La tokenisation des produits ou services de l'entreprise (ICO)

La tokenisation des produits ou services de l'entreprise (ICO)

– Définition en miroir. – La notion d'ICO renvoie à celle plus ancienne, officielle et régulée, d'IPO : Initial Public Offering, qui vise les introductions en bourse classiques. En droit français on parle d'offre de jetons, définie ainsi par la loi Pacte du 22 mai 2019 : « Une offre au public de jetons consiste à proposer au public, sous quelque forme que ce soit, de souscrire à ces jetons » C. monét. fin., art. L. 552-3. .
Comme cela a été souligné, la rédaction est proche d'une lapalissade F. Martin Laprade, Premier encadrement des ICO en France, étude critique, in Blockchain et droit des sociétés, ss dir. V. Magnier et P. Barban, Dalloz, 2019, p. 77. . En réalité, le législateur a voulu une définition très ouverte, pour inclure tout ce qui ne relève pas des appels à un nombre limité de personnes, et admettre toute levée de fonds sur internet en émettant des jetons via un dispositif d'enregistrement électronique partagé.
Avant d'aborder l'objectif affiché des promoteurs d'une ICO, à savoir le lancement d'activités nouvelles ou innovantes (§ II) , son processus doit être au préalable examiné au double plan technique et juridique (§ I) .

L'analyse du processus

En théorie calqué sur le modèle des appels de fonds classiques, le déroulement d'une ICO obéit à des caractéristiques spécifiques (A) et un corpus de régulation ad hoc (B) , liés à la nature des actifs émis, les utility tokens, c'est-à-dire des jetons qui donnent droit à l'usage des biens ou services que l'émetteur souhaite proposer (C) . Se manifeste ici la double fonction d'une ICO : lever des fonds et organiser la prévente de biens ou services D. Legais, Blockchain et actifs numériques, LexisNexis, 2019, no 296. .

Une opération de levée de fonds singulière

Au départ débridées dans leur pratique, les ICOs sont aujourd'hui explicitement visées par le législateur, et figurent au Code monétaire et financier depuis la loi Pacte, avec comme gardien du temple l'Autorité des marchés financiers (AMF).
– Une levée de fonds opérée le plus souvent en cryptomonnaies. – Les fonds apportés le sont par des investisseurs détenteurs de cryptomonnaies : c'est que la tokenisation représente une nouvelle forme de financement privilégiée par la plupart des FinTech dans une économie numérique où se développent des dispositifs d'enregistrement électronique partagé (DEEP).
Plus globalement, l'opération financée est en lien avec l'économie digitale en voie de développement R. Ozcan, Les ICOs : RLDI 2019, 160. .
– Les étapes de l'ICO. – L'ICO se déroule pratiquement en trois phases : l'élaboration du projet, l'obtention du visa de l'AMF, et enfin la réalisation de la levée de fonds par l'emprunteur. Ici seront traités ces seuls points essentiels V. pour une étude complète : Ph. Lorenz, L. Bensoussan et A. Barbet-Massin, La mise en œuvre d'une ICO : les étapes en pratique : RD bancaire et fin. 2019, étude 1. – JCl. Commercial, Fasc. 535, Actifs numériques et prestataires sur actifs numériques, nos 11 et s., par D. Legeais. .
L'opération est initiée par une personne morale de droit français, plus exactement « établie ou immatriculée en France » C. monét. fin., art. L. 552-5, 1o. , ce qui laisse le champ d'action à un établissement immatriculé en France pour un projet étranger. En réalité, la loi s'applique essentiellement aux ICOs lancées par une personne française au profit de souscripteurs français, l'échelle européenne n'étant pas à ce jour atteinte, ce qui est regrettable pour le déploiement des ICOs V. M. Roussille, Loi Pacte et ICOs : réflexion tronquée, occasion manquée ? : RD bancaire et fin. 2019, focus 48, qui regrette que la loi française ne vise pas expressément les émetteurs européens. .
Derrière cette société émettrice œuvrent plusieurs personnes qui ont constitué une équipe qui élabore un projet industriel et envisage son financement. Puis un livre blanc ou white paper est rédigé : il s'agit d'un document essentiel. Il présente le projet et ses modalités de financement aux différents investisseurs, avec un montant de levée de fonds minimum.
Le white paper peut enfin préciser comment les tokens seront distribués ; à cet égard il est souvent fait usage de smart contracts permettant cette distribution de manière transparente et sécurisée Sur cette notion, V. infra, Commission 3, nos et s., « Pour aller plus loin : Smart contracts et financement participatif ». .
Concrètement, des experts de diverses origines (on parle de comité d'advisors) procèdent à une analyse juridique, fiscale et comptable de l'opération, et veillent à sa lisibilité par tout souscripteur. Le choix par exemple du token approprié à l'ICO en question – utility, token de paiement, voire security token Sur leur classification et terminologie, V. supra, no . – selon la fonction économique du jeton émis, ne doit pas nuire à la compréhension du projet par tous ; là réside la qualité substantielle recherchée du livre blanc Ph. Lorenz, L. Bensoussan et A. Barbet-Massin, La mise en œuvre d'une ICO : les étapes en pratique : RD bancaire et fin. 2019, étude préc., spéc. no 10. . Par ailleurs, ces experts doivent rassurer les investisseurs quant à la crédibilité du projet. Cela passe aussi par l'exposé et l'analyse des risques du projet tout autant que des caractéristiques de l'offre, au sein du white paper.

L'encadrement législatif

Précisément, une opération d'ICO présente des risques non seulement inhérents à tout appel de fonds, mais aussi propres à la qualité des actifs émis, ces derniers risques étant plus importants compte tenu de la nouveauté de ce type de financement et des incertitudes entourant les jetons V. infra, sur les points sensibles des objectifs des ICOs, nos et s. . Cette question a motivé principalement l'intervention du législateur et de l'AMF, pour fixer les règles applicables. Il faut souligner que les opérateurs souhaitaient cette intervention, dans une approche toutefois volontaire et non obligatoire AMF, Synthèse des réponses à la consultation publique portant sur les Initial Coin Offerings (ICOs) et point d'étape sur le programme « UNICORN », 22 févr. 2018. .
Les modalités d'intervention et de contrôle de l'AMF figurent aux articles L. 552-4 à L. 552-7 du Code monétaire et financier (C. monét. fin., art. L. 552-4 à L. 552-7">Lien) dans sa rédaction issue de la loi Pacte.
En substance, tout se joue au niveau du contenu du livre blanc, dont les stipulations sont contrôlées par l'AMF, en fonction de son règlement interne, savoir pour reprendre ses éléments principaux :
  • informations sur l'émetteur (la société, les équipes) ;
  • informations sur le projet (financement, phases du projet, but du projet, service proposé, technologie utilisée) ;
  • informations sur le jeton (nature et droits attachés au jeton, utilisation, cotation sur les plateformes) ;
  • les caractéristiques de l'offre (nombre de jetons émis, conditions préférentielles d'attribution de ces jetons) ;
  • les risques (du projet, de change en monnaies à cours légal).
– Un défi réglementaire à l'innovation. – Le « permis d'ICO » obéit aussi au cadre sui generis élaboré par l'AMF ; il s'agit pour cette institution de relever un véritable défi : délivrer un visa qui a la particularité de présenter un caractère volontaire, à la demande des émetteurs. Le contexte du cadre réglementaire a été résumé par M. Benoît de Juvigny, secrétaire général de l'AMF lors la présentation du label le 4 juin 2019 : « Les ICOs sont un vrai défi pour le régulateur. Il s'agit de combler un vide juridique sans toutefois rendre ce visa obligatoire, ce qui aurait amené les acteurs à se tourner vers les pays étrangers » Cité par A. Chardenon in L'Usine digitale 4 juin 2019 (www.usine-digitale.fr">Lien). .
L'esprit général du dispositif est la bonne compréhension par le souscripteur de la levée de fonds en cryptomonnaies, et non la validation du projet en tant que tel et encore moins une garantie donnée au contenu financier et technique déployé par ses émetteurs Règl. gén. AMF, art. 712-1 : « Pour délivrer le visa mentionné à l'article L. 552-4 du Code monétaire et financier, l'AMF vérifie si le document d'information est complet et compréhensible. Le document d'information est établi par l'émetteur de jetons et engage la responsabilité de ses signataires. Le visa de l'AMF n'implique ni approbation de l'opportunité du projet de l'émetteur de jetons ni authentification des éléments financiers et techniques présentés ». .
Le détail de la procédure de saisine et réponse de l'AMF figure aux articles 712-1 à 712-10 au sein du livre VII du règlement général de l'AMF propre aux « Émetteurs de jetons et prestataires de services sur actifs numériques ». Le visa peut en outre être retiré dans certaines conditions ; enfin, le contrôle s'opère aussi sur les moyens de communication et de marketing de l'émetteur JCl. Commercial, Fasc. 535, Actifs numériques et prestataires sur actifs numériques, spéc. nos 17 à 24, par D. Legeais. .
Le premier visa délivré par l'AMF sur un document d'information l'a été le 18 décembre 2019, pour une ICO lancée par la FinTech FRENCH-ICO.COM, créée en 2018. Ce premier visa est important non seulement pour les émetteurs de jetons potentiels, mais aussi pour l'autorité de régulation elle-même, dans la poursuite de l'objectif de donner vie à un système d'ICO attractif dans l'écosystème blockchain Rappelons les termes employés le 22 mai 2019 par Mme Anne Maréchal, directrice des Affaires juridiques de l'AMF à propos de la mise en place du visa volontaire : « Avec ce visa optionnel, nous espérons créer un écosystème attractif qui permette d'attirer en France les beaux projets d'ICO », in Actualités du droit, Tech&Droit, 22 mai 2019. .
Certes ce premier visa a démontré que le règlement général de l'AMF et les dispositions de la loi Pacte ne relevaient pas que de la théorie numérique ou virtuelle, mais pouvaient se traduire dans la réalité économique digitale. Cependant, si depuis plusieurs dizaines de dossiers ont été déposés, cela représente une part infime de l'économie mondiale des levées de fonds. Le vrai défi sera sans doute la démocratisation des ICOs avec leur usage par des entreprises ayant déjà obtenu un financement traditionnel mais voulant le décupler, au-delà des startups innovantes.
– Délicate question de l'ouverture d'un compte bancaire spécifique. – L'obtention du visa permet à l'émetteur d'avoir droit à l'ouverture d'un compte auprès d'un établissement de crédit. Lors de la mise en œuvre d'une ICO, les fonds peuvent être levés en cryptoactifs ou en monnaie fiat (monnaie fiduciaire). Les fonds levés en cryptoactifs doivent ensuite pouvoir être échangés contre de la monnaie fiat afin d'alimenter le financement économique du projet. L'ouverture d'un compte bancaire conditionne donc, en pratique, la réussite du projet Ph. Lorenz, L. Bensoussan et A. Barbet-Massin, La mise en œuvre d'une ICO : les étapes en pratique : RD bancaire et fin. 2019, étude préc. . Il s'agit là d'un sérieux obstacle pour la réalisation d'une ICO en France, car la plupart des établissements bancaires sont hostiles à recevoir des fonds provenant d'une telle levée de fonds : méfiance dans la conversion de cryptoactifs en monnaie fiat, problèmes d'identification de l'origine des fonds… même si en théorie il existe un droit au compte général pour toute personne physique ou morale dans l'établissement de crédit de son choix Dans l'hypothèse d'un refus de la part dudit établissement d'ouvrir un tel compte, il est possible de saisir la Banque de France afin qu'elle désigne un établissement de crédit dans un délai d'un jour ouvré (C. monét. fin., art. L. 312-1). .
C'est pourquoi la loi Pacte a mis en place un « droit au compte » spécifique en application duquel les banques doivent appliquer des règles strictes, objectives et non discriminatoires envers les entreprises ayant obtenu un visa de l'AMF pour une ICO (C. monét. fin., art. L. 312-23">Lien). Toute la réussite des ICOs dépendra de l'effectivité de la mise en œuvre de ces dispositions par les établissements de crédit.
Enfin la phase de réalisation de l'ICO débute. Il s'agit d'éprouver véritablement le projet par le lancement de la campagne de financement. Elle consiste en une vente préalable au profit de certains souscripteurs puis une vente avec les investisseurs intéressés dans le monde entier. L'offre publique peut en effet être précédée d'une offre privée réservée à des investisseurs acceptant de prendre des risques plus importants.
Si les fonds levés atteignent la somme prévue, en pratique on parle de soft cap, le succès de l'ICO est avéré, et les jetons sont délivrés pour être ensuite cotés sur un marché secondaire. En deçà du soft cap, les fonds sont remboursés aux investisseurs, et le projet de l'ICO s'arrête Ph. Lorenz, L. Bensoussan et A. Barbet-Massin, La mise en œuvre d'une ICO : les étapes en pratique : RD bancaire et fin. 2019, spéc. no 32. .

Une émission de jetons ou tokens dits « d'usage »

Les jetons créés qui sont proposés aux investisseurs peuvent représenter des actifs ou des droits qui y sont associés. Le token doit aussi permettre l'exercice de certains droits, tels le droit aux dividendes ou le droit à l'information grâce aux smart contracts.
C'est à l'émetteur de définir le type de tokens émis de manière automatisée en contrepartie du versement de fonds ou de cryptoactifs par le souscripteur. Il en résulte un choix et une souplesse lors de la conception du projet : à chaque usage ou service ou moyen de paiement répondra un jeton singulier – le cas de l'émission de security tokens sera abordé plus loin.
Concrètement, les levées de fonds par ICO visent le plus souvent, d'une part, des variantes d'utility token : jeton offrant à son détenteur un droit d'usage sur la technologie ou les services développés puis distribués par l'émetteur – économiquement, il correspond à une vente anticipée du droit d'utiliser un service ou d'acheter un produit ; d'autre part, divers types de token de paiement : jeton servant de moyen de paiement pour l'achat de marchandises ou de services.
Sur le plan juridique par ailleurs, les émetteurs doivent prendre conscience que leurs obligations dépassent la seule finalité commerciale apparente du livre blanc, afin d'éviter de possibles recours d'investisseurs, fondés soit sur un manquement à l'obligation précontractuelle d'information, résolue en dommages-intérêts (C. civ., art. 1112-1">Lien), soit sur le dol ou la réticence dolosive pouvant être sanctionnés par la nullité du contrat (C. civ., art. 1137">Lien et art. 1139">Lien) Ph. Lorenz, L. Bensoussan et A. Barbet-Massin, La mise en œuvre d'une ICO : les étapes en pratique : RD bancaire et fin. 2019, spéc. no 11. , soit encore sur les dispositions propres au droit de la consommation (C. consom., art. L. 111-1">Lien et L. 111-6">Lien).

L'objectif de l'ICO : le lancement d'activités nouvelles

L'attractivité du processus d'ICO (A) illimitée en théorie puisqu'il confère aux souscripteurs de multiples droits sur tout bien ou service (B) ne doit pas occulter l'existence d'inconvénients sensibles (C) .

Un engouement mondial spectaculaire

À l'instar de la « tulipomanie » qui s'est manifestée au cours du XVII e siècle et qui donna naissance, après l'augmentation démesurée puis l'effondrement des cours des bulbes de tulipes, à la première bulle spéculative B. François, Les offres au public de jetons en droit français et en droit comparé, in Blockchain et droit des sociétés, ss dir. V. Magnier et P. Barban, Dalloz, 2019, p. 61. , la tokenisation par voie d'ICO a connu depuis 2017 une courbe de hype : explosion, voire frénésie, rechute, rebond, etc. H. de Vauplane, La levée de fonds en actifs numériques : RD bancaire et fin. 2019, no 3, étude 8.
Les fonds en jeu se chiffrent en milliards de dollars, compte tenu du caractère global, planétaire, de l'accès aux investisseurs potentiels. Cette exposition à un marché mondial en termes de clients potentiels se double du bénéfice potentiel d'une multitude de projets d'investissement à une très large communauté d'investisseurs JCl. Commercial, Fasc. 535, Actifs numériques et prestataires sur actifs numériques, no 7, par D. Legeais. , y compris de nouveaux financeurs.

Les certitudes : donner un droit sur tout bien ou service

L'éventail des tokenisations d'actifs est très vaste en pratique : il recouvre, au-delà de l'immobilier (par ex., Property Coin), l'art, les métaux précieux, des matières premières, l'or et même des monnaies nationales.
Ainsi le propriétaire d'une œuvre d'art ayant besoin rapidement de liquidités pourrait vendre une partie de son tableau (X centaines de jetons) à une foule d'amateurs d'art. Un entrepreneur peut lever une épargne conséquente grâce à une ICO, alors même qu'un établissement bancaire ou de crédit ne l'accompagnerait pas.
Une fois détenteur de tokens, son souscripteur pourra soit les échanger contre de la cryptomonnaie, soit les vendre contre une monnaie ayant cours légal, soit enfin et surtout les utiliser, c'est-à-dire accéder aux produits ou services développés par la société qui les a créés Options rappelées par F. Douet, Fiscalité des Initial Coin Offerings (ICOs) : Dalloz IP/IT 2019, p. 237 et s. .
Du point de vue du droit des obligations, le fait que le token donne droit à l'usage d'un bien ou d'un service qui n'existe pas encore, ou donne droit à diverses prestations alternatives, ne pose pas de problèmes si l'on se réfère aux articles 1163 (le contrat peut porter sur une prestation présente ou future, C. civ., art. 1163">Lien) et 1307 à 1307-5 (obligation alternative, au choix du débiteur, C. civ., art. 1307 à 1307-5">Lien) du Code civil A.-S. Choné-Grimaldi, Les contraintes du droit des obligations sur les opérations d'ICO : D. 2018, p. 1171. .

Les points sensibles

– Risques de la tokenisation. – « Nouveaux actifs » ne signifie pas « fin des anciens risques » inhérents à toute forme de bulle spéculative et généralement à toute titrisation. Les objectifs de sécurité juridique (protection des investisseurs et transparence des marchés) sont d'autant plus difficiles à atteindre en présence d'objets juridiques nouveaux créés dans un environnement – un engouement – technologique innovant.
Les risques de l'opération peuvent être synthétisés en trois catégories.

La détermination de la prestation et la connaissance des acteurs

Sur le plan des droits fournis au souscripteur qui acquiert des jetons, l'incertitude règne. Comme cela a été souligné, « ni actionnaires, ni créanciers (…) les porteurs de tokens se trouvent dans une situation où ils prennent un risque total sur l'émetteur, sans qu'en contrepartie ne leur soit attribués des droits pour protéger leur investissement » H. de Vauplane, La levée de fonds en actifs numériques : RD bancaire et fin. 2019, spéc. no 9, étude préc. . Les propriétaires de tokens d'usage peuvent accéder aux produits fournis par la société émettrice, mais n'en sont pas associés.
Leur droit est éventuel, tenant aux futurs dividendes et revenus du projet lorsqu'il sera en activité, sans qu'ils y participent par un droit de vote en assemblée par exemple. C'est l'une des explications à l'effet assez relatif du visa de l'Autorité des marchés financiers quant à l'économie du projet, les livres blancs soulignant souvent cette absence de prérogatives et même de droit acquis au remboursement de son investissement.
– Déterminabilité de la prestation. – Par ailleurs, rapporté au droit des contrats et au caractère déterminé ou déterminable de la prestation prévue dans un contrat (C. civ., art. 1163, al. 2">Lien), l'ICO pose des difficultés V. A.-S. Choné-Grimaldi, Les contraintes du droit des obligations sur les opérations d'ICO : D. 2018, p. 1171. . Le point délicat tient à la quantification du nombre nécessaire de tokens en pratique pour accéder à la technologie proposée par l'émetteur, ou au service attendu. C'est sur le plan de la quantité de la contre-prestation qu'une ICO pourrait être invalidée. Le souscripteur ne connaît pas forcément au départ la corrélation entre un token et un usage concret, la définition bilatérale de la prestation ne semble pas bien établie.
Du côté de la vérification des souscripteurs financiers, le protocole Know Your Customer (KYC) (ou dispositif d'identification et de connaissance de l'investisseur) a vocation à s'appliquer. Il ne résulte pas de la loi Pacte ni d'une obligation spécifique. Mais les acteurs des ICOs s'accordent à se soumettre aux dispositions légales résultant du Code monétaire et financier aux termes desquelles (C. monét. fin., art. L. 561-2, 7o bis ">Lien) sont assujettis aux obligations de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LBC-FT), notamment : « Les prestataires des services mentionnés aux 1o à 4o de l'article L. 54-10-2 » savoir les services sur actifs numériques suivants :
1o le service de conservation pour le compte de tiers d'actifs numériques ou d'accès à des actifs numériques, le cas échéant sous la forme de clés cryptographiques privées, en vue de détenir, stocker et transférer des actifs numériques ;
2o le service d'achat ou de vente d'actifs numériques en monnaie ayant cours légal ;
3o le service d'échange d'actifs numériques contre d'autres actifs numériques ;
4o l'exploitation d'une plateforme de négociation d'actifs numériques.
Dans la même démarche de soumission volontaire au visa de l'AMF, le respect du protocole KYC dans le white paper élaboré dans le cadre d'une ICO s'impose dans les faits, même si le porteur de projet d'ICO n'agit pas forcément à titre professionnel et habituel. Cela permet en outre de mieux identifier la provenance des fonds et de pouvoir discerner rapidement les transactions dites « suspectes ».
– Levées de fonds et usages délictueux. – Ce même souci d'encadrer les services financiers en cryptoactifs tout en exposant au public d'investisseurs la réalité des produits offerts, transparaît dans sa documentation en ligne. L'AMF y souligne la nécessaire prudence de mise pour les investisseurs en cryptomonnaies.
Soulignons que cet avertissement est de la même veine que celui figurant dans le rapport Tracfin 2019-2020 Rapport d'analyses des risques de BC/FT 2019-2020, p. 55 et s. (www.economie.gouv.fr/tracfin">Lien). .

L'utilisation et le remboursement des jetons

L'usage des jetons s'opère sur un marché dit « secondaire ». Tant que l'engouement pour le projet financièrement élaboré par une ICO se vérifie, la liquidité des jetons ne devrait pas poser de problème.
Sur le plan pratique, l'utilisation des jetons prendra la forme d'un préachat de services ou de biens proposés par une startup, le souscripteur pouvant espérer que l'émetteur ne proposera pas ensuite les mêmes services ou usages à un grand public non détenteur de jetons, abstention qui concrétiserait l'exécution de bonne foi par l'émetteur de son obligation de moyens (faire son possible pour que le projet aboutisse et procure un profit au détenteur de jetons).
Leur usage demeure plus imprévisible lorsque le plan d'affaires n'est pas sérieux ; leur valorisation fluctue alors de manière extrême, tout comme leur réelle liquidité sur la plateforme d'échange de jetons.
– Anticipation des difficultés. – Une procédure de séquestre des fonds est requise depuis la loi Pacte : l'AMF vérifie notamment que l'émetteur de jetons « met en place tout moyen permettant le suivi et la sauvegarde des actifs recueillis dans le cadre de l'offre » C. monét. fin., art. L. 552-5, 2o. .
En pratique, le séquestre peut prendre la forme d'une consignation des fonds auprès d'une banque, ou auprès de professionnels : auprès d'un compte Carpa du barreau, par l'intermédiaire d'un cabinet d'avocats, ou auprès de la Caisse des dépôts et consignations, via la comptabilité du notaire.
Un contrat de fiducie ne pourrait-il pas aussi être mis en place, avec fonction de garantie de la conservation et du bon usage des fonds levés lors d'une ICO ?
La question du remboursement de son investissement renvoie, plus généralement, au droit commun des contrats et à la notion d'imprévision.

L'improbable application de l'imprévision

– Droit commun des contrats. – Aux termes de l'article 1195 du Code civil (C. civ., art. 1195">Lien) dans sa rédaction issue de l'ordonnance no 2016-131 du 10 février 2016">Lien : « Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l'exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n'avait pas accepté d'en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant ». Et la résolution du contrat pourra être demandée en cas d'échec des renégociations.
La mise en œuvre de la théorie de l'imprévision dans le cadre d'une opération d'ICO n'est pas définitivement tranchée en doctrine, mais semble rejetée V. A.-S. Choné-Grimaldi, Les contraintes du droit des obligations sur les opérations d'ICO : D. 2018, p. 1171, qui souligne en outre que la loi no 2018-287 du 20 avril 2018 ratifiant l'ordonnance de réforme du droit des contrats a inséré un article L. 211-40-1 au Code monétaire et financier rendant l'article 1195 du Code civil inapplicable aux opérations sur titres financiers, et rappelle qu'à défaut même de ce texte, l'acceptation du risque d'imprévision (donc l'exclusion de l'article 1195) est d'évidence le cas en matière d'opérations d'ICO. . On peut se reporter aux analyses doctrinales selon lesquelles l'imprévision n'a pas sa place en matière de contrats aléatoires F. Grua, La distinction des contrats aléatoires et des contrats commutatifs : RTD civ. 1983, 263. , qualification qui sied à l'opération d'ICO. Des explications différentes peuvent être avancées au soutien du rejet de l'imprévision : soit le risque d'échec du projet financé par la levée de fonds est considéré comme prévisible dès la souscription de jetons (le white paper envisageant d'ailleurs expressément ce risque, que ce soit un échec technologique ou économique) ; soit on admet que les risques inhérents à toute ICO ont été à l'avance acceptés, comportant ainsi ab initio une renonciation par le souscripteur à se prévaloir de l'imprévision.
Il a été question dans la présente section d'émission et d'échange de jetons dits « d'usage » sur une blockchain. Les émetteurs peuvent aussi inscrire des titres financiers sur la blockchain. L'opération est alors qualifiée de Security Token Offering (STO).