L'indépendance des législations

L'indépendance des législations

– La formulation du principe. – Les autorisations d'occupation des sols sont instruites au regard des lois et règles d'urbanisme (inscrites dans le code ou en procédant directement), et non au regard des autres législations, même de droit public. Sont un cas à part les nombreuses servitudes d'utilité publique (SUP).
Par ailleurs, l'autorisation d'urbanisme est délivrée sous réserve des droits des tiers. En conséquence, un permis peut valablement être délivré en dépit de l'atteinte aux règles de droit privé, notamment en raison de l'existence de servitudes entre voisins. Cela est à tel point, désormais, qu'il n'est plus exigé du pétitionnaire la production d'un titre habilitant, mais une simple attestation sur la réunion des conditions l'autorisant à déposer la demande. De la même manière, depuis 1967, les règles de construction ne sont plus vérifiées lors de l'examen du permis de construire : celui-ci s'attache seulement au respect des règles applicables en matière d'urbanisme.
En 1959, un arrêt fondateur du Conseil d'état formula le principe d'indépendance des législations, dans le contexte du rapport entre le droit de l'urbanisme et le droit des installations classées . Selon ce principe, une autorisation d'urbanisme ne vaut pas autorisation au titre du droit de l'environnement, et vice versa . Le juge du Palais-Royal formule régulièrement son attachement à ce principe prétorien .
En ce qui concerne les autorisations d'urbanisme, ce principe présente l'avantage de la rapidité et de la sécurité. En effet, a contrario, l'intégration plus ou moins poussée d'autres règles allonge le délai d'instruction (par ex., la protection des sites et monuments historiques) et accro ît le risque juridique, puisque l'illégalité d'un avis ou la mauvaise prise en compte de la législation en question augmente le risque d'annulation de l'autorisation d'urbanisme . Par contre, du côté du pétitionnaire, le principe a le défaut de le renvoyer à plusieurs guichets, et de l'obliger à scinder sa demande pour un projet unique entre plusieurs législations.
– Un principe « en sursis » . –Ce principe d'indépendance est toutefois bien difficile à mettre en œuvre, outre les nombreuses SUP. Du côté du droit de l'urbanisme, non seulement la législation se soucie de la question environnementale, mais elle multiplie également les renvois directs au droit de l'environnement. Ainsi, le Code de l'urbanisme précise-t-il que « le permis ou la décision prise sur la déclaration préalable doit respecter les préoccupations d'environnement définies aux articles L. 110-1 et L. 110-2 du Code de l'environnement » – disposition d'ordre public au titre du règlement national d'urbanisme (RNU).
Au titre de la hiérarchie des normes d'urbanisme, le schéma de cohérence territoriale (SCoT), notamment, est soumis à de nombreux documents issus du Code de l'environnement. Mais, sur le plan de l'autorisation d'occupation des sols, également, l'indépendance des législations conna ît de multiples exceptions. Pour donner quelques exemples, consacrés en jurisprudence, où l'autorisation d'urbanisme doit se soucier de législation environnementale : le permis de construire doit tenir compte des prescriptions édictées au titre de la police des installations classées ; les règles de distance imposées à un bâtiment agricole au titre de la législation ICPE sont à vérifier lors de l'instruction d'un permis de construire d'une habitation à son voisinage . Cas inverse d'une autorisation environnementale qui doit prendre en compte la réglementation d'urbanisme : l'autorisation ICPE d'une activité, si elle implique l'exhaussement des sols, doit respecter les règles du plan local d'urbanisme .
Le chevauchement des textes peut donner des résultats kafkaïens lorsqu'il se produit un double renvoi, que les textes sont rédigés de manière médiocre, et que leur contenu est sans arrêt modifié. Ainsi, naguère, l'article R. 431-16 du Code de l'urbanisme (dix-neuf versions successives de 2007 à 2023 !) disposait que : « La demande de permis de construire comprend (...) l'étude d'impact, lorsqu'elle est prévue en application du Code de l'environnement ». Texte qui a évidemment généré un contentieux. Le Conseil d'état n'a pas retenu l'interprétation extensive de ce texte, qui l'aurait conduit à annuler tout permis où l'étude d'impact aurait fait défaut. En effet, dans le même temps, l'article R. 122-5 du Code de l'environnement (douze versions successives depuis 2006 !) prévoyait une liste de vingt-trois hypothèses exigeant une étude d'impact. De la conjonction de ces deux textes, par une interprétation très libre faisant prévaloir l'esprit sur la lettre, le Conseil d'état énonce comme obligatoire, pour la demande de permis de construire, uniquement « l'étude d'impact exigée en vertu du Code de l'environnement, pour des projets soumis à autorisation en application du Code de l'urbanisme » . Dit autrement, il fut jugé que l'étude d'impact n'est à joindre que lorsqu'elle renseigne sur l'impact de la construction, et non point lorsqu'elle concerne l'activité qui sera exercée à l'intérieur de celle-ci .
On voit avec cet exemple que le principe d'indépendance, en jurisprudence, est d'abord une interprétation de textes confus, dans le sens d'une plus grande sécurité juridique, avec une volonté de conserver à chaque matière son rôle spécifique : à l'urbanisme, l'aménagement ; au droit de l'environnement, la protection. Ce principe est toutefois d'application de plus en plus réduite, au moins pour la matière qui nous concerne, face à l'interpénétration croissante du droit de l'environnement et du droit de l'urbanisme . Ce qui conduit une partie de la doctrine à le reformuler : il ne s'agit pas vraiment d'une indépendance des législations ; il s'agit bien plutôt d'autorités distinctes décidant selon des procédures propres, en vertu de législations qui se chevauchent . Mais même ce point est en cours de dépassement, puisque la matière environnementale va dans le sens d'une autorisation unique, selon une procédure unique, sur l'ensemble des législations.

Le contre-exemple suisse : la pesée des intérêts

Le droit helvétique repose, au contraire du droit français, sur un principe de coordination. Son principe est énoncé par l'arrêt Chrüzlen , rendu par le Tribunal fédéral : si, pour la réalisation d'un projet, il est nécessaire d'appliquer des dispositions légales différentes entre lesquelles il existe une imbrication telle qu'elles ne sauraient être appliquées indépendamment les unes des autres, il y a lieu d'assurer leur coordination matérielle, à savoir la prise en considération et la pesée globale, à un moment donné, de l'ensemble des intérêts en cause. D'un point de vue formel, il faut au minimum que toutes les décisions nécessaires soient notifiées en même temps, de manière groupée, et qu'une voie de recours unique soit ouverte contre elles, auprès d'une instance habilitée à juger, dans une décision globale, tous les griefs invoqués .
Le principe prétorien a ensuite été repris par le législateur fédéral . Ce principe de coordination n'existe toutefois que dans les hypothèses où les législations convergent exactement sur le même objet : par exemple, une construction nouvelle. Du côté du pétitionnaire, la situation est incontestablement plus simple. Bien sûr, un tel système suscite la crainte d'une dilution des normes environnementales, sacrifiées au profit d'autres intérêts . Pourtant, dans le contexte d'adaptation forcée au changement climatique, le droit français aurait tout intérêt à s'inspirer de la règle suisse, car l'indépendance des législations favorise l'inertie et conduit aussi à de sérieux blocages : l'urbanisme et la construction voudraient favoriser la construction bois, mais la législation incendie ne l'entend pas ainsi ; la construction pourrait réaliser des immeubles réversibles, mais l'urbanisme et la législation sur le changement d'usage ne peuvent accorder d'autorisation de réversibilité sur la durée, etc.