Les plateformes minimisent leurs engagements, d'une part en instaurant des clauses limitatives ou élusives de responsabilité dans leurs conditions générales
(§ I)
, et d'autre part en essayant de s'affranchir de toute garantie
(§ II)
.
Des plateformes à la responsabilité limitée
Des plateformes à la responsabilité limitée
Les clauses limitatives ou élusives de responsabilité
En fonction de la qualification juridique retenue pour le contrat liant les différents acteurs, des obligations variées naissent à la charge des plateformes. Afin de limiter les effets de leurs engagements, les opérateurs insèrent dans leurs conditions générales de nombreuses clauses limitatives ou élusives de responsabilité, destinées tant aux offreurs qu'aux visiteurs.
En premier lieu, le contrat d'entremise ou de courtage peut être source de responsabilité pour l'intermédiaire. La difficulté liée à ce type de contrat résulte de l'absence de régime juridique légalement établi. Les règles qui s'y appliquent découlent essentiellement de la jurisprudence
V. pour une appréciation doctrinale du contrat de courtage : JCl. Contrats-Distribution, fasc. 850, Vo Contrat de courtage, no 6, par Ph. Guez.
. Parmi les obligations qui semblent peser sur le courtier, la principale est d'information. Les données à communiquer par l'opérateur concernent aussi bien la personne du futur cocontractant que la prestation objet du potentiel contrat et son opportunité pour ses clients. Autant d'éléments que les principaux acteurs du marché actuel ne semblent aucunement garantir. En effet, les conditions générales des grandes plateformes rappellent en grande majorité que ces dernières ne sont aucunement responsables des produits, services ou encore marchandises accessibles par leur intermédiaire
Les conditions générales de la plateforme Uber applicables au 1er mars 2020 indiquent par exemple : « La responsabilité d'Uber est limitée à l'accessibilité, au contenu, à l'utilisation et au bon fonctionnement des Services ». Il est ensuite ajouté : « Uber décline toute responsabilité en cas de dommages indirects, accessoires, spéciaux, de dommages-intérêts exemplaires, punitifs ou de dommages consécutifs, y compris les pertes de profits, de données, les lésions corporelles ou les dommages matériels liés à, ou en rapport avec, ou autrement découlant de toute utilisation des Services, même si Uber a été informé de l'éventualité desdits dommages ».
. Ces clauses sont limitatives, voire élusives de responsabilité.
En second lieu, le contrat de mandat bénéficie d'un cadre légal. Les dispositions des articles 1984 et suivants du Code civil s'appliquent, notamment l'article 1992 relatif à la responsabilité du mandataire. Ce dernier doit répondre des fautes qu'il commet dans sa gestion, sachant que l'appréciation de l'inexécution est plus sévère lorsque le mandataire est rémunéré pour sa mission. Dans ce domaine encore, les plateformes tentent de s'exonérer ou de limiter leur responsabilité.
Concernant la relation contractuelle entre la plateforme et le visiteur, ce dernier autorise très couramment l'utilisation de ses données personnelles, notamment pour une revente à des fins publicitaires. L'opérateur tente ici encore de minimiser ses obligations et surtout de limiter, voire exclure sa responsabilité, notamment concernant l'identité des utilisateurs
Le site de vente en ligne eBay précise par exemple dans la version applicable au 1er mars 2020 de ses conditions générales : « Bien que nous utilisions des techniques visant à vérifier l'exactitude et la véracité des informations fournies par nos utilisateurs, cette vérification reste difficile sur internet. Pour cela eBay ne peut pas assurer l'exactitude ou la véracité des identités présumées des utilisateurs, ou la validité de l'information qu'ils nous fournissent ou publient sur nos sites, ne les confirme pas, et n'en est en aucune façon responsable ».
.
Les clauses limitatives ou élusives de responsabilité se retrouvent donc dans les conditions générales imposées tant aux offreurs qu'aux visiteurs. La question de leur efficacité doit être posée. Pour apprécier la validité de telles stipulations, il convient de distinguer le consommateur du professionnel.
Le consommateur bénéficie ici encore des dispositions d'ordre public du Code de la consommation. Plus précisément, son article R. 212-1 (C. consom., art. R. 212-1">Lien) qualifie d'irréfragablement présumées abusives et donc interdites « les clauses ayant pour objet ou pour effet de : (…) supprimer ou réduire le droit à réparation du préjudice subi par le consommateur en cas de manquement par le professionnel à l'une quelconque de ses obligations ». Les limitations, voire les exclusions totales de responsabilité sont donc réputées non écrites et inopposables aux consommateurs, utilisateurs des plateformes. Ces dernières peuvent toujours jouer sur l'étendue de leurs obligations, mal définies et ne faisant l'objet que d'un encadrement légal limité, comme étudié ci-dessus.
Le professionnel est protégé depuis la réforme du droit des obligations
Ord. no 2016-131, 10 févr. 2016, portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations ratifiée par L. no 2018-287, 20 avr. 2018.
par deux dispositifs.
? 1) L'interdiction des clauses privant de sa substance l'obligation essentielle du débiteur (
C. civ., art. 1170
">Lien
). ? Les jurisprudences Chronopost
Cass. com., 22 oct. 1996, no 93-18.632.
et Faurecia
Cass. com., 29 juin 2010, no 09-11.841.
se trouvent ainsi consacrées et même étendues au-delà des seules clauses limitatives ou exonératoires de responsabilité dans le but de sauvegarder l'économie du contrat. Cette limite appliquée aux conditions générales des plateformes mènera probablement à la remise en cause de certaines stipulations annihilant les engagements essentiels de ces dernières. L'appréciation se fera par les juges au cas par cas. En matière de contrat de marketplace, l'obligation principale de la plateforme est la mise à disposition d'un espace en ligne pour la présentation des offres. Les clauses limitatives ou élusives de responsabilité stipulées dans de nombreuses conditions générales en cas d'indisponibilité du site sont donc fragilisées. Les plateformes prennent toutefois la précaution de qualifier cette obligation de moyens et non de résultat, rendant plus difficile la preuve de l'inexécution. Concernant cette pratique, on peut s'interroger sur son efficacité dans la mesure où elle peut conduire à contourner l'interdiction faite par ce nouvel article 1170 du Code civil. S'il est permis aux parties, au titre de la liberté contractuelle, de qualifier le type d'obligation créée par leur convention, cette liberté ne doit pas être détournée pour écarter des dispositions d'ordre public.
La liberté contractuelle et la qualification des clauses du contrat
Le principe fraus omnia corrumpit pourrait-il être invoqué à l'encontre de clauses ayant pour objet la qualification des obligations contractuelles ? En réalité « le problème de la fraude ne se pose qu'in extremis, lorsqu'un résultat contraire au droit est atteint sans que soient encourues les sanctions de la violation de la règle qui l'interdit, ou du moins lorsque la mise en œuvre de ces sanctions ne permet pas d'attaquer ce résultat ». Or l'article 12 du Code de procédure civile impose au juge de « donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux sans s'arrêter à la dénomination que les parties en auraient proposée ». On peut donc imaginer la requalification par le juge d'obligation de moyens en obligation de résultat.
? 2) L'encadrement des clauses abusives dans les contrats d'adhésion (
C. civ., art. 1171
">Lien
). ? Ce contrôle n'est pas opéré sur l'objet principal du contrat, ni sur la corrélation entre le prix et la prestation. Il permet, comme indiqué précédemment, de priver d'effet une clause non négociable et déterminée à l'avance par l'une des parties déséquilibrant significativement les droits et obligations des cocontractants. Ici encore, cette appréciation est laissée au juge et dépendra des circonstances de chaque espèce. Une clause limitative ou élusive de responsabilité pourrait très certainement être qualifiée d'abusive, tout dépendant en pratique de son objet et de ses conséquences
Pour un panorama en la matière des avis de la Commission d'examen des pratiques commerciales, V. RTD com. 2018, p. 273, G. Pillet.
.
En outre, les articles L. 442-1 à L. 442-8 du Code de commerce (C. com., art. L. 442-1 à L. 442-8">Lien), susvisés, pourraient également servir de base à une mise en cause de la responsabilité des auteurs de ces clauses limitatives ou élusives de responsabilité
T. com. Paris, 2 sept. 2019, no 2017/050625 (non reproduit) : JurisData no 2019-016984, préc. : le tribunal de commerce de Paris n'a pas considéré abusive la clause limitative voire exonératoire de responsabilité en cas d'interruption du service. L'obligation d'Amazon est analysée comme une obligation de moyens et l'indemnisation, quoique limitée, est jugée suffisante.?Sur ce même arrêt, V. art. préc. : N. Mathey, Le déséquilibre significatif dans les relations de plateforme : Contrats, conc. consom. nov. 2019, no 11, comm. 177.
.
Les plateformes numériques tentent donc de limiter a maxima leur responsabilité. Leur engagement envers les utilisateurs est encore amoindri par les faibles garanties offertes par la plupart des acteurs actuels.
Des plateformes offrant de faibles garanties
Les obligations des opérateurs de places de marchés en ligne résultent des contrats qu'ils concluent avec leurs utilisateurs. Concernant les rapports entre les utilisateurs, les plateformes s'exonèrent généralement de toute garantie, sous réserve des législations existantes
Pour un panorama des garanties et causes de responsabilité des plateformes en ligne : V. JCl. Commercial, fasc. 827, Vo Places de marché en ligne. Responsabilité, par A. Robin.
.
Les obligations découlant des conventions unissant les opérateurs à leurs utilisateurs, professionnels ou non, dépendent de la nature du contrat.
- d'une part, que la plateforme n'a pas permis l'accès à son site internet ;
- et, d'autre part, que ce manquement est dû à une négligence que n'aurait pas commise une « personne raisonnable ». Il s'agit donc de comparer le comportement de l'opérateur avec un modèle de référence agissant de manière à exécuter ses obligations.
De même, les plateformes ne peuvent déréférencer librement un utilisateur et/ou ses produits. Une telle pratique serait cause de responsabilité, sauf si elle est justifiée notamment par une inexécution par l'utilisateur de ses propres obligations.
Le contrat de courtage : comme indiqué précédemment
V. supra, no .
, il est le plus répandu dans ce domaine. L'obligation principale du courtier est d'assurer l'entremise des futurs cocontractants. Cela se traduit en réalité par une technique informatique permettant la mise en relation des utilisateurs sur une plateforme. Les opérateurs doivent donc assurer l'accès et le bon fonctionnement de leur site internet. Cette obligation est de moyens et non de résultat, de sorte que l'inexécution ne sera source de responsabilité que si l'utilisateur prouve :
En tout état de cause, les plateformes ne peuvent être tenues pour responsables de la non-conclusion du contrat entre ses usagers ou de l'inexécution par l'un d'eux de ses obligations
En ce sens : V. TI Nîmes, 4 janv. 2011, Marylin S. c/ PriceMinister.
. Ainsi, si le service rendu n'est pas conforme ou le bien livré endommagé par exemple, la plateforme ne peut voir sa responsabilité engagée. L'exception résulte des conditions générales de l'opérateur, lorsque celui-ci garantit expressément l'exécution de leurs obligations par ses utilisateurs
Pour un exemple, la plateforme en ligne Airbnb prévoit sous conditions une garantie Hôte permettant l'indemnisation de certains biens ayant subi des dommages causés par les voyageurs et non réparés par ceux-ci.
.
Le courtage « classique » dans un environnement non numérique génère habituellement une obligation du courtier de contrôler l'identité, le sérieux et la solvabilité de ses clients. Il est toutefois communément admis
En ce sens : V. JCl. Commercial, fasc. 827, Vo Places de marché en ligne. Responsabilité, no 6, par A. Robin.
que l'application de ces solutions jurisprudentielles au courtage en ligne est incertaine, en raison de son caractère totalement impersonnel.
Il semblerait en outre que l'opérateur de plateforme en ligne, en sa qualité de courtier, puisse être condamné sur le fondement de l'article L. 442-2 du Code de commerce (C. com., art. L. 442-2">Lien) relatif à l'interdiction de revente hors réseau
En ce sens : V. JCl. Commercial, fasc. 827, Vo Places de marché en ligne. Responsabilité, no 7, par A. Robin.
.
Concernant le contrat de mandat, les obligations du mandataire découlent des articles 1991 et 1992 (C. civ., art. 1991">Lien et 1992">Lien) du Code civil. Tout dépend donc des missions mises à la charge de l'opérateur dans le contrat, leur inexécution entraînant une responsabilité en cas de faute de gestion.
? Les obligations découlant de législations particulières. ? Outre ces obligations résultant du type de contrat liant la plateforme à ses utilisateurs, diverses sources de responsabilité découlent de législations particulières, notamment celle relative au e-commerçant. En effet, la loi pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN)
L. no 2004-575, 21 juin 2004.
prévoit en son article 15, I que « toute personne physique ou morale exerçant l'activité définie au premier alinéa de l'article 14
L. no 2004-575, 21 juin 2004, art. 14 : « Le commerce électronique est l'activité économique par laquelle une personne propose ou assure à distance et par voie électronique la fourniture de biens ou de services. Entrent également dans le champ du commerce électronique les services tels que ceux consistant à fournir des informations en ligne, des communications commerciales et des outils de recherche, d'accès, de récupération de données, d'accès à un réseau de communication ou d'hébergement d'informations, y compris lorsqu'ils ne sont pas rémunérés par ceux qui les reçoivent ».
est responsable de plein droit à l'égard de l'acheteur de la bonne exécution des obligations résultant du contrat, que ces obligations soient à exécuter par elle-même ou par d'autres prestataires de services, sans préjudice de son droit de recours contre ceux-ci. ». Une incertitude existe quant à l'application de cette disposition aux plateformes numériques dans la mesure où le texte vise uniquement « l'acheteur ». Toutefois, la référence à « toute personne physique ou morale exerçant » une activité de commerce électronique et aux « prestataires de services » laisse penser à une application plus large, notamment aux plateformes en ligne
En ce sens : C. Rojinski et G. Teissonnière, L'encadrement du commerce électronique par la loi française du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique, in Conférence « Les lois de la société numérique : responsables et responsabilités » : Lex Electronica 2005, vol. 10, no 1.?JCl. Commercial, fasc. 872, Vo Droit commun des plateformes numériques. Le déroulement de la relation entre la plateforme et les usagers, no 6, par S. Zinty ; JCl. Commercial, fasc. 827, Vo Places de marché en ligne. Responsabilité, no 17, par A. Robin.
. Cette interprétation, défendue par de nombreux auteurs, permet de justifier le fondement d'une responsabilité de plein droit, éventuellement du fait d'un tiers, et contrecarrer la pratique des plateformes qualifiant leurs obligations de moyens, et non de résultat.
Cette responsabilité de plein droit concerne exclusivement les engagements de la plateforme résultant du contrat de marketplace ci-dessus examinés, et non l'exécution par ses utilisateurs de leurs propres obligations. Cela a pour objectif de faciliter l'indemnisation des usagers, lesquels ont simplement à apporter la preuve de l'inexécution pour obtenir réparation. La plateforme ne pourra échapper à sa responsabilité qu'en « apportant la preuve que l'inexécution ou la mauvaise exécution du contrat est imputable, soit à l'acheteur, soit au fait, imprévisible et insurmontable, d'un tiers étranger à la fourniture des prestations prévues au contrat, soit à un cas de force majeure »
L. no 2004-575, 21 juin 2004, art. 15, I, al. 2.
. Cette responsabilité de plein droit pourra notamment être activée en cas de fuite des données personnelles, ou encore en cas de dysfonctionnement du service de paiement en ligne ou de l'hébergement du site.
D'autres causes de responsabilité, qui ne sont pas propres aux plateformes en ligne, ne feront pas ici l'objet de développement
Pour une étude approfondie des causes de responsabilité des plateformes numériques, V. JCl. Commercial, fasc. 827, Vo Places de marché en ligne. Responsabilité, par A. Robin.
.
Les législations tant nationales qu'européennes tentent donc de réguler l'activité nouvelle des plateformes numériques. Il est tenu compte du déséquilibre significatif qui peut exister entre les opérateurs en ligne et leurs utilisateurs. Malheureusement, il existe encore un certain nombre d'incertitudes quant au champ d'application de ces législations, notamment dans un contexte international, et leur caractère d'ordre public ou supplétif. Les conditions générales de ces contrats d'adhésion sont trop souvent l'occasion de limiter les obligations et la responsabilité des acteurs face à des parties plus faibles, même professionnelles.
Lors de la phase des négociations, fondée également sur le principe de la bonne foi, certaines obligations précontractuelles d'information s'imposent aux parties. Pour les exécuter, elles peuvent désormais s'appuyer sur les outils offerts par le numérique.
Les projets de réforme européens
Face à cette « irresponsabilité des géants du numérique », la Commission européenne a publié le 15 décembre 2020 deux projets de règlements européens :
- le Digital Service Act, destiné à lutter contre la diffusion de contenus et produits illicites, dangereux ou contrefaits ;
- et le Digital Markets Act, destiné à créer des obligations graduées à la charge des plateformes numériques, dépendant de leur importance sur le marché.
L'objectif est une adoption avant début 2022 pour une régulation des plateformes numériques.