À première vue théorique, le clivage entre « acte juridique » et « fait juridique » a des enjeux pratiques importants
(§ I)
. La définition légale de l'acte juridique et l'étude de la jurisprudence donnent des éléments de réponse à la question de la qualification du smart contract
(§ II)
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Un acte ou un fait juridique
Un acte ou un fait juridique
Les enjeux du débat
Enfermer le smart contract dans une opposition bipartite peut sembler artificiel. Cette approche revient à considérer l'acte de qualifier comme une opération de classement sans autre objectif
https://books.openedition.org/putc/915?lang=fr#">Lien, no 24, consulté le 9 novembre 2020.
. Mais la qualification transforme le fait en droit. Elle « permet de saisir le réel »
F. Terré, L'influence de la volonté individuelle sur les qualifications, LGDJ, 1957, no 636.
. Au-delà de son effet structurant, la qualification emporte l'application d'un régime juridique.
L'acte juridique se définit comme une manifestation de volonté ayant l'objectif de produire un effet juridique
G. Cornu, Vocabulaire juridique, PUF, 13e éd., 2020, p. 19.
. Le fait juridique est un agissement intentionnel ou non auquel la loi attache une conséquence juridique
G. Cornu, Vocabulaire juridique, op. cit., p. 444-445.
. La distinction ne tient pas à l'intention d'agir, mais à la volonté d'engendrer un effet de droit. « Les réalités concrètes rendent les qualifications extrêmement difficiles »
F. Terré, L'influence de la volonté individuelle sur les qualifications, op. cit., no 636.
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L'acte juridique dans les droits anglo-saxons : éléments de réflexion
Les droits anglo-saxons ne connaissent pas l'acte juridique. Néanmoins, ils retiennent également une classification bipartite. Le contract est une promesse ou un accord entre les parties. Il les engage. Le tort est la situation dans laquelle la violation d'une règle de droit, d'un devoir légal ou moral oblige la personne qui l'a commise à réparer le dommage causé. Comme en droit français, la notion de volonté est déterminante. Le contract est un acte de volonté tandis que le tort crée des effets de droit non recherchés.
La Common Law est basée sur une approche casuistique. Les droits anglo-saxons se fondent sur les précédents cas jugés pour classifier chaque situation. La logique est inverse au droit latin. Pourtant, l'objectif est similaire au droit français : qualifier. Chaque tort a un régime juridique. Il diffère selon la matière, qu'il s'agisse de la preuve, de la responsabilité, etc.
Ce regard porté sur le droit anglo-saxon atteste du bien-fondé de la démarche de qualification juridique du smart contract. Ce n'est pas une problématique franco-française, mais bien une étape nécessaire à l'application du droit.
? Capacité. ? À la différence du fait juridique, l'acte juridique suppose la capacité des parties. La volonté sous-tend la capacité. Une personne à l'origine d'une opération doit pouvoir appréhender les conséquences de sa décision.
? Preuve. ? La qualification entre acte ou fait juridique présente un enjeu de taille en la matière. La preuve du fait juridique est libre. Celle de l'acte juridique est préconstituée par un écrit (C. civ., art. 1364">Lien).
? Autonomie. ? Les actes juridiques peuvent vivre par eux-mêmes. Ils ont une existence propre. Les faits juridiques licites (quasi-contrats) et illicites (délits et quasi-délits) doivent être reconnus en justice
J. Carbonnier, Droit civil, Les biens, les obligations, PUF, 2002, no 314.
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Des éléments de réponse
? Confrontation du
smart contract
à l'acte juridique. ? Le smart contract n'est pas un contrat. Cela ne signifie pas que le smart contract ne soit pas un acte juridique. Confronter le mécanisme du smart contract à la définition légale de l'acte juridique alimente la réflexion.
? Caractéristiques de l'acte juridique. ? Les actes juridiques sont définis dans une approche chronologique
C. Brenner et S. Lequette, Théorie générale de l'acte juridique : Rép. dr. civ. Dalloz, févr. 2019, nos 22 et s.
comme « des manifestations de volonté destinées à produire des effets de droit. Ils peuvent être conventionnels ou unilatéraux » (C. civ., art. 1100-1">Lien).
L'opération d'ensemble se compose de trois éléments : une manifestation de volonté, des effets de droit et un lien entre les deux.
? La manifestation de volonté. ? La manifestation de la volonté constitue le fait générateur. Le passage à l'acte reflète la liberté des parties à l'origine de la situation juridique créée. À l'inverse, le fait juridique a des effets juridiques malgré lui. La dimension intentionnelle oppose l'acte volontaire au fait.
La volonté apparaît comme un élément fort de la définition de l'acte juridique. Elle est l'expression de l'autonomie de chaque individu dans l'organisation d'une situation juridique. Sa manifestation n'est pas toujours tranchée de manière nette. Par exemple, le contrat d'adhésion est considéré comme un acte juridique (C. civ., art. 1110, al. 2">Lien). La nature d'acte juridique apparaît logique s'agissant d'un contrat. Mais, elle prête à interrogation au regard de l'élément psychologique. En effet, la manifestation de la volonté est mince dans un acte d'adhésion. En général, l'acceptation porte uniquement sur l'obligation principale. L'ensemble des autres effets créés par le contrat sont voulus par la partie forte et subis par la partie faible.
Lors de la mise en place d'un smart contract, le programmeur est généralement mandaté par une partie forte. Peu de place est laissée à la volonté de la partie faible. Le smart contract fonctionne sur un processus « If this… then that… ». La partie faible subit l'exécution automatique des conditions fixées par la partie forte. Pour autant, cela n'est pas suffisant pour écarter la qualification d'acte juridique.
La volonté doit être manifestée. Elle doit donc être extériorisée. Se pose alors la question de la validité d'une volonté tacite existant en dehors de toute manifestation. La manifestation pourrait résulter de l'effet produit. Le smart contract pourrait être une marque de la volonté des parties. Il s'exécute parce que les parties en ont exprimé la volonté précédemment ou même concomitamment.
? Les effets juridiques. ? Les effets juridiques ne permettent pas de faire la différence entre un acte et un fait juridique. L'efficacité atteinte par certaines situations de fait peut créer la confusion avec des situations juridiques organisées volontairement
R. Savatier, Réalisme et idéalisme en droit civil d'aujourd'hui. Structures matérielles et structures juridiques, in Études Ripert, t. 1, LGDJ, 1950, p. 75.
. La place de la volonté est importante dans la qualification de l'acte juridique. Mais une manifestation de volonté ne constitue pas à elle seule un acte juridique
J. Hauser, Objectivisme et subjectivisme dans l'acte juridique, LGDJ, 1960, nos 50 et s.?G. Wicker, Les fictions juridiques, contributions à l'analyse de l'acte juridique, LGDJ, 1997, nos 98 et s.
. Elle ne doit pas occulter la phase d'exécution contribuant à objectiver l'efficacité produite. Les effets font partie intégrante de la qualification. Le smart contract peut être envisagé comme un effet consécutif à une manifestation de volonté. Le contrat fiat (manifestation de volonté) et le smart contract (effet juridique) formeraient ensemble un acte juridique.
? Le lien entre la manifestation de volonté et les effets. ? Une lecture littérale de l'article 1100-1 du Code civil (C. civ., art. 1100-1">Lien) aboutit à une conception volontaire et donc subjective de l'acte juridique. L'emploi du terme « destinée » lie l'effet de droit à l'intention des parties. L'expression de la volonté avec l'objectif d'avoir des conséquences de droit fonde l'acte juridique. La qualification repose donc sur l'élément psychologique, la volonté des parties. L'approche chronologique
V. supra, no .?C. Brenner et S. Lequette, Théorie générale de l'acte juridique, préc., nos 22 et s.
est une conception purement subjective.
Certains courants doctrinaux plus mesurés considèrent que la qualification ne peut pas résulter uniquement de l'élément psychologique. Ils proposent d'objectiver les critères de qualification de l'acte juridique. Pour certains, seule l'expression de la volonté alliée à l'aménagement des effets du contrat dès son origine permet de retenir la qualification d'acte juridique. D'autres ont une approche dialectique. Ils proposent de qualifier en acte juridique « toute situation nouvelle établissant une combinaison de la volonté et d'éléments objectifs en vue de produire un résultat destiné à satisfaire un besoin individuel, ou plus largement une fin particulière à un ou plusieurs sujets »
G. Wicker, Les fictions juridiques, contribution à l'analyse de l'acte juridique, LGDJ, 1997, no 106.
. D'autres encore vont jusqu'à omettre la volonté. L'acte attache des effets juridiques à un intérêt, ce qui le distingue du fait juridique
C. Brenner et S. Lequette, Théorie générale de l'acte juridique, préc., no 26.
. La doctrine majoritaire retient que la manifestation de volonté doit être destinée à réaliser l'objet de l'acte et être nécessaire à sa production
M. Durma, La notification de la volonté. Rôle de la notification dans les actes juridiques, thèse, 1930.
. Exiger un lien de nécessité entre la volonté et l'effet de droit « stabilise la qualification en la rendant indépendante des fluctuations subjectives d'intention »
C. Brenner et S. Lequette, Théorie générale de l'acte juridique, préc., no 25.
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? Les principaux arguments en faveur de la qualification du
smart contract
en acte ou fait juridique. ? Le smart contract est un objet non identifié. Il n'est pas le contrat. Il en est un effet, sans que cela ne préjuge de sa qualification en acte ou fait juridique.
En faveur de l'acte juridique, l'approche chronologique laisse penser que le smart contract peut être une étape de l'acte juridique au même titre que le contrat dont il assure l'exécution
V. supra, no .
. S'il est admis que chaque action peut être qualifiée d'acte juridique au sein d'une opération, le smart contract peut être qualifié d'acte juridique autonome. Néanmoins, son existence est attachée au contrat qu'il exécute. L'autonomie du smart contract est uniquement liée au processus technique sur lequel les parties perdent toute emprise.
Le smart contract est destiné à rendre l'exécution de la volonté des parties inéluctable. Il est la production sans faille de la volonté des parties exprimée initialement. En cela, il est un lien entre la manifestation de la volonté et l'exécution. Ce lien peut être considéré comme une contribution à l'acte juridique sans toutefois être autonome vis-à-vis de l'opération d'ensemble.
En faveur du fait juridique, il peut être retenu que le smart contract est un élément technique concourant à l'efficacité juridique de l'acte. Il est un processus destiné à rendre l'exécution de la volonté des parties inéluctable. Le fait juridique « s'oppose, non pas à l'acte juridique, que tout au contraire il absorbe, mais au fait purement matériel, c'est-à-dire qui n'emporte pas de conséquences juridiques directes »
C. Brenner et S. Lequette, Théorie générale de l'acte juridique, préc., no 28.
. Conséquence du contrat conclu initialement, le smart contract est un code sans valeur juridique et sans volonté intrinsèque de produire des effets juridiques. Il peut être considéré comme un fait auquel est attaché un effet de droit.
Compte tenu des arguments opposés susceptibles d'être avancés, il s'avère délicat de trancher la question de la qualification du smart contract en acte ou fait juridique et, par là même, de lui assigner le régime de l'un ou de l'autre. La solution peut dès lors consister à délaisser ces deux catégories et à rapprocher le smart contract du paiement.
Débat doctrinal sur la nature juridique du paiement
La nature juridique du paiement est controversée. Quatre thèses sont avancées.
Avant 2004, le paiement était considéré comme un acte juridique et soumis à l'exigence de la preuve écrite.
Toutefois, la Cour de cassation a jugé à plusieurs reprises que l'effet extinctif de l'obligation dans le cadre des obligations monétaires a la nature d'un fait juridique dont la preuve peut être rapportée par tous moyens. Le paiement exécute une obligation préexistante. Le débiteur ne peut pas refuser de l'effectuer. Le créancier ne peut pas le décliner. À l'appui de la thèse du fait juridique, il a également été souligné que, volontaire ou forcé, un paiement reste un paiement. Il ne peut donc pas être l'acte juridique lui-même.
Le paiement a également été envisagé comme une « institution hétérogène, soumise à une qualification distributive ». Lorsque le paiement réalise une obligation de faire ou de ne pas faire, il est considéré comme un fait juridique. À l'inverse, s'il s'agit de l'exécution d'une obligation de donner, il est considéré comme un acte juridique.
Enfin, pour une partie de la doctrine, le paiement a une nature hybride. Sui generis, il emprunte sa qualification à l'obligation juridique qu'il éteint. L'extinction de l'obligation est l'effet réflexe de la satisfaction du créancier. Elle ne permet pas de distinguer la nature juridique du paiement. Le paiement est un mode d'extinction des obligations. Son particularisme tient à ce que cette extinction se réalise conformément à l'obligation contractée. « [D]ans la mesure où une telle exécution réclame parfois un concours de volontés et relève d'autres fois du seul ordre de fait, le paiement a lui-même, selon l'obligation exécutée, une nature variable ». Tel un caméléon, si le paiement engendre une modification de la situation juridique des parties, il prend la nature d'un acte juridique. À l'inverse, lorsque l'obligation s'éteint sans manifestation de la volonté des parties, le paiement est un fait juridique.
? Le paiement en droit positif. ? Le paiement est défini par le Code civil comme l'exécution volontaire de la prestation due (C. civ., art. 1342">Lien). La question de la nature juridique du paiement a longtemps divisé au sein de la Cour de cassation. La première chambre civile a considéré dans certaines décisions que le paiement était un acte juridique se prouvant par un écrit
Cass. 1re civ., 5 oct. 1976, no 75-12.099 : Bull. civ. 1976, I, no 282.?Cass. 1re civ., 19 mars 2002, no 98-23.083 : Bull. civ. 2002, I, no 101.?Cass. 1re civ., 16 sept. 2010, no 09-13.947 : Bull. civ. 2010, I, no 173.
. Elle a retenu dans d'autres décisions que le paiement était un fait juridique dont la preuve pouvait être rapportée par tous moyens
Cass. 1re civ., 6 juill. 2004, no 01-14.618 : Bull. civ. 2004, I, no 202.?Cass. 1re civ., 5 juill. 2005, no 03-18.109.?Cass. 1re civ., 30 avr. 2009, no 08-13.705.
. La deuxième chambre civile a même admis la recevabilité de tous modes de preuve du paiement sans procéder à aucune qualification juridique
Cass. 2e civ., 17 déc. 2009, no 06-18.649, non publié au bulletin.
. Face à la controverse, le législateur a été amené à se prononcer. L'article 1342-8 du Code civil (C. civ., art. 1342-8">Lien), issu de l'ordonnance du 10 février 2016
Ord. no 2016-131, 10 févr. 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations : JO 11 févr. 2016, no 35, texte no 26.
dispose désormais que le paiement se prouve par tout moyen.
Processus informatique automatisant l'exécution du contrat, le peut être considéré comme une forme de paiement.
? Le rapprochement du
smart contract
et du paiement. ? En matière de smart contract, l'exécution a lieu de manière automatique, sans consultation de l'une ou l'autre des parties. Elles n'ont plus leur mot à dire à ce stade de l'opération. Une fois le processus enclenché, il ne peut plus s'arrêter même si les parties le souhaitent. Dès lors, il est permis de s'interroger sur la vocation du smart contract à modifier la situation juridique des parties. Soit il réalise l'obligation de donner, c'est-à-dire qu'il accomplit le transfert de propriété. Soit, comme la livraison, il pourvoit factuellement à la concrétisation de l'objet de l'obligation. Livrer est une obligation de faire nécessitant une intervention volontaire sans modification de la situation juridique des parties. L'objet de cette obligation est la réalisation de l'acte dans les faits.
S'agissant d'un paiement par transfert d'actif, la différence est complexe car la réalisation des deux obligations intervient dans un même instant. Sur la question de la présence de volonté, une mécanisation existe déjà par la technique du prélèvement automatique. Elle atténue la présence de la volonté. Une fois l'autorisation de prélèvement donnée, le retrait de la somme sur le compte du débiteur ne nécessite plus son accord. Mais elle ne l'annihile pas. La volonté est nécessairement présente à l'origine de l'opération et peut l'interrompre. Dans le smart contract, l'automatisation est augmentée. La volonté contraire manifestée des parties au stade de l'exécution ne permettra pas d'interrompre le processus.
Si l'on mène la réflexion plus généralement sur les obligations de donner, le smart contract n'a aucune utilité pour la remise de la chose proprement dite. En revanche, la réalisation des conditions fixées au processus informatique entraîne le changement de situation juridique des parties. Par exemple, il rend le propriétaire acquéreur mais la remise des clés est un élément factuel ne pouvant être régi par le programme sur la blockchain.
Avec l'IoT, la livraison se confond progressivement avec l'obligation de donner. La location de voiture ou d'appartement avec serrure connectée se libérant par le paiement de la location en est un exemple. Le paiement entraîne le déverrouillage de la serrure et dans le même instant l'objet de l'obligation est donné et livré.
Dans un souci de cohérence, de simplicité, et de sécurité juridique, une intervention du législateur afin d'unifier le régime du smart contract et celui du paiement semble souhaitable
V. infra, no .
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Qualifications du
Processus technique attaché au contrat, il s'avère difficile de trancher de manière certaine la qualification du smart contract en acte ou en fait juridique. Mode d'exécution du contrat répondant à la définition juridique du paiement, le smart contract pourrait être qualifié comme tel.