Les questions soulevées par la technologie blockchain

Les questions soulevées par la technologie blockchain

La récente réforme du droit des obligations aurait pu être l'occasion d'introduire la blockchain dans le Code civil, mais tel n'a pas été le cas. En l'état actuel du droit français, la question se pose de savoir si la blockchain peut être qualifiée d'écrit (§ I) , et si elle peut être acceptée comme mode de preuve (§ II) .

La blockchain est-elle un écrit ?

Les seuls textes législatifs mentionnant le recours à la blockchain se trouvent dans le Code monétaire et financier, en particulier aux articles L. 223-12 et L. 223-13 au sujet des minibons Elle est également mentionnée concernant les titres financiers et leur nantissement sur une blockchain aux articles L. 211-6 et suivants du Code monétaire et financier. Sur ce point V. nos et s., nos et s. . L'article L. 223-12 (C. monét. fin., art. L. 223-12">Lien) dispose que : « L'émission et la cession de minibons peuvent également être inscrites dans un dispositif d'enregistrement électronique partagé permettant l'authentification de ces opérations ». L'article L. 223-13 (C. monét. fin., art. L. 223-13">Lien) ajoute que ce dispositif « tient lieu de contrat écrit pour l'application des articles 1321 et 1322 du Code civil » relatifs à la cession de créance. Cette dernière disposition pourrait laisser penser que le législateur n'est pas opposé à assimiler la blockchain à un écrit au sens du Code civil, alors même que l'écrit dont il s'agit en matière de cession de créance est exigé à titre de validité (C. civ., art. 1322">Lien) et non seulement à titre de preuve.
  • soit ne pas emprunter le système du hachage ;
  • soit créer un lien entre l'empreinte et son support.
? Toutefois, en l'état actuel du droit positif français et en dehors de la législation spéciale des minibons, il n'est pas possible de qualifier la blockchain d'écrit électronique En ce sens : T. Douville, Blockchains et preuve : D. 2018, p. 2193. Pour une position opposée, V. Y. Cohen-Hadria, Blockchain : révolution ou évolution ? : Dalloz IP/IT 2016, p. 537. . ? En effet, l'article 1365 du Code civil (C. civ., art. 1365">Lien) définit l'écrit comme « une suite de lettres, de caractères, de chiffres ou de tous autres signes ou symboles dotés d'une signification intelligible, quel que soit leur support ». Or le recours à la blockchain, pour des questions de coût, de temps et d'espace, conduit dans une très grande majorité des cas à réduire le support enregistré à une simple empreinte, par l'utilisation d'un procédé de hachage www.dailymotion.com/video/xzv3ec">Lien . Une fois cette empreinte générée, il n'est pas possible de retrouver le contenu d'origine. Le hachage rend donc l'empreinte enregistrée dans le bloc illisible, sauf à la lier, via notamment un lien hypertexte En ce sens : T. Douville, Blockchains et preuve : D. 2018, p. 2193. , au support originaire. La blockchain, pour entrer dans la qualification de l'écrit au sens du Code civil, doit donc :
En pratique, la blockchain publique ne semble donc pas adaptée, car elle ne permettra d'assurer aucune confidentialité des données sauvegardées. En revanche le système de la blockchain privée pourrait être employé dans la mesure où ses utilisateurs seront choisis On pourrait par exemple imaginer une blockchain privée contrôlée exclusivement par les notaires, soumis au secret professionnel, qui seraient les seuls à avoir accès aux données sauvegardées sur leur blockchain. V. infra, nos à . .

La qualification de la

À ce jour, la blockchain ne peut donc être qualifiée ni d'écrit ni d'horodatage électronique, sauf en matière de cession de créance.

La blockchain peut-elle être acceptée comme mode de preuve ?

? La blockchain peut être acceptée comme mode de preuve dans un environnement contractuel lorsque les parties l'ont prévu et que la loi les y autorise. ? Le Code civil donne en effet la possibilité aux parties de déterminer dans le contrat les modes de preuves admissibles en cas de litige (C. civ., art. 1356">Lien) Il s'agit d'une nouveauté de l'ordonnance no 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations. Auparavant la jurisprudence avait déjà admis la possibilité pour les parties d'organiser contractuellement le régime de la preuve applicable à leur convention (Cass. civ., 6 août 1901 : S. 1901, 1, 481, note Chavegrin.?Cass. 1re civ., 23 mars 1994, no 91-21.242 : Bull. civ. 1994, I, no 102). . L'article 1368 du même code (C. civ., art. 1368">Lien) évoque les « conventions contraires », en cas de conflits de preuve. Cette liberté porte tant sur les modes de preuve que sur la charge de la preuve V. not., sur les conventions de preuve : F. Terré, P. Simler, Y. Lequette et F. Chénedé, Droit civil, Les obligations, Dalloz, 2018, p. 1900 et s. . Toutefois elle n'est pas offerte à tous les contrats et toutes les parties. Sont exclus de la liberté contractuelle en matière d'organisation de la preuve les droits imprégnés par l'ordre public, comme le droit du travail et le droit de la consommation.
Les conventions permettant de donner une force probante à la blockchain ne peuvent donc être imaginées qu'entre professionnels, ou entre particuliers, lorsque l'ordre public ne prévoit pas le contraire. Peu importe alors que la blockchain ne corresponde pas à la définition juridique de l'écrit ou de l'horodatage électronique et que la loi ne les qualifie pas comme tels. Si les parties souhaitent lui donner la force probante attachée à l'écrit et à l'horodatage électronique, elles pourront le prévoir par convention et celle-ci sera alors opposable au juge.

L'utilisation de la dans les rapports entre consommateurs et professionnels ?

S'agissant du droit de la consommation, l'article R. 212-1 du Code de la consommation dispose que constitue une clause de la liste noire, réputée de manière irréfragablement abusive, le fait d'« imposer au consommateur la charge de la preuve, qui, en application du droit applicable, devrait incomber normalement à l'autre partie au contrat ». Au contraire, l'article R. 212-2 du même code dispose que constitue une clause de la liste grise, réputée simplement abusive, le fait de « limiter indûment les moyens de preuve à la disposition du consommateur ». L'utilisation de la blockchain comme mode de preuve dans les rapports entre consommateurs et professionnels n'est donc pas totalement exclue. En revanche cela ne doit pas avoir pour effet d'inverser la charge de la preuve au détriment du consommateur, ni de limiter les modes de preuve à sa disposition.
? La blockchain peut être acceptée comme mode de preuve dans les domaines où celle-ci est libre. ? C'est notamment le cas en matière pénale ou commerciale. Le juge dispose alors d'un pouvoir très large d'appréciation, et il n'existe pas encore de jurisprudence en la matière. En Chine, le tribunal de Hangzhou a déjà reconnu le 28 juin 2018 Hangzhou Internet Court, Province of Zhejiang People's Republic of China, Case no 055078 (2018) Zhe 0192, no 81 Huatai Yimei/Daotong, 27 juin 2018.?J. Deroulez, Blockchain et preuve : la Chine en pointe ?, Actualités du droit, 7 sept. 2018. la force probante de la blockchain dans un litige concernant le bitcoin. Ce tribunal, nommé « Tribunal de l'Internet » est une juridiction pilote en Chine A. Barbet-Massin, Réflexions autour de la reconnaissance juridique de l'horodatage blockchain par le législateur italien : RLDI mars 2019, no 157, p. 40-43. . Il est à ce jour très incertain que les juges français adoptent dans les années à venir une solution équivalente, d'autant plus que la blockchain est bien moins populaire et démocratisée en France qu'en Asie.
Au contraire, la blockchain privée pourrait constituer un écrit électronique ayant la même force probante qu'un écrit papier, à la double condition que :
  • le fichier soit intelligible ;
  • les règles imposées par l'organe directionnel prévoient le recours à un procédé de signature électronique qualifiée.
À considérer que la blockchain puisse être qualifiée d'écrit électronique au sens du Code civil, car ayant une signification intelligible, elle ne pourrait avoir la même force probante qu'un écrit papier qu'à condition « que puisse être dûment identifiée la personne dont [elle] émane et qu'[elle] soit établi[e] et conservé[e] dans des conditions de nature à en garantir l'intégrité » (C. civ., art. 1366">Lien). Or les blockchains publiques reposent sur l'anonymat des mineurs intervenant dans la validation des blocs. Le pseudonyme y est roi, et il est très compliqué, voire impossible d'établir l'identité des personnes se cachant derrière. De plus, les signatures électroniques utilisées par les mineurs ne sont pas qualifiées au sens du règlement eIDAS dans la mesure où elles sont générées par un logiciel, sans l'intervention d'un tiers certificateur En ce sens : T. Douville, Blockchains et preuve : D. 2018, p. 2193. . Elles ne bénéficient donc pas de la présomption de fiabilité. En raison de cet anonymat, la blockchain publique peut au mieux constituer un commencement de preuve par écrit, lorsque le bloc contient un support lisible, et non uniquement une empreinte, et qu'il peut être rattaché à son auteur.
  • lier « la date et l'heure aux données de manière à raisonnablement exclure la possibilité de modification indétectable des données » ;
  • être fondé sur une horloge liée au temps universel coordonné ;
  • être « signé au moyen d'une signature électronique avancée ou cacheté au moyen d'un cachet électronique avancé du prestataire de services de confiance qualifié, ou par une méthode équivalente ».
Ici encore l'intervention d'un prestataire de services de confiance qualifié est donc nécessaire, ce qui n'est envisageable que dans le cadre d'une blockchain privée. À défaut, la blockchain pourrait être qualifiée d'horodatage électronique simple dans la mesure où l'une de ses qualités est d'établir avec quasi-certitude l'horaire de validation du bloc. Elle ne bénéficierait alors pas de la présomption de fiabilité, mais serait valable comme mode de preuve. Il faudra toutefois pour cela que la législation française qualifie la blockchain d'horodatage électronique.
? La question de la qualification de la blockchain conduit à s'interroger sur l'horodatage électronique, comme mode de preuve de la date. ? L'horodatage électronique est défini par le règlement eIDAS PE et Cons. UE, règl. (UE) no 910/2014, 23 juill. 2014, art. 3, pt 33. comme « un « horodatage électronique » des données sous forme électronique qui associent d'autres données sous forme électronique à un instant particulier et établissent la preuve que ces dernières données existaient à cet instant ». L'article 41 du même règlement ajoute que l'horodatage électronique ne peut être rejeté comme mode de preuve aux seuls motifs qu'il est sous forme électronique ou ne répond pas à la définition de l'horodatage électronique qualifié donnée par l'article 42 dudit règlement. Lorsqu'il est qualifié, l'horodatage électronique bénéficie d'une présomption de fiabilité. Pour cela, il doit :
La blockchain n'est à ce jour que très peu présente dans l'environnement juridique et judiciaire français. Il en va de même au niveau européen qui ne s'est pas encore emparé de cette nouvelle technologie pour l'intégrer à sa réglementation. La question qui demeure aujourd'hui est de savoir si l'on s'oriente pour autant vers une évolution de la législation française.