D'importantes pertes de cohérence

D'importantes pertes de cohérence

L'objectif poursuivi par l'article 215, alinéa 3 du Code civil est directement lié à la volonté de pérenniser le logement familial. Il s'agit de mettre à l'abri ceux qui ont besoin de l'occuper. Un tel tempérament à la toute-puissance du propriétaire ne se justifie qu'au regard de l'intérêt général que présente cette protection. Or, l'étude de la jurisprudence la plus récente permet de constater des résultats pour le moins surprenants au regard de cet objectif protecteur. L'application du texte a en effet été exclue dans des situations où chacun pouvait pourtant reconnaître une indéniable communauté de vie, un logement présentant clairement un caractère familial, et des actes emportant une disposition grave et définitive.

La vente de la nue-propriété du logement

– Distinction selon le caractère réversible ou non de l'usufruit. – À l'évidence, la vente d'un droit de jouissance sur le logement (usufruit, droit d'usage et d'habitation, ou tout autre droit réel de jouissance spéciale) implique le consentement du conjoint. En revanche, une doctrine majoritaire, mais non unanime, considérait que la vente de la seule nue-propriété, avec réserve d'usufruit en faveur du vendeur, pouvait être consentie par l'époux propriétaire sans intervention de son conjoint au titre de l'article 215, alinéa 3 du Code civil. La solution se justifiait par la préservation de la jouissance du logement grâce à l'usufruit réservé au vendeur. Cette position avait été admise par les juridictions du fond, dans une espèce où l'usufruit réservé avait vocation à bénéficier au survivant des époux. La Cour de cassation, quant à elle, annule la vente consentie sans le consentement du conjoint, dès lors que la réserve d'usufruit était stipulée au profit du seul époux propriétaire . Cette jurisprudence laisse conjoints et praticiens perplexes, au regard de ce que la même cour décida beaucoup plus récemment en matière de donation de la nue-propriété.

La donation de la nue-propriété du logement

– Une inexplicable différence de traitement. – La donation avec réserve d'usufruit est l'une des stratégies d'anticipation successorale les plus courantes, et concerne fréquemment le logement du ou des donateurs, élément central, voire unique, de leur fortune. Nous avons exposé comment les tribunaux, de longue date, censuraient les ventes de la nue-propriété du logement réalisées sans l'accord du conjoint non propriétaire, dans le cas où l'usufruit réservé n'était pas réversible sur la tête du conjoint du vendeur. On peut donc nourrir une certaine incompréhension de voir aujourd'hui fleurir une position contraire, en matière de donation. On perçoit mal en effet ce qui justifie ici le fait que l'absence d'usufruit successif ne soit pas considérée comme un obstacle, si elle l'est en matière de transfert à titre onéreux. C'est pourtant le point de vue qu'a adopté par la Cour de cassation.

Au même poids, deux mesures ! L'étrange différence de traitement jurisprudentiel entre vente et donation de la nue-propriété logement de la famille

1. Au visa de l'article 215, alinéa 3 du Code civil, les tribunaux censurent de longue date les ventes de la nue-propriété du logement réalisées sans l'accord du conjoint non propriétaire lorsque l'usufruit n'est pas réversible sur la tête du conjoint du vendeur. On peut donc nourrir une certaine incompréhension de voir aujourd'hui fleurir une position contraire, en matière de donation.
2. Voici pourtant un époux, seul propriétaire du logement, qui en donna la nue-propriété à ses enfants, se réservant l'usufruit pour lui et lui seul. Premier du couple à décéder, il laissa des enfants qui, devenus pleins propriétaires, demandèrent au conjoint de quitter les lieux ou d'assumer une indemnité d'occupation. Celui-ci leur répondit en sollicitant l'annulation de la mutation, réalisée à la fois sans son accord et sans maintien de la jouissance à son profit qu'aurait permis une stipulation d'usufruit en second. La Cour de cassation estima qu'il ne pouvait y prétendre : elle rappela que l'article 215, alinéa 3 du Code civil a pour but de protéger le logement de la famille en cours de mariage, et non le conjoint. Le mariage prenant fin par le décès du premier des époux, la protection issue du régime primaire impératif, effet du mariage, n'avait plus vocation à produire ses effets. La protection du dernier vivant relevait seulement des règles successorales.
3. Curieux et cruel syllogisme, quand on sait que la protection spécifique du logement organisée par la loi successorale, au moyen d'un droit viager d'habitation en faveur du conjoint dernier vivant, suppose que le local constituant le logement soit la propriété commune des époux ou personnelle du défunt. Or, dans l'hypothèse où la nue-propriété a été transmise aux héritiers, le bien appartient à des tiers : aussi le droit viager au logement ne peut-il pas être revendiqué ! Voilà donc un conjoint veuf qui se retrouve totalement dépouillé de tout droit, du jour au lendemain, sur le bien constituant son toit, sans aucun moyen d'agir ni de prévenir. Pour la même raison, il sera également privé de la maigre compensation qu'offrent les douze mois du droit temporaire. On a connu jurisprudence plus sensible aux aspects d'opportunité, voire tout simplement d'esprit de la loi…
4. C'est là d'ailleurs ce qui fit réagir la cour d'appel, statuant sur renvoi après l'arrêt précité de la première chambre civile du 22 mai 2019 : elle décida de se placer sous cet angle successoral, en relevant que l'épouse qui n'avait pas consenti à la donation a « la qualité de conjoint successible, au sens de l'article 757 du Code civil, et que cette qualité ne peut dépendre des agissements d'un époux à l'encontre de l'autre, mais uniquement de la loi et du régime matrimonial ». Habilement, elle fonda sa résistance contre la jurisprudence de 2019 sur l'argument d'un risque de contournement des dispositions d'ordre public que constituent les articles 763 et 764 du Code civil.
5. La tentative ne fut guère appréciée. La Cour suprême balaya cet argument, maintenant que la fin du lien matrimonial emporte nécessairement la fin de la protection du domicile familial, quelle que soit l'amertume que l'on puisse concevoir d'un contexte plus ou moins dramatique pour le veuf ou la veuve. Ce raisonnement inflexible est indéniablement logique sur le plan du principe juridique, mais pourquoi alors en est-il autrement en matière de vente démembrée ?

La vente du logement détenu par une personne morale

– Exclusion de principe. – Une personne morale est dotée d'une personnalité autonome et distincte de celle de ses membres ; dès lors, la Cour de cassation estime que la vente du logement détenu par une personne morale n'est pas concernée par le dispositif protecteur résultant de l'article 215, alinéa 3 du Code civil.

Précautions pratiques pour la rédaction de statuts de société

Le praticien rédacteur des statuts d'une société patrimoniale constituée entre deux époux, et appelée à détenir la propriété du logement de la famille, devra être vigilant pour éviter de se trouver à l'origine de pénibles situations : s'il reçoit pour instructions de doter la gérance de pouvoirs importants, permettant d'agir valablement au nom de la personne morale, y compris pour l'arbitrage des actifs sociaux, il prendra soin de suggérer l'investiture des deux époux comme gérants. Et même dans ce cas, afin d'éviter le risque que l'un puisse engager la société sans solliciter l'autre (notamment si les relations des époux se sont tendues), il prendra soin d'écrire que pour ce type d'opérations la signature des deux gérants sera requise.

– Exceptions liées à une décision de la société. – Le respect de la cogestion imposée par l'article 215, alinéa 3 du Code civil peut reprendre vigueur en présence d'un mécanisme juridique volontairement créé par la personne morale. Dans un arrêt remarqué en date du 14 mars 2018, les hauts magistrats ont posé clairement les termes du débat, en indiquant que deux conditions cumulatives, fort bien observées par notre confrère Nicolas Randoux, doivent être réunies pour que le dispositif protecteur s'applique malgré l'écran de la personne morale, lorsque le logement familial appartient à une société dont au moins l'un des deux époux est associé :
  • d'une part, cet époux a été autorisé à occuper le bien en raison d'un droit d'associé ou d'une décision prise à l'unanimité des membres, dans les conditions prévues aux articles 1853 et 1854 du Code civil ;
  • d'autre part, le couple doit jouir du bien social à titre de logement familial au moyen d'un bail, d'un droit d'habitation ou d'une convention de mise à disposition, résultant ainsi des statuts ou d'une décision collective des associés.
– Doute lancinant. – La clarté de cette décision nous renseigne sur le cas de la vente des murs par la société, dont l'article 215, alinéa 3 du Code civil est par principe évincé, sauf réunions des conditions de l'exception. Mais il demeure une pénible hésitation déjà témoignée supra, relative à une hypothèse différente : la cession de la totalité (ou d'un bloc majoritaire décisif) des titres composant le capital d'une telle société serait-elle soumise à la cogestion, comme étant un acte de disposition des droits par lesquels est assuré le logement ? À la section précédente, nous avons vu, à l'appui d'un arrêt de cassation remontant au 4 octobre 1983 et des commentaires éclairés l'ayant accompagné, que prédominait le raisonnement selon lequel « une règle du régime matrimonial primaire ne devait pas interférer dans un domaine qui n'est pas le sien, celui de la vie des affaires et du fonctionnement d'une société ».
Mais vendre les titres d'une société, est-ce influer sur son fonctionnement ? A priori non : céder des parts, en soi, ne modifie en rien les mécanismes statutaires, et seule la composition capitalistique s'en trouvera mise à jour.
D'autre part, le professeur Vivien Zalewski-Sicard fait bien ressortir que l'arrêt de 1983 s'était trouvé contredit par un autre, rendu par la même cour, dès 1986 : comme vu plus haut, le premier énonçait un principe selon lequel le conjoint du dirigeant ne doit pas se voir reconnaître un droit de regard sur les affaires sociales ; son consentement n'étant pas requis pour la vente de l'immeuble social où se situe le logement de la famille, pareille aliénation étant présumée conforme à l'intérêt de la personne morale dont le conjoint n'a pas à se faire juge. Mais le second, dans un élan forçant le praticien à un désagréable grand écart, précisait que le conjoint du dirigeant doit donner son consentement à l'aliénation de l'immeuble social abritant le logement familial si une telle occupation découle d'une autorisation donnée par ce même dirigeant, ce qui revient bien à reconnaître au conjoint un droit de regard sur les opérations de la société. Où se situe donc la vérité ?

Aliénations du logement sollicitées par les créanciers

– Pas d'aliénation volontaire, pas de cogestion. – Seules les mutations volontaires sont soumises à cogestion. Aussi, tandis que le partage volontaire portant sur le logement familial nécessite le consentement du conjoint selon l'article 215, alinéa 3 du Code civil, les créanciers personnels d'un époux indivisaire peuvent forcer le partage d'une indivision comprenant ce logement, ou encore sa licitation, sans avoir à obtenir un tel consentement. Cela répond à une évidence : comment imaginer obtenir le consentement du conjoint en pareils cas ? D'une manière générale, les décisions subies par les époux échappent au double consentement de l'article 215, alinéa 3. En réalité, elles échappent à tout consentement, et ne répondent qu'à l'initiative des créanciers. Le principe est clairement et constamment retenu en jurisprudence depuis 1977, date à laquelle la Cour de cassation a admis la vente forcée du logement familial par le liquidateur judiciaire des biens de l'époux qui en était l'unique propriétaire. Il en est ainsi dans toutes les hypothèses de mutation où le conjoint débiteur est dessaisi de la libre disposition de ses biens, ce qui conduit le praticien à d'importantes distinctions selon le type de procédure collective (liquidation ou redressement), et le périmètre de la mission (représentation ou simple assistance) confiée à l'administrateur judiciairement nommé.

Le créancier est-il plus légitime que le propriétaire ?

L'article 215, alinéa 3 du Code civil se veut un outil de protection du logement familial. Comparons pourtant ces conclusions, liées à la sauvegarde des intérêts économiques des créanciers, à celles retenues en cas de séparation du couple. Dans cette situation, la vente d'un logement nécessite l'accord du conjoint, en considération d'une éventuelle reprise de la vie commune, très hypothétique lorsque le conjoint et les enfants vivent ailleurs depuis longtemps. On ne peut que constater que les intérêts des créanciers sont mieux protégés que ceux de l'époux propriétaire, quand bien même ce dernier aurait assumé seul le prix de son logement en présence d'une famille désunie depuis parfois longue date.

– Pas de décision à deux, mais information aux deux. – Petit « rattrapage » par l'ordonnance no 2006-461 du 21 avril 2006 : lorsque la saisie porte sur un immeuble appartenant en propre à l'époux débiteur, mais affecté au logement de la famille, le créancier saisissant doit notifier le commandement de payer valant saisie au conjoint de son débiteur, au plus tard le lendemain de la signification de l'acte. À défaut, il subira la caducité du commandement de payer valant saisie. Le caractère reconnu comme spécialement sensible du logement familial aura donc une fois encore conduit à une règle d'exception, substituant à l'inconcevable cogestion d'une décision subie la pondération d'une co-information, assortie d'une sanction qui en elle-même constitue une certaine protection pour les occupants.
– Incertitudes sur la renonciation à l'insaisissabilité du logement… – Nous ferons ici largement renvoi aux travaux de cette Commission figurant en première partie. Sur le sujet de la cogestion induite par l'article 215 du Code civil, rappelons que l'entrepreneur individuel, afin d'obtenir du crédit en rassurant ses financeurs, peut renoncer à l'insaisissabilité légale de la résidence principale, au bénéfice d'un créancier. Lorsque cet entrepreneur est marié, et quand bien même ce logement serait son exclusive propriété, peut-il consentir à cette renonciation à l'insaisissabilité du logement sans l'accord de son conjoint ? La loi est silencieuse à cet égard, comme le constate la doctrine.
… comme sur la renonciation à la séparation des patrimoines. De même, la loi Griset du 14 février 2022 institue d'office pour tout entrepreneur individuel un patrimoine personnel et un patrimoine professionnel, chacun formant le gage autonome des deux catégories potentielles de créanciers : ceux qui auront soutenu l'exploitation, d'un côté, et ceux qui auront favorisé le fonctionnement domestique, de l'autre. Mais, comme précédemment, elle autorise l'entrepreneur à renoncer à cette séparation. Il semble même acquis que la renonciation à l'étanchéité patrimoniale peut être doublée d'une renonciation à l'insaisissabilité légale de la résidence principale qui, sans cela, subsisterait. Quid, en ce cas, de l'application de l'article 215, alinéa 3 du Code civil ? En l'absence de jurisprudence, le praticien reste bien seul :
  • faut-il lire entre les lignes de l'article L. 526-3 du Code de commerce, lorsqu'il ne renvoie pas aux règles du statut matrimonial de base ? Ce silence, comme celui de la loi Griset en matière de renonciation à la scission des deux patrimoines, serait-il le signe d'une volonté de faire prévaloir l'exclusivité des pouvoirs de l'entrepreneur individuel sur sa trajectoire professionnelle, qu'il soit marié ou non ? Faut-il donc considérer que les proches de l'entrepreneur défaillant doivent eux aussi voir leur environnement brisé par les retombées de sa destinée funeste ?
  • ou faut-il au contraire prendre en compte la gravité de l'acte de renonciation, susceptible de mettre en péril le logement de toute une famille ? Et trouver anormal que le fait pour un époux d'être un professionnel indépendant suffise à lui permettre de contourner impunément l'un des sommets du régime primaire impératif ?
Dans une récente étude, la Fédération nationale Droit du patrimoine (FNDP) préconise de s'en référer à l'esprit du texte, conduisant à privilégier l'application de l'article 215, alinéa 3 du Code civil. Elle suggère donc au créancier bénéficiaire de la renonciation de se prémunir contre le risque d'une revendication en nullité, en sollicitant l'intervention du conjoint de l'entrepreneur débiteur, lorsque la renonciation concerne le logement familial.

En toute chose, il faut considérer la fin

Il nous semble essentiel de redonner sa cohérence d'ensemble à un dispositif dont la raison d'être est la garantie d'une protection rapprochée du logement, propre à en assurer la pérennité. À cet effet, seul un retour à l'esprit du texte de l'article 215, alinéa 3 du Code civil devrait être la boussole à ne plus perdre de vue. C'est à ce prix que l'on évitera la multiplication d'impératifs contradictoires : ceux qui amènent parfois à constater que la protection du logement de la famille s'avère bien précaire alors que la famille est unie et que les événements sont fortuits ou subis (décès ou faillite), et ceux qui font de la protection un inconfortable carcan susceptible d'engendrer bien des abus dans un couple qui s'est déjà autodétruit.