La protection par le droit des sociétés : l'échange de droits démembrés sur titres sociaux

La protection par le droit des sociétés : l'échange de droits démembrés sur titres sociaux

– Une « troisième voie ». – La technique sociétaire peut ménager au sein d'un couple une voie médiane entre le choix d'une libéralité, toujours réductible et fiscalement très coûteuse en l'absence de mariage ou de Pacs, et l'option pour une tontine, génératrice de blocages. Le démembrement opéré à titre onéreux sur les titres d'une société propriétaire du logement présente de grandes vertus (Sous-section I), quoique enfermé dans de nécessaires contraintes (Sous-section II).

Puissance des effets, souplesse des options

Rappelons tout d'abord, en quelques mots, en quoi consiste ce schéma d'acquisition et de détention du logement, mis au point et évoqué pour la première fois par le Congrès régional des notaires de la cour d'appel de Reims, en 1984. Deux concubins, acquéreurs d'un logement, constituent une société (généralement civile) pour réaliser cette acquisition. À ce stade, ils sont seuls propriétaires des droits composant le capital social (chacun à proportion de son apport). Ils procèdent ensuite entre eux à l'échange de l'usufruit de leurs droits sociaux respectifs, afin que, in fine, chaque concubin soit détenteur, de façon croisée, de la nue-propriété sur la moitié des parts, et de l'usufruit sur l'autre moitié. Chacun devient ainsi usufruitier des droits de son associé. Au décès de l'un des membres du couple, peu importe lequel, l'usufruit qu'il détenait sur les parts de son coassocié s'éteindra naturellement, sans mutation et donc sans taxation, tout en laissant au contraire subsister l'usufruit de son coassocié, bien vivant, sur ses propres parts. L'associé survivant sera donc titulaire de la pleine propriété sur son bloc originel de titres (minoritaire, majoritaire ou égalitaire, peu importe) et titulaire de l'usufruit sur le bloc de participation de son associé décédé. Les droits des héritiers du prémourant porteront sur la nue-propriété de la fraction de parts que détenait leur auteur, ni plus ni moins. Reste au rédacteur des statuts à attribuer à l'usufruitier des titres les droits et les pouvoirs les plus étendus (notamment par l'attribution de tous les droits de vote attachés aux parts démembrées), afin que, sans léser un instant les héritiers du prémourant, le survivant puisse néanmoins détenir en ses mains toutes les manettes de contrôle de la société propriétaire du logement.

Cas pratique sur l'échange croisé d'usufruit de droits sociaux : le logement de M. Jetème et M Moahossy

1. Soit un couple de concubins, qui filent le parfait amour mais qui, pour diverses raisons, ne souhaitent ou ne peuvent ni se marier ni se pacser (par ex., ils sont mariés par ailleurs et non divorcés ; ou encore ils sont divorcés mais ne souhaitent pas se remarier, car cela leur ferait perdre le bénéfice espéré d'une fraction de réversion de la pension de retraite de leur ex-conjoint, lequel, en raison de son abominable conduite passée, ne peut évidemment trépasser qu'avant eux...).
M. Jetème et Mme Moahossy acquièrent le logement devant abriter leurs nouvelles amours, et entendent assurer au dernier d'entre eux les pouvoirs les plus larges sur ce bien, en fait exactement les mêmes que ceux dont ensemble ils jouiront tant que tous deux seront en vie. Pour autant, même si Mme Pimbêche et M. Malotru, leurs ex-conjoints, sont aujourd'hui bannis de leur vie, il n'en est rien des doux marmots nés de ces unions antérieures, lesquels au contraire doivent également être protégés. Les rejetons Jetème et Moahossy doivent pouvoir espérer recueillir un jour l'héritage de leurs auteurs respectifs, ne serait-ce que pour montrer à Mme Pimbêche et M. Malotru ce dont on est capable sans eux. Pour cette raison notamment, outre la prison à vie qu'elle peut constituer, nos deux concubins ne veulent pas entendre parler de tontine, laquelle se traduirait par l'exhérédation de fait des enfants du prémourant.
2. Parallèlement, organiser leur protection par de simples legs croisés serait illusoire : la valeur du legs serait réductible à partir du moment où seraient franchies les limites de la quotité disponible, et par ailleurs elle se verrait frappée du plus lourd taux d'impôt qui soit, les 60 % de droits de mutation à titre gratuit applicables entre personnes non parentes. Autant dire un cadeau empoisonné.
3. Et vouloir réduire le legs au seul usufruit du logement serait un remède pire que le mal : certes, en fonction de l'âge du concubin survivant lors du premier décès, la valeur formant l'assiette de ces droits de succession serait mécaniquement plus réduite ; mais sur le plan de la réductibilité pour atteinte à la réserve, il n'en serait rien, l'imputation en assiette désormais clairement consacrée excluant toute prise en compte d'une quelconque valeur de l'usufruit, forte ou faible, pour vérifier si le legs portant sur tel ou tel bien excède ou non les capacités de la quotité disponible. Ce serait donc un coup d'épée dans l'eau sur le plan de la réduction du legs, et une automutilation sur le plan de sa portée : car l'usufruitier du logement ne jouira que de certaines utilités de la propriété, mais pas du droit de disposer du logement, alors que justement tel était l'objectif de nos concubins.
4. Il leur sera donc conseillé de constituer une société (en principe civile), laquelle réalisera l'acquisition du logement de la famille. À ce stade, M. Jetème et Mme Moahossy sont seuls titulaires de la propriété des parts composant le capital social (et ce à égales fractions ou au contraire selon des proportions correspondant à leurs investissements si ces derniers sont inégaux) : admettons par exemple que chaque concubin est titulaire de 50 parts sur les 100 qui composent le capital social. M. Jetème est titulaire des parts 1 à 50, et Mme Moahossy des parts 51 à 100. Ils procèdent alors à l'échange de l'usufruit portant sur leurs parts sociales respectives, afin que, in fine, chaque concubin soit détenteur, de façon croisée, de la nue-propriété sur la moitié des parts, et de l'usufruit sur l'autre moitié. Monsieur sera nu-propriétaire des parts 1 à 50, et usufruitier des parts 51 à 100. Madame sera usufruitière des parts 1 à 50, et nue-propriétaire des parts 51 à 100.
Cet échange, dès lors qu'il est équilibré dans la valeur composant chaque lot, est exclusif de toute libéralité. Exeunt donc les problématiques de réduction pour empiètement sur la réserve héréditaire, et de fiscalité confiscatoire au taux de 60 %.
Et au décès de l'un des membres du couple, peu importe lequel, l'usufruit qu'il détenait sur les parts de son coassocié s'éteindra naturellement, sans mutation et donc sans taxation, tout en laissant au contraire subsister l'usufruit de son coassocié, bien vivant, sur ses propres parts. L'associé survivant sera donc titulaire de la pleine propriété sur son bloc originel de titres (minoritaire, majoritaire ou égalitaire, peu importe) et titulaire de l'usufruit sur le bloc de participation de son associé décédé. Les droits des héritiers du prémourant porteront sur la nue-propriété de la fraction de parts que détenait leur auteur, ni plus ni moins. Reste alors au rédacteur des statuts à employer toute l'ingénierie si féconde que lui tend le droit des sociétés (notamment civiles), en concevant le contrat de société de manière à flécher vers l'usufruitier des titres les droits et les pouvoirs les plus étendus (notamment par l'attribution de tous les droits de vote attachés aux parts démembrées), afin que, sans léser un instant la dévolution patrimoniale revenant aux héritiers du concubin prémourant, le concubin survivant puisse néanmoins détenir en ses mains toutes les manettes de contrôle de ce véhicule de détention du logement que constituera la société.
– Solution forte et subtile. – Entre personnes désireuses de mutuellement se protéger en assurant la protection du logement commun en cas de disparition de l'une d'elles, cette solution allie l'efficacité à des coûts bien plus attractifs que ceux d'une libéralité ou d'une clause d'accroissement entre concubins. Ceci en prenant appui sur deux piliers d'autant plus forts qu'ils sont combinés : organisation sociétaire (§ I) et démembrement de propriété (§ II).

Un logement en société, donc sans indivision

Avantages procurés en matière de détention

– Des avantages évidents. – Au décès du premier mourant, le survivant ne se retrouve pas en indivision avec ses ayants droit (inconvénient de la règle de l'unanimité pour tous actes de disposition ; précarité résultant de la possibilité ouverte à chacun d'ouvrir à tout moment une action en partage). Au contraire, il est membre avec eux d'une entité structurée autour de règles de gouvernance précises et choisies d'avance, qui peuvent concentrer le pouvoir indépendamment de la répartition du capital : pouvoirs de gérance élargis, démembrement orientant les décisions vers l'usufruitier, structuration en parts catégorielles permettant de créer des blocs politiquement décisionnels détachés des blocs économiquement majoritaires, etc.
– Même le scénario de sortie d'un contentieux peut être écrit d'avance. – En régime d'indivision, les blocages liés aux mésententes, voire aux simples divergences ne pourront qu'être constatés, subis, et traités en justice, jusqu'à une assignation en partage. En société, il est possible, et même recommandé d'anticiper au sein des statuts la mise au point des règles qui deviendraient applicables dans le cas où une mésentente grave surviendrait entre associés : elles seraient d'ailleurs judicieusement exploitables sans attendre même le décès de tel ou tel de nos deux concubins, mais bien aussi de leur vivant, si l'entente n'y est plus et que l'un deux souhaite quitter le projet commun, ou au contraire le reprendre à son seul compte : clause de retrait d'un associé, définissant toutes les conditions de fond (motifs) et de forme (préavis, etc.) ; clause d'exclusion (motifs, procédure contradictoire, etc.) ; pacte d'associés relatif au mode de valorisation des titres rachetés, etc. Au surplus, dans ce contexte conflictuel ante mortem, créant des interférences plus ou moins graves avec le fonctionnement normal de la société constituée entre eux, la loi elle-même ouvre des voies de règlement qui évitent que le conflit ne paralyse l'activité sociale : nomination d'un mandataire ad hoc , voire d'un administrateur provisoire, ou encore dissolution de la société pour justes motifs, s'il n'y a plus aucun sens à maintenir la structure en activité alors que l'affectio societatis a disparu.

Avantages procurés en matière de cofinancement

– Des rapports juridiques d'associés. – Les flux financiers traduisant l'investissement de chaque membre du couple lors de l'acquisition (et plus tard de travaux d'entretien ou de rénovation) du logement obéissent aux règles du droit des sociétés, et à elles seules : apport en capital, libération de ces apports, apports en comptes courants d'associés, remboursement ou incrémentation de ceux-ci. Il en résulte pour le couple une rigueur comptable source de transparence, puisque affranchie des conséquences découlant de la jurisprudence suivie obstinément par la Cour de cassation depuis 2013 en matière de contribution aux charges de la vie commune.
– S'extraire des contours opacifiés de la contribution aux charges du ménage. – Après quelques signes avant-coureurs, un basculement a été opéré avec cette décision de 2013, aux termes de laquelle la Haute Cour a admis d'élargir massivement le périmètre des dépenses répondant à la notion de charges de la vie courante, en y intégrant, au-delà des classiques et traditionnels frais de fonctionnement quotidiens, des investissements aussi lourds que les dépenses d'acquisition du logement familial au moyen d'un emprunt. Depuis cette décision, confirmée depuis, celui des membres du couple qui aurait financé au-delà de la quotité à laquelle il s'était engagé (en stipulant parfois des quotes-parts d'acquisition respectives pourtant très précises dans le titre de propriété) ne pourra faire valoir cet écart comme une créance dont le remboursement lui reviendrait (notamment en fin de vie commune) : elle sera au contraire noyée dans la solidarité, de fait extrêmement large, que cette conception induit. On a pu observer à juste titre que cette position jurisprudentielle nouvelle contrarie l'idée même de régime strictement séparatiste, et ce d'autant plus que dans une grande majorité de couples, la résidence familiale représente la part la plus notable, si ce n'est la quasi-totalité du patrimoine détenu. Elle a néanmoins été étendue :
  • dans un premier temps aux partenaires liés par un Pacs, le financement de l'acquisition du logement des partenaires ayant été considéré comme une modalité d'exécution de l'aide matérielle réciproque, par interprétation de l'article 515-4 du Code civil ;
  • et, dans un second temps, aux simples concubins en l'absence de Pacs, alors même qu'ils sont juridiquement étrangers l'un à l'autre et donc déliés respectivement de tout droit ou obligation l'un à l'égard de l'autre.
Nous renvoyons, sur ces sujets, à l'exposé complet de la troisième commission du 118e Congrès des notaires.
Dès lors, intercaler une personne morale entre le logement et le couple est source de prévisibilité et, partant, de sécurité juridique : chacun prend l'engagement dans les statuts de contribuer au financement à hauteur d'une somme clairement déterminée, et l'associé n'est débiteur envers la société d'aucune autre somme que celle qu'il s'est, ainsi, engagé à financer, peu important qu'il vive par ailleurs en couple avec l'autre associé.

Les forces d'un schéma en démembrement

Couplés au cadre sociétaire, les statuts sont bien connus : ils permettent de séparer pouvoir et propriété, donc d'éviter de sacrifier les droits futurs des descendants sur l'autel de la protection immédiate du dernier vivant.

Un usufruitier tout-puissant, sans dépouiller pour autant les nus-propriétaires de leur capital

– Alchimie gagnante de l'alliage entre démembrement et rouages sociétaires. – Les statuts peuvent stipuler une pleine souveraineté entre les mains de l'usufruitier, en prévoyant que l'intégralité des droits de vote attachés aux parts démembrées lui est attribuée, quel que soit le type d'assemblée générale (ordinaire ou extraordinaire) ou la nature des résolutions soumises à l'ordre du jour. Dès lors, faire en sorte que le dernier vivant soit usufruitier de la totalité du capital suffira à faire de celui-ci, sa vie durant, un décideur exclusif, les droits des nus-propriétaires étant cantonnés, pendant ce laps de temps, à leur droit (incompressible) à l'information, en assistant aux assemblées. Pour autant, les héritiers du prémourant ne seront pas lésés, quelle que soit la chronologie des décès, et ceci en nature ou au moins en valeur si l'associé survivant fait usage d'une clause d'agrément.

Un survivant pas seulement usufruitier

– Éviter le danger d'une position d'usufruitier stricto sensu . – Autre avantage de cette stratégie d'échange d'usufruit sur titres : à aucun moment, ni avant le premier décès ni après le second, aucun des deux membres du couple ne se trouve titulaire d'un simple droit limité à l'usufruit. Avant le premier décès, il détient des droits en nue-propriété, et après, des droits en pleine propriété, sur sa propre quote-part du capital. Est ainsi évacuée la problématique liée au fait que l'usufruitier ne saurait avoir la qualité d'associé, qui n'est reconnue qu'au seul propriétaire (nu ou plein) des droits sociaux. On connaît le danger de cette position. Même en réservant toute souveraineté à l'usufruitier au cours des assemblées générales, d'autres types de décisions collectives pourraient être prises sans son intervention. C'est notamment le cas d'une comparution unanime des associés (au rang desquels ne figure donc pas l'usufruitier) à un acte ratifié au nom de la personne morale dont ils sont membres. Tout risque de court-circuit est ici écarté, l'unanimité étant impossible sans le concours du dernier vivant.
Attention cependant : pour développer tous ses effets, le procédé décrit requiert le respect d'un mode d'emploi précis. Pas d'horlogerie de pointe sans précision dans chaque pièce de l'engrenage !

Rigueur de la précision requise

La solution proposée repose sur une charpente en trois points.

Un démembrement nécessairement appliqué sur des titres de société

Un démembrement nécessairement appliqué sur des titres de société

– L'enveloppe sociétaire, écrin indispensable. – On a pu s'interroger sur la nécessité de recourir, dans le cas que nous décrivons, à l'interposition d'une structure sociétaire. Ne pourrait-on pas se contenter d'une acquisition directe, à l'issue de laquelle chaque membre du couple se trouverait titulaire de droits indivis ? L'échange réciproque entre eux porterait alors sur l'usufruit de la quote-part indivise de chacun, de manière à ce qu'au décès du prémourant, le survivant conserve la jouissance exclusive du logement dans sa totalité, comme étant pleinement propriétaire d'une quote-part (sur laquelle l'usufruit du prémourant sera éteint) et usufruitier de l'autre (celle revenant aux héritiers du prémourant). Ce schéma simpliste est à bannir, pour deux raisons :
  • d'une part, la doctrine quasi unanime condamne ce montage, du fait d'un obstacle conceptuel de taille : les quotes-parts indivises étant par nature indéterminées et indistinctes, il est impossible d'isoler chacune d'elles pour les démembrer, et faire reposer l'usufruit de l'une sur la tête d'un seul coacquéreur, et celui de l'autre uniquement sur celle de l'autre coacquéreur. L'indivision est caractérisée par le fait que chacun de ses membres se trouve présent partout (et maître nulle part), à hauteur de sa quote-part certes, mais laquelle se retrouve dans chaque élément composant l'ensemble. Le démembrement de l'indivision étendrait donc l'indivision sur le tout, l'usufruit comme la nue-propriété, où qu'ils soient et de manière insécable. Il en serait de même, a fortiori, dans l'hypothèse où le logement aurait été acquis pour le compte d'une communauté existant entre deux époux, les deux moitiés de celle-ci ne pouvant être partagées et attribuées sans dissolution et liquidation de l'ensemble qu'elle constitue ;
  • d'autre part, et accessoirement, cette solution pèche par manque d'opportunité. Dans un tel schéma direct, le dernier vivant, même s'il restait seul titulaire d'un droit exclusif à la jouissance par un usufruit intégral, resterait en indivision sur la propriété. Ses actes de disposition (constitution de garantie, revente, remploi du prix) s'en trouveraient naturellement limités, puisque sans abusus, il ne pourrait jamais les accomplir seul.

Un démembrement procédant d'un échange sur titres existants, et non d'une souscription démembrée

Un démembrement procédant d'un échange sur titres existants, et non d'une souscription démembrée

Autre tentation à laquelle il est important de résister : pourquoi ne pas procéder au démembrement dès la souscription du capital, au moment de la création de la société ?
Éviter le coût de l'échange ? Un argument fallacieux
L'échange qui sert de support au montage donne ouverture aux droits de mutation à titre onéreux portant sur les titres d'une société à prépondérance immobilière, soit un taux de 5 % appliqué à leur valeur. Démembrer ab initio permettrait d'éviter cette dépense. Il faut cependant s'en abstenir ; en effet de deux choses l'une :
  • soit, pour permettre à la société de financer l'achat du logement, elle a été dotée du capital correspondant. Dans ce cas la valeur des titres est équivalente à celle de l'immeuble, quand bien même la cible n'aurait pas encore été acquise au moment de pratiquer sur eux l'échange des usufruits croisés ;
  • soit elle a été dotée d'un capital modéré ou symbolique. En ce cas, les fonds nécessaires à l'investissement devront être portés au crédit d'un compte courant d'associé, lequel fera immanquablement partie de la succession du prémourant des acquéreurs et sera dévolu à ses seuls héritiers ; le montage est alors privé de tout intérêt pratique.
Démembrer simultanément à l'apport ? Une possibilité controversée
Pourrait-on réaliser, au moment même de l'apport, le démembrement des droits sociaux, par la seule volonté des apporteurs qui conviendraient que chacun recevra, en contrepartie de son apport, la nue-propriété seulement d'un bloc de titres et l'usufruit de l'autre bloc de titres ? Ainsi, plus d'échange à formaliser. Fondant leur raisonnement sur l'autonomie de la volonté, d'éminents auteurs ou d'illustres praticiens ont jugé viable un tel schéma de démembrement ab initio, puisque rien de décisif ne vient expressément le prohiber. Leur opinion est toutefois restée largement minoritaire, et se trouve aujourd'hui affaiblie par la prise de position de la Cour de cassation déniant la qualité d'associé à l'usufruitier. Pour la plus large partie des auteurs cependant, il est indispensable que la pleine propriété préexiste pour pouvoir être démembrée.
Conclusion : démembrer ab initio : un procédé à proscrire
– Appel à la prudence. – Compte tenu de la gravité des enjeux, à savoir une éventuelle nullité des opérations fondées sur le schéma précédemment décrit, si celui-ci venait un jour à être invalidé, le rédacteur sera bien avisé de s'en éloigner. En effet, au-delà du débat général sur la faisabilité ou non d'un démembrement ab initio, il existe, dans le cas de l'échange d'usufruit qui nous occupe, un problème particulier. Seule la présence de parts sociales attribuées distinctement à chaque associé permet, on l'a vu, l'échange réciproque d'usufruits portant sur deux objets séparément identifiables. Il faut donc que les associés disposent de droits sociaux, c'est-à-dire de droits corporels mobiliers distincts des biens appartenant à la société. Or, tant qu'elle n'est pas immatriculée au registre du commerce et des sociétés, la société est dépourvue de personnalité morale et n'a donc pas de patrimoine social. L'actif qui lui est apporté est en indivision entre les fondateurs. Cela signifie qu'à ce stade (société en formation) les droits des associés fondateurs ne sont pas encore des droits sociaux ; ce ne sont que des droits indivis. Il est, par suite, impossible de les démembrer, faute de caractère distinct. Cet argument, qui paraît décisif, nous conduit à préconiser exclusivement le démembrement a posteriori .

Que faire en présence des statuts d'une société comportant un démembrement <em>ab initio</em> ?

<strong>1.</strong> Il est acquis, en fonction des développements qui précèdent, qu'un notaire doit s'abstenir de recevoir les statuts d'une société comportant un démembrement <em>ab initio</em>, à moins qu'il n'en soit expressément requis en l'état de la controverse doctrinale signalée qui, selon nous, ne résiste pas à l'analyse. Pour autant, les statuts de société n'étant pas nécessairement des actes authentiques, que doit-il faire en présence de statuts comportant ce démembrement ?

<strong>2. </strong>À notre sens, tant que la controverse signalée n'est pas tranchée, une reconnaissance d'avis donné s'impose, sans qu'il y ait lieu à refus d'instrumenter. Si un financement bancaire est accordé à la société, la difficulté devra être signalée non seulement à la société, mais encore au financeur.

Assurer une réelle onérosité de l'échange

Une certaine vigilance s'impose, tant sur le plan civil (A) que sur le plan fiscal (B).

Vigilance sur la qualification en droit civil

– Le risque de requalification. – L'échange chasse la libéralité et ses conséquences (fiscalité pour les concubins, réductibilité pour tous les non-époux). Encore faut-il qu'il ne soit pas disqualifié en tant qu'acte à titre onéreux, pour être requalifié en libéralité déguisée. En effet, la forme choisie pour l'acte n'arrêtera pas les tiers intéressés s'ils démontrent que cette forme dissimule un fond différent. Or un échange comme une vente peuvent être requalifiés en donation au moins pour partie, s'il est démontré qu'ils dissimulent à hauteur de cette partie une intention libérale, un dépouillement irrévocable, et une acceptation.
– Supériorité sur la tontine. – Il importe de souligner ici le confort supplémentaire qu'offre le démembrement croisé sur titres sociaux par rapport à la clause de tontine qui nécessite, comme on l'a vu, la présence d'un aléa. Aucun risque de disqualification ne pèse sur le démembrement croisé s'il existe une différence manifeste de chances de survie entre les deux cocontractants. En revanche, cette différence d'espérance de vie doit être prise en compte dans la valorisation de l'usufruit des associés. À défaut, le risque serait patent de voir l'opération requalifiée en libéralité à hauteur de la fraction de valeur du lot le plus fort (le plus souvent l'usufruit du plus jeune) excédant celle du lot le plus faible.
– Chiffrer efficacement les valeurs d'usufruit. – L'estimation forfaitaire retenue par le barème fiscal n'est pas, à cet égard, suffisamment précise pour être utilisée. En particulier, elle ignore une différence importante : entre personnes du même âge, l'espérance de vie varie selon le sexe, celle des femmes étant supérieure à celle des hommes. On lui préférera donc une réelle approche socio-économique, par application de la méthode dite « des DCF » (discounted cash flows).
– Stipulation d'une soulte. – En cas de différence de valeur entre les deux lots, l'échange aura lieu avec soulte. Schématiquement, cette soulte risque d'être due par l'usufruitier le plus âgé à l'usufruitier le plus jeune. Chacun comprendra que cette situation peut être à l'origine d'une amertume supplémentaire chez les héritiers du plus âgé : ils devront non seulement attendre d'être successibles d'une personne qui peut parfois être à peine plus âgée qu'eux, mais découvriront également que leur auteur lui aura versé en toute légalité une somme plus ou moins conséquente. L'efficacité juridique n'est pas toujours la garantie de relations apaisées, mais elle sera un pare-feu contre les incendies de la colère.

Vigilance sur le plan fiscal : prévenir l'application de la présomption de propriété résultant de l'article 751 du Code général des impôts

Indépendamment de toute requalification en libéralité, l'article 751, alinéa premier du Code général des impôts, qui présume fiscalement que l'usufruitier est un propriétaire, pourrait trouver ici application, ruinant de tout effet fiscal le procédé présenté. Dès lors, si les associés se sont mutuellement institués légataires, il leur faudra, si faire se peut, combattre la présomption par la démonstration de la sincérité de l'opération, par exemple en prouvant que chacun a parfaitement acquitté la quote-part lui incombant ; ou, s'il ne l'a pas fait, que l'autre lui a donné le complément nécessaire au moyen d'une donation régulièrement enregistrée (mais l'opération se replace alors dans le champ des libéralités, ce que justement on voulait éviter). Bien que cette recommandation soit parfois difficile à faire entendre au sein d'un couple, le plus simple et le plus efficace pour combattre la présomption est certainement d'éviter que les associés ne s'instituent légataires l'un de l'autre. Comme souvent, le meilleur moyen d'être bien protégé consiste à ne pas l'être trop !