participation commune au coût. Autres exemples : le remplacement de volets, au coût significatif, est considéré comme réparation d'entretien ; et plus encore, bien sûr, celui du ravalement de façade, qui peut engager un budget conséquent : bien qu'il concerne les murs porteurs, il n'affecte pas leur substance mais seulement leur revêtement, aussi le ravalement des bâtiments est-il considéré comme une réparation d'entretien. Là encore, les parties pourront stipuler une participation ou une répartition différente, pour toute la durée du démembrement ou seulement une période de celui-ci (activation à compter d'un certain âge, ou à compter d'une mise en location, etc.).
Extinction du démembrement
Exercice sans doute délicat mais pas impossible, et potentiellement précieux pour les parties en termes de prévention des contestations, la convention pourra tenter une réglementation conventionnelle de la sanction de l'abus de jouissance, afin de préciser ce qui est prévu dans le régime légal par l'article 618 du Code civil.
Dans le même ordre d'idées, prévoir à quel stade et quelles conditions l'une et l'autre des parties pourraient demander la conversion de l'usufruit en rente viagère, pourrait être d'un grand intérêt le moment venu, en fonction de la situation concrète et des objectifs personnalisés que les deux parties entendront faire apparaître. On pourrait, a minima, convenir par avance des modalités de calcul de la rente (méthode choisie, paramètres pondérés ou non, etc.).
Le démembrement peut aussi prendre fin par la vente du bien, ou non. Comme évoqué plus haut, c'est là que l'article 621 du Code civil laisse une place magistrale à la convention, et donc aux solutions sur mesure, depuis la loi du 23 juin 2006.
Report du démembrement ou répartition des prix en cas de vente
Comme on l'a vu, le sort du prix global (ou plutôt de la somme englobant les deux prix, celui de l'usufruit et celui de la nue-propriété) dépend de la volonté des parties. Consigner à l'avance celle-ci dans le cadre de la convention pourra être précieux si les parties n'entendent pas que la cession conjointe de leurs droits sur le bien mette fin au démembrement, en prévoyant dès lors :
- soit les conditions d'un remploi (réinvestissement uniquement sur un autre logement, ou sur tout autre actif ; choix de préséance de l'usufruitier, ou au contraire du nu-propriétaire ; etc.) ;
- soit celles d'un quasi-usufruit, si aucun réinvestissement n'est rendu obligatoire. Les possibilités sont identiques à celles évoquées en matière d'indemnité d'assurance.
Contraintes, légèretés et incertitudes attachées à la vente de nue-propriété
Nous rencontrerons ici une « légèreté » dont profite la vente de nue-propriété, et une incertitude dans les conséquences de sa mise en place, sans doute opportunes ni l'une ni l'autre. Et nous retrouverons une contrainte, déjà examinée au stade du viager, dont l'étreinte nous semble devoir être desserrée en faveur de la pérennité du logement.
Inapplication de l'article 215, alinéa 3 du Code civil
– Étonnante exclusion du régime primaire impératif. – La Cour de cassation admet que la mutation de la nue-propriété du logement de la famille puisse être réalisée sans intervention du conjoint du propriétaire, même sans stipulation d'usufruit successif en faveur dudit conjoint : la jouissance du couple étant assurée pendant le mariage du fait de la réserve d'usufruit ménagée à son profit par le cédant (ou le donateur), son éventuel prédécès n'a pas d'influence, puisque par définition il mettra fin au mariage, situation où la protection de l'article 215, alinéa 3 du Code civil n'a plus lieu d'être… Voilà une vision empreinte de juridisme pur, car soutenir que cette situation n'aura pas d'impact est faire fi de nombreuses réalités, sur lesquelles nous reviendrons dans les pages qui vont suivre.
Inapplication du droit de préemption du locataire
– Un doute jamais levé. – Il existe en la matière un manque de précision, dont découle une incertitude. Doit-on purger le droit de préemption ouvert au locataire par l'article 10 de la loi no 75-1351 du 31 décembre 1975 (vente après division) en cas de vente de la seule nue-propriété, avec réserve d'usufruit au profit du vendeur ? Une doctrine des plus autorisées souligne que l'exercice du droit de préemption lors de la vente en nue-propriété ne changera pas dans l'immédiat la situation du locataire ou de l'occupant de bonne foi, mais qu'elle la modifiera à terme, de manière considérable, lors de la réunion de l'usufruit à la nue-propriété ; ce qui lui fait reconnaître au locataire l'exercice du droit de préemption. Mais à ce jour, les solutions demeurent incertaines pour la cession de la nue-propriété, comme de l'usufruit d'ailleurs.
L'étau de l'article 918 du Code civil
– Ouvrir les ventes de nue-propriété aux proches. – Comme nous l'avons déjà observé pour la vente en viager, l'article 918 du Code civil a été rédigé en fonction de problématiques socio-économiques qui n'étaient pas les mêmes qu'aujourd'hui, ni en termes de pyramide des âges, ni en termes d'accès au logement ou de maintien pérenne dans celui-ci, ni en termes de financement public de la dépendance. Ouvrir plus largement la vente en nue-propriété, comme la vente en viager, au sein du cercle familial, serait sans doute un moyen parmi d'autres de favoriser leur essor, et donc de permettre une meilleure mobilisation de l'épargne stockée dans l'immobilier chez les générations les plus âgées, sans pour autant perdre leur capacité de logement.
Une voie ouverte par la jurisprudence. D'ailleurs, n'est-il pas étrange que l'article 918 du Code civil expose aux mêmes soupçons la vente de nue-propriété, dont la réalité du prix, payable au comptant, semble plus aisée que celle de la vente moyennant rente viagère, dont on peut en effet mieux imaginer que le contrôle de conformité puisse être considéré comme plus ardu ? Cela ne démontre-t-il pas une méfiance quelque peu dogmatique, liée à un seul dénominateur réellement commun entre les opérations ciblées, à savoir la présence d'un héritier en ligne directe dans le rôle de l'acquéreur ? Au demeurant, n'est-ce pas ce constat qui aurait amené la Cour de cassation à rendre un arrêt du 26 janvier 2022 ? On avait affaire en l'espèce à un montage baroque opéré par le de cujus. En présence de quatre ventes en démembrement consenties à quelques heures d'affilée à chacun de ses quatre enfants, elle admet la possibilité d'un consentement des cohéritiers seulement tacite. Le pas n'est pas si large, et il nous semble que le législateur pourrait, sans grand risque, faire une présomption au moins réfragable.
Chose dont le fisc d'ailleurs, pourtant réputé être soucieux de ses intérêts et jaloux de ses moyens d'agir, s'accommode très bien, lorsque la loi ne lui octroie que le bénéfice d'une présomption simple, aux termes de l'article 751 du Code général des impôts, en vue de contester les démembrements jugés fictifs. Est-il sensé qu'il y ait une telle différence entre l'approche fiscale et civile des choses ? Puisque nous abordons ainsi la dimension fiscale des raisonnements, voyons rapidement, dans une dernière rubrique, le traitement par l'impôt des conséquences de la vente de nue-propriété.
Fiscalité applicable à la suite de la vente d'un logement en nue-propriété
– Vente de nue-propriété et redevabilité de l'IFI. – Nous évoquions à l'instant la présomption édictée à l'article 751 du Code général des impôts, laquelle, on le sait, risque de contribuer à fictivement réintégrer dans l'assiette successorale de l'usufruitier, pour le seul calcul des droits de mutation par décès, la valeur de la pleine propriété, si le démembrement ne provient pas notamment d'une donation dûment enregistrée plus de trois mois avant le décès dudit usufruitier. Mais bien sûr, dans le cas d'une vente de nue-propriété consentie à un tiers, cette présomption de l'article 751 ne joue pas, puisqu'elle n'a vocation à s'appliquer que lorsque le démembrement est opéré entre présomptifs héritiers.
En revanche, il est intéressant d'observer que le fait de se situer hors du champ d'application de cet article 751 du Code général des impôts présente indirectement des effets sur un autre impôt, l'IFI mis à la charge de l'usufruitier. En effet, des règles particulières de répartition de la charge de celui-ci sont prévues par la loi lorsque le démembrement résulte d'une vente de la nue-propriété, et il sera toujours important d'en bien informer nos clients, spécialement l'acquéreur.
– Répartition. – Car la règle de l'imposition de l'usufruitier au titre de l'IFI, sur la valeur de la pleine propriété du bien, ne s'applique pas si le démembrement de propriété résulte de la vente d'un bien dont le vendeur s'est réservé l'usufruit, à condition que la nue-propriété ne soit pas cédée à l'une des personnes visées à l'article 751 du Code général des impôts. Il faut donc répartir la valeur du logement entre l'acquéreur et l'usufruitier, en appliquant le barème de l'article 669 du même code, pour que chacun déclare sa quote-part dans sa propre déclaration d'IFI, s'il s'y trouve assujetti.
Signalons en outre ce cas particulier où la vente de la nue-propriété serait effectuée par le donataire, l'usufruit étant conservé par le donateur. Dans ce contexte de départ (démembrement résultant de la donation de la nue-propriété du bien), où l'usufruitier est redevable de l'IFI sur la valeur de la pleine propriété du bien, il le resterait même si le donataire cède ensuite la nue-propriété à une personne sans lien de parenté avec le donateur, ce dernier conservant l'usufruit à son niveau. Car la doctrine fiscale observe que dans un tel scénario, le démembrement ne résulte pas de la cession de la nue-propriété, mais bien d'une donation.
– Apport démembré en société. – Achevons ce tour d'horizon fiscal avec l'hypothèse (relativement fréquente en pratique) où le logement fait l'objet d'un apport en nue-propriété au profit d'une société (le plus souvent, une société civile patrimoniale). Si l'apport est réalisé à titre onéreux, c'est-à-dire rémunéré par une contrepartie non soumise aux aléas sociaux (numéraire, obligations, prise en charge du passif grevant le bien apporté en nature), il sera pleinement considéré comme une vente. Et dès lors, l'imposition séparée de l'usufruit et de la nue-propriété trouve à s'appliquer. En revanche si l'apport est réalisé à titre pur et simple (comme d'ailleurs dans le cas où la société est contrôlée par les personnes visées à l'article 751), l'usufruitier est redevable de l'IFI sur la valeur de la pleine propriété du bien.
Cependant, pour éviter une double imposition (taxation chez l'usufruitier pour la valeur en pleine propriété du bien, et taxation également au titre de la valeur des parts, puisque représentative de droits immobiliers), il est admis que l'apporteur ne déclare pas la valeur des titres représentative des droits immobiliers imposables qui lui ont été remis en rémunération de l'apport de la nue-propriété. Mais cette mesure de tempérament ne peut concerner les éventuels acquéreurs de ces titres.