Pour imaginer l'évolution que pourrait connaître le droit français en matière de blockchain, il faut dans un premier temps adopter un regard comparatiste
(§ I)
, permettant dans un second temps d'imaginer une reconnaissance légale nécessaire de la blockchain, à encadrer strictement
(§ II)
.
Vers une évolution de la législation française ?
Vers une évolution de la législation française ?
Regards comparatistes
D'une part, au niveau européen, la blockchain n'occupe pas une place prépondérante dans les évolutions législatives récentes. Le règlement eIDAS ne traite aucunement de cette technologie. Au contraire, les exigences en matière d'identification du signataire par l'intervention d'un tiers certificateur qualifié constituent un obstacle à la reconnaissance de la blockchain publique comme mode de preuve dans les États membres
En ce sens : L. de la Raudière et J.-M. Mis, Mission d'information sur les chaînes de blocs (blockchain), Rapp. AN no 1501, 14 déc. 2018, p. 92.
. Une réforme du règlement eIDAS est donc présentée comme un prélude indispensable à l'évolution des législations nationales
Mission d'information sur les chaînes de blocs (blockchain), préc., Prop. no 14.
. L'Union européenne n'est toutefois pas totalement étrangère à la blockchain, et la commission des affaires économiques du Parlement européen s'est intéressée à cette technologie au sujet des monnaies virtuelles
Parlement européen, Rapport sur les monnaies virtuelles, (2016/2007[INI]), 3 mai 2016.
. Aux termes d'une résolution du 26 mai 2016, il a été décidé d'évaluer le droit européen au regard de la blockchain. À la suite de cette évaluation, a été créé l'Observatoire-Forum des chaînes de blocs (blockchain) de l'Union européenne (UE) le 1er février 2018 à l'initiative de la Commission européenne.
Certains États européens n'ont pas attendu de réforme communautaire pour intégrer la blockchain à leur système juridique. L'Estonie a été le premier pays en 2012 à baser ses registres de données sur cette technologie. Un partenariat s'est développé entre l'Estonie et la plateforme Bitnation : une e-residence estonienne est proposée à tous, nationaux et internationaux. Celle-ci ouvre ensuite l'accès à des services notariaux et à la conclusion d'actes fondés sur la blockchain, opposables devant les tribunaux
J. Deroulez, Blockchain et preuve : Dalloz Avocats 2017, p. 58.
. De même, l'Italie a récemment reconnu la qualification d'horodatage électronique à la blockchain
L. no 12/19, 11 janv. 2019, relative au soutien et à la simplification des entreprises et de l'administration publique.
. À défaut d'intervention d'un tiers certificateur, cet horodatage électronique est simple, et peut donc être opposé comme mode de preuve, sans bénéficier de la présomption de fiabilité. Il revient donc à celui qui s'en prévaut d'établir l'exactitude des données. En présence d'une blockchain privée faisant intervenir un prestataire de services qualifié, l'horodatage bénéficie du régime de l'horodatage électronique qualifié avec la présomption de fiabilité prévue par le règlement eIDAS (art. 41). Ce texte italien ne traite en revanche pas de l'écrit électronique, ni de la signature électronique, lesquels sont donc encore exclus pour la blockchain
Sur cette réforme italienne, V. : A. Barbet-Massin, Réflexions autour de la reconnaissance juridique de l'horodatage blockchain par le législateur italien : RLDI mars 2019, no 157, p. 40-43.
. La Suisse a quant à elle très récemment légiféré sur la technologie des registres distribués en créant une nouvelle catégorie d'autorisation
L. 25 sept. 2020 sur l'adaptation du droit fédéral aux développements de la technologie des registres distribués. V. B. Mathis, La Suisse adapte son droit fédéral aux cryptoactifs : Dalloz actualité, 30 sept. 2020.
.
: la Commission européenne lance un observatoire
« L'initiative vise à soutenir le travail de la Commission en matière de technologie financière et à mettre l'accent sur les évolutions et le potentiel de cette technologie pour encourager les acteurs européens dans ce secteur.
Permettre à l'Europe de s'afficher en leader dans le domaine de la blockchain, notamment en soutenant les entreprises européennes, en améliorant les processus opérationnels et en permettant l'émergence de nouveaux modèles d'entreprise, tel est l'objectif affiché de cette démarche. »
D'autre part, au niveau extra-européen, la blockchain a fait l'objet au degré fédéral d'un caucus au sein du Congrès des États-Unis en septembre 2016. La Chambre des représentants a quant à elle adopté une résolution à la même période en vue d'adapter la législation à cette nouvelle technologie
J. Deroulez, Blockchain et preuve : Dalloz Avocats 2017, p. 58.
. Au degré des États fédérés, le Tennessee
Tennessee, Loi no 1662, 22 mars 2018, modifiant le Tennessee Uniform Electronic Transactions Act.
assimile les documents protégés par la blockchain à des écrits électroniques et « la signature cryptographique produite et stockée par la blockchain sous forme électronique [à] une signature électronique »
A. Barbet-Massin, Réflexions autour de la reconnaissance juridique de l'horodatage blockchain par le législateur italien : RLDI mars 2019, no 157, p. 40-43.
. Le Nevada qualifie également les documents enregistrés sur une blockchain d'écrit électronique. Le Vermont
L. 12 V.S.A. §, art. 1913 promulguée le 2 juin 2016.
prévoit quant à lui que ces documents sont « auto-authentifiables »
A. Barbet-Massin, Réflexions autour de la reconnaissance juridique de l'horodatage blockchain par le législateur italien : RLDI mars 2019, no 157, p. 40-43.
. Enfin, Monaco a adopté le 21 décembre 2017 une loi accordant aux inscriptions sur une blockchain la qualité de « copie fidèle, opposable et durable de l'original, portant une date certaine ». Dans la mesure où généralement seule une empreinte est ainsi enregistrée, une interrogation demeure sur le contenu de cette copie, et sur la nécessité de conserver l'original en dehors de la blockchain. Cette conservation semble à ce jour être le seul moyen de rétablir l'identité entre l'original et la copie, par l'application du code de hachage à l'original en cas de contestation, devant aboutir à la même empreinte que celle enregistrée.
Les législations nationales commencent à évoluer, de manière souvent imparfaite et incomplète face aux nombreuses inconnues de la blockchain. Il semble nécessaire que le droit français s'empare de cette technologie afin de lui offrir un cadre légal prédéfini.
Une reconnaissance légale nécessaire, dans un cadre strict
Un amendement avait été proposé lors de la discussion de la loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption, et à la modernisation de la vie économique
L. no 2016-1691, 9 déc. 2016 : JO 10 déc. 2016, no 287.
en vue d'accorder à la blockchain la force probante d'un acte authentique
Amendement 227 défendu par L. de la Raudière : « Les opérations effectuées au sein d'un système organisé selon un registre décentralisé permanent et infalsifiable de chaîne de blocs de transactions constituent des actes authentiques au sens du deuxième alinéa de l'article 1317 du Code civil ».
. Cet amendement a logiquement été rejeté, la blockchain ne pouvant en aucun cas être assimilée à un acte authentique
Cf. Rapport du 113e Congrès des notaires de France, Lille, 27 mars 2017, #Familles #Solidarités #Numérique.
, reçu par un officier public chargé de vérifier les conditions de validité de la convention, de conseiller les parties, et d'assurer l'efficacité de son acte
M. Mekki, Les mystères de la blockchain : D. 2017, p. 2160.
. Trois points essentiels qui ne peuvent être assurés par la technologie de la blockchain, même couplée avec des LegalTech, dans la mesure où l'intervention humaine reste indispensable pour apprécier la subjectivité de chaque situation. Selon le professeur Mustapha Mekki, les effets de la blockchain doivent se limiter au plus à conférer date certaine
M. Mekki, Les mystères de la blockchain : D. 2017, p. 2160.
.
Les apports de la
blockchain
au droit français pourraient être nombreux : on peut imaginer une utilisation pour les services du cadastre et la publicité foncière
V. supra, nos et s.
, en matière de droits d'auteur, d'exécution automatique des contrats
V. infra, nos et s.
, d'horodatage, de certification de l'intégrité de documents, notamment des actes d'état civil, de diplômes… Cette technologie présente toutefois un certain nombre de défauts devant mener à une grande vigilance du législateur. Parmi ceux-ci, il existe tout d'abord un risque de falsification, certes minime dans une blockchain publique dans la mesure où elle nécessiterait un consensus de plus de la moitié des mineurs, mais qui ne peut être exclu, d'autant plus face à la présence de multinationales achetant la puissance de calcul des mineurs. Un autre risque réside dans une perte de souveraineté dans des domaines comme la gestion du cadastre. En effet les mineurs peuvent se trouver partout dans le monde, ou concentrés dans certains États, à la botte de leur gouvernement ou multinationales les rémunérant. Le système de hachage peut en outre être craqué, présentant alors un risque de sécurité. Sans compter le coût, notamment énergétique, des calculs nécessaires au fonctionnement de la blockchain, et les difficultés en matière de responsabilité en l'absence de personnalité juridique et d'organe directionnel.
La prise en compte de ces considérations, tant techniques que politiques, mène à écarter la blockchain publique de toute utilisation impliquant la souveraineté nationale (état civil, cadastre, publicité foncière…). La reconnaissance de la blockchain publique dans le domaine privé suppose une réforme européenne, et notamment du règlement eIDAS. Cette réforme pourrait consister en une définition de la blockchain et de ses caractéristiques techniques, éventuellement accompagnée d'une certification nationale permettant la même distinction que celle des signatures, cachets, horodatage et recommandés électroniques avec des catégories de blockchain. On imagine alors une « blockchain qualifiée » à laquelle seraient attachés tant les effets de la signature qualifiée que ceux de l'horodatage qualifié avec une présomption de fiabilité. Cela est toutefois difficilement envisageable sans l'intervention d'un service de confiance qualifié. La blockchain « simple » ou « avancée », en fonction de son degré de sécurité, serait alors reconnue dans chaque État membre et invocable devant les tribunaux, avec une force appréciable par le juge. La blockchain qualifiée ne pourrait a priori se rencontrer qu'avec les blockchains privées où l'anonymat peut être écarté, et l'organe directionnel responsable en cas de dommage.
Le notariat a peut-être un nouveau rôle à découvrir en utilisant la blockchain privée et en se plaçant comme autorité de confiance digne de gérer certaines prérogatives souveraines. Ainsi une blockchain privée orchestrée par les notaires pourrait être développée pour gérer le cadastre et la publicité foncière, en lien direct avec leur activité immobilière
V. supra, no .
. Dans la continuité de la Blockchain Notariale (BCN) récemment présentée
V. le dossier de presse du 7 juill. 2020 présentant la Blockchain Notariale (BCN) et évoquant les « notaires mineurs », « tiers de confiance par excellence ». V. infra, nos et s.
, les notaires pourraient être les mineurs qualifiés. Ils seraient non pas chargés de procéder aux opérations de calcul, mais de valider les opérations inscrites sur la blockchain, en en certifiant l'origine, la date et le contenu au moyen de leur procédé de signature électronique qualifiée. Cette blockchain pourrait aller au-delà du secteur d'activité classique du notariat en imaginant par exemple un nouvel acte de dépôt, non pas au rang des minutes du notaire, mais sur la Blockchain Notariale. Le notaire contrôlerait et certifierait l'identité du déposant et la date d'inscription sur la blockchain. Ce dépôt aurait alors les effets tant d'une signature électronique qualifiée que d'un horodatage qualifié. Il pourrait porter sur un écrit, une œuvre musicale, un logiciel, une photographie, une vidéo…, dont la confidentialité serait assurée par le caractère privé de la blockchain. On retrouverait la sécurité de la blockchain publique assurée par la confiance en l'autorité certifiante, et la transparence et la confidentialité de la blockchain privée.