L'adaptation des registres légaux aux nouvelles technologies

L'adaptation des registres légaux aux nouvelles technologies

Quelques adaptations dans des cas spécifiques se sont produites en droit positif, ce qu'un aperçu de l'état des lieux (§ I) nous enseigne. Cela doit nous conduire à réfléchir à d'autres évolutions (§ II) .

L'état des lieux

La situation du droit français (A) doit être mise en regard d'autres systèmes juridiques nationaux (B) .

En droit interne

– Une dématérialisation générale croissante. – La publicité des sûretés mobilières s'opère à titre principal auprès du greffe du tribunal de commerce, nonobstant les services assurés par le fichier informatique d'accès gratuit tenu par le Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce en matière de gages et nantissements, comme vu précédemment V. supra, no . .
L'ensemble des registres officiels relatifs aux entreprises devrait laisser progressivement place à un registre unique dématérialisé V. JCl. Roulois, Fasc. 3235, janv. 2021 : le registre du commerce et des sociétés, le répertoire des métiers, le registre des actifs agricoles, le registre de l'agriculture, le registre spécial des agents commerciaux seront remplacés, à l'horizon 2021, par un registre général dématérialisé des entreprises. Le répertoire national des entreprises n'est pas impacté par la réforme (L. no 2019-486, 22 mai 2109, art. 2. – D. no 2019-699, 3 juill. 2019. – Rép. min. no 20500 : JOAN 16 juill. 2019, p. 6695). Les sept réseaux de centres de formalités des entreprises (CFE) vont être remplacés, dans un souci de simplification, par un guichet unique électronique (L. no 2019-486, 22 mai 2019, art. 1er). L'INPI est désigné en tant qu'opérateur de ce guichet (D. no 2020-946, 30 juill. 2020). L'ouverture du guichet unique est prévue en janv. 2022 avec un calendrier de mise en œuvre progressif. .
Concernant les cryptoactifs, la principale innovation réside dans la prise en compte, par le législateur, du nantissement de titres financiers inscrits sur une blockchain.
– Le nantissement de titres financiers tokenisés. – Le décret no 2018-1226 du 24 décembre 2018 a été pris en application de l'ordonnance du 8 décembre 2017 relative à l'inscription des titres de sociétés non cotées sur un dispositif d'enregistrement électronique partagé (DEEP). Le titulaire du compte devient le constituant du nantissement ; le teneur du compte devient le gestionnaire du procédé informatique d'identification D. Legais, Blockchain et actifs numériques, LexisNexis, 2019, no 201. , sachant qu'en fait de « compte », il s'agit du DEEP.
Deux points méritent d'être approfondis : les conditions de cette dématérialisation, et le rôle de la blockchain.
– La dématérialisation informatique des titres nantis. – Le Code monétaire et financier précise que « l'inscription dans un dispositif d'enregistrement électronique partagé tient lieu d'inscription en compte » (C. monét. fin., art. L. 211-3, al. 2). Lorsque les titres sont inscrits en compte, ce procédé consiste à « apposer un signe distinctif sur chaque ligne de titres » ; lorsque ceux-ci figurent dans une blockchain, le marquage pourra être collectif (par ex., transfert sur une adresse unique) aussi bien qu'individuel (par ex., modification des métadonnées associées), mais il n'en sera pas moins effectif. Le décret du 24 décembre 2018 est d'ailleurs venu préciser qu'en l'absence de compte, la déclaration de nantissement doit mentionner les « éléments d'identification » visés par le II de l'article L. 211-20 du Code monétaire et financier, et cet ajout, issu d'un texte adaptant le régime du nantissement à la blockchain, implique de toute évidence une traduction informatique de titres inscrits en compte : les instruments ainsi identifiés seront donc « réputés constituer le compte nanti » (C. monét. fin., art. L. 211-20, II, al. 2), ceux affectés ultérieurement au titre de la même opération étant « considérés comme ayant été remis à la date de déclaration de nantissement initiale » (C. monét. fin., art. L. 211-20, I).
Blockchain et nantissement : un couple accélérateur de l'efficacité de la sûreté ? – On touche ici à la technique du smart contract inscrit dans la blockchain. Ses spécificités sont examinées plus loin dans le présent rapport V. infra, Commission 3, nos et s. . On s'attachera ici à aborder la question sur le plan de la constitution de la sûreté et de la prise en compte de l'émission de titres supplémentaires sur le compte M. Julienne, Le nantissement de titres financiers inscrits en blockchain, in Blockchain et droit des sociétés, ss dir. V. Magnier et P. Barban, Dalloz, 2019, p. 51. .
Les titres inclus dans l'assiette du nantissement doivent faire l'objet d'un « marquage » indiquant l'existence de la sûreté. L'automatisation de cette opération par un smart contract programmé pour ajouter ou retirer des titres en fonction de l'évolution de leur valeur et du montant de la dette couverte présenterait un intérêt évident. La loi évoque un complément de gage intervenant « de quelque manière que ce soit » (C. monét. fin., art. L. 211-20, I), sans exiger une nouvelle déclaration de nantissement signée par le constituant. Le procédé supposerait bien sûr que le constituant dispose de titres supplémentaires susceptibles d'être nantis, mais surtout que la blockchain comporte ou ait accès à des informations, mises à jour en continu, relatives au montant de la dette garantie et à la valeur des titres D'où l'intérêt de recourir à un oracle ; V. infra, Commission 3, nos et s. – ce qui ne sera généralement pas le cas en l'absence de cotation…
– Une illustration du topage informatique ou earmarking . – Si une sûreté financière peut être prise en ouvrant un compte spécial, elle peut l'être aussi par un procédé de topage informatique de lignes de titres, procédé qui empêche le débiteur constituant de la sûreté et titulaire de compte de donner des instructions sur ces lignes de titres S. Schiller et T. Cremers, Effectivité de la représentation et de la transmission des titres financiers non cotés par une blockchain ainsi que des minibons : JCP G 2019, aperçu rapide 92. . Le décret du 24 décembre 2018 vient en donner une illustration pratique. En effet, le 5o de l'article D. 211-10 modifié du Code monétaire et financier prévoit que seul le topage informatique serait admis pour les constitutions de nantissements sur titres en DEEP.

En droit comparé

On peut mentionner ici deux exemples de sûretés en droit comparé nord-américain pour rechercher si leurs conditions d'opposabilité aux tiers pourraient s'appliquer à des actifs numériques.
Security interest de droit américain. – L'article 9 de l'Uniform Commercial Code a créé une sûreté mobilière unique. Son assiette est générale et évolutive (biens meubles corporels ou incorporels ; actuels ou acquis dans le futur par le débiteur). L'opposabilité aux tiers est assurée par la perfection, formalité de publicité pouvant revêtir quatre modalités :
  • la prise de possession (mécanisme connu de notre droit) ;
  • l'enregistrement public d'une déclaration de financement sur un registre local ou central ;
  • la perfection automatique : opposabilité de plein droit aux tiers lorsque le créancier est titulaire d'un purchase money interest (lié au volume très important du type de créances concernées).Ainsi une sûreté créée en faveur d'un intermédiaire en valeurs mobilières est opposable aux tiers dès sa constitution. Quid en droit interne français si l'on transpose la solution aux prestataires de services sur actifs numériques ? La solution ne saurait, semble-t-il, être transposée puisqu'à ce jour les prestataires de services numériques ne bénéficient d'aucun privilège légal qui pourrait, à l'instar du droit américain, être opposable aux tiers sans formalité de publicité ;
  • la perfection par le contrôle : pour les cas où le débiteur ne peut transférer le bien donné en garantie sans l'accord du créancier (en pratique, moyen utilisé pour les comptes de dépôt). Un système analogue pour une sûreté sur cryptoactif serait intéressant, par la maîtrise de la clé privée du détenteur du wallet.
– Hypothèque mobilière québécoise. – Il s'agit d'une hypothèque mobilière d'application générale, inscrite dans le Code civil du Québec. Elle confère au créancier le droit de suivre le bien en quelques mains qu'il soit, de le prendre en possession ou en paiement, de le vendre ou de le faire vendre et d'être alors préféré sur le produit de cette vente suivant le rang fixé par la loi (C. civ. Québec, art. 2660) Sur cette sûreté, V. www.erudit.org/fr/revues/rgd/1992-v23-n3-rgd04387/1057116ar.pdf">Lien . On la qualifie d'« ouverte » dans le sens où elle produit ses effets à sa clôture seulement, donc lorsque le débiteur est défaillant.
Elle peut être consentie avec ou sans dépossession. De même qu'en droit français, lorsque la sûreté porte sur un bien mobilier, la dépossession du débiteur vaut opposabilité aux tiers. Intervient la notion de maîtrise du titre. Il existe par ailleurs un registre des droits personnels et réels mobiliers (RDPRM), notamment aux fins de prouver la date de la constitution de la sûreté. Le créancier peut y publier ses droits en tout temps après la constitution du gage, du moment qu'il n'y a pas eu interruption de la détention.

Les perspectives d'évolution

– L'enjeu : la prise en compte de l'évolution de la valeur donnée en garantie. – La volatilité de la valorisation d'un actif numérique peut-elle être prise en compte lors de l'inscription d'une sûreté sur un registre ?
La technologie blockchain pourrait-elle être d'un utile secours ?
– Hypothèse de bitcoins nantis en faveur de plusieurs créanciers. – Citons le cas où les bitcoins connaissent un accroissement de valeur après la mise en place du nantissement. Le débiteur peut vouloir en tirer un crédit supplémentaire et les nantir en faveur d'un deuxième créancier. En théorie, leurs rangs respectifs de paiement sont arrêtés par leur date d'inscription sur un registre national tenu auprès du greffe des tribunaux de commerce. La blockchain Bitcoin peut jouer ce rôle de registre, non pas comme en matière de fiducie-sûreté puisque le registre en la matière de fiducie n'a pas pour fonction de rendre celle-ci opposable aux tiers, mais plutôt par analogie avec le registre des gages et nantissements.
– Un registre des fiducies dédié aux cryptoactifs ? – La publication de la fiducie est imposée par l'article 2020 du Code civil V. supra, no . . Pourrait-on assimiler la technologie blockchain au registre national des fiducies visé par ce texte ? En termes d'intégrité et de sécurité, un registre basé sur une blockchain pourrait sans doute remplir aussi efficacement les fonctions d'un registre tenu par les greffes. Il lui est même supérieur sur le plan de la célérité. Cependant, il ne peut rendre compte d'une radiation de la sûreté une fois la créance payée, car une transaction réalisée demeure perpétuellement accessible. On peut produire un effet identique en enregistrant une transaction constatant un transfert en sens inverse.