Les enjeux juridiques de la tokenisation

Les enjeux juridiques de la tokenisation

– La protection des épargnants et les enjeux de régulation. – La tokenisation est conçue comme une nouvelle rampe de diffusion des produits d'investissements et de levée de capitaux, que ce soit sous un format de STO, sur des instruments financiers avec l'attente d'un rendement, ou par le biais d'ICOs via des jetons procurant des produits ou services futurs, sans toutefois exclure totalement une intention spéculative Pour une présentation complète des ICOs/STOs, V. infra, nos et s. . Les auteurs reconnaissent d'ailleurs que la tokenisation est une nouvelle forme de financement V. D. Legeais : JCl. Commercial, Fasc. 535, Actifs numériques et prestataires sur actifs numériques – La tokenisation est une nouvelle forme de financement. C'est celle qui est privilégiée pour l'économie numérique en lien avec le développement des DEEP. .
L'internet démultiplie la capacité de sollicitations frauduleuses, et les promesses de la blockchain portées par la folie de l'envolée des cours des cryptomonnaies renforcent cette situation de risque pour les épargnants. De nombreuses règles existent dans le Code monétaire et financier afin de prévenir les appels à l'épargne et les démarchages intempestifs, l'Autorité des marchés financiers luttant quotidiennement afin de faire respecter ces normes V. A. Fauvarque : Le Revenu 14 mai 2019 (www.lerevenu.com/placements/les-combats-de-lamf-pour-la-protection-des-epargnants">Lien). . L'utilisation de la tokenisation ne doit pas être un mode de contournement de la réglementation applicable et, en particulier, de la réglementation qui s'applique en cas d'offre au public de titres financiers V. P. Pailler : RD bancaire et fin. mai 2020, no 3, dossier 10. .
– La tokenisation n'est pas une dérivation du droit. – Il semble difficile d'admettre que la tokenisation puisse permettre de s'affranchir des règles assurant la sécurité juridique, la transparence des marchés et la protection des investisseurs. Ces règles de régulation qui impliquent des visas, passeports ou informations de l'Autorité des marchés financiers sont indispensables pour protéger contre les montages frauduleux ou trompeurs. Le droit français, transposant le droit européen, prévoit un principe d'interdiction de procéder à une offre au public de titres financiers ou de parts sociales, sauf autorisation expresse prévue par la loi sous peine de nullité C. monét. fin., art. L. 411-1 : « Il est interdit aux personnes ou entités n'y ayant pas été autorisées par la loi de procéder à une offre au public, au sens du règlement (UE) no 2017/1129 du 14 juin 2017, de titres financiers ou de parts sociales, à peine de nullité des contrats conclus ou des titres ou parts sociales émis. Il leur est interdit, à peine des mêmes nullités, d'émettre des titres négociables (…) ». .
L'immobilier en tant que classe d'actif ne bénéficie pas forcément de protections particulières dans l'arsenal du Code monétaire et financier, dans la mesure où sa titrisation est portée par des sociétés/groupements réglementés et régulés par l'Autorité des marchés financiers. Aujourd'hui, avec la tokenisation et les nouveaux canaux d'investissement par internet, l'investissement immobilier pourrait être porté par de nouveaux acteurs souhaitant s'affranchir des règles actuelles. Dans la mesure où l'immobilier est un objet très protégé par des dispositifs normatifs, notamment quant à ces usages (logement, commerce, etc.), il est possible que l'essor du concept de tokenisation immobilière pousse les pouvoirs publics à émettre des règles particulières.
– L'obligation de Prospectus en cas d'offre au public de security token . – La procédure d'émission de security tokens est soumise à la législation Prospectus PE et Cons. UE, règl. (UE) no 2017/1129 14 juin 2017. , à la réglementation AMF et à la directive MIF2 PE et Cons. UE, dir. 2014/65/UE, 15 mai 2014. . Par ailleurs, l'acceptation des investisseurs et des capitaux est soumise aux règles classiques de la procédure de vérification des bénéficiaires effectifs KYC (Know Your Customer) et de lutte contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme (LCB-FT). L'architecture technique et les services offerts par une plateforme doivent donc traduire scrupuleusement ces normes et procédures.
Ainsi, tout projet consistant à diffuser des titres tokenisés, détenant ou devant acquérir un actif immobilier, notamment par internet ou tout mode de communication, constituerait une offre au public de titres financiers soumise à l'obligation d'un document d'information dès lors qu'elle remplit un des critères susvisés de dispense de prospectus, ou à défaut devrait faire valider au préalable un prospectus et obtenir un visa de l'Autorité des marchés financiers.

L'offre au public et le règlement Prospectus

La France distinguait traditionnellement les opérations constituant des offres au public, soumises à des contraintes réglementaires et de régulation comme notamment l'obligation d'élaborer un prospectus, des offres faites aux professionnelles et des placements privés.
La notion d'offre au public a toutefois évolué dans le droit national du fait de l'application directe du règlement européen Prospectus, traduit par une ordonnance du 21 octobre 2019 et un décret du 28 octobre 2019, modifiant tous les codes concernés par cette notion. Avec ces nouveaux textes, toutes les offres de titres financiers au public sont désormais qualifiées d'offres au public, y compris les « placements privés » en deçà d'un certain montant ou encore du fait que l'offre s'adresse exclusivement à des investisseurs qualifiés ou à un cercle restreint d'investisseurs.
La procédure Prospectus a été adaptée en France afin que les dispenses antérieures demeurent, même si formellement ces offres deviennent des offres au public. Ainsi le règlement Prospectus dispense de prospectus l'offre au public de titres financiers adressée uniquement à des investisseurs qualifiés, ou adressée à moins de cent cinquante personnes physiques ou morales, autres que des investisseurs qualifiés, par État membre. Un émetteur est également dispensé de prospectus en cas d'offre de titres dont la valeur nominale unitaire s'élève au minimum à cent mille euros par investisseur, ou encore dont le montant total est inférieur à huit millions d'euros, calculé sur une période de douze mois.
Pour ces offres ouvertes au public, l'émetteur bénéficie d'une procédure simplifiée via un document d'information synthétique (DIS), transmis pour information à l'Autorité des marchés financiers.
– Le problème de la qualification des tokens immobiliers. – Le « jeton » est défini par l'article L. 552-2 du Code monétaire et financier comme « un bien incorporel représentant, sous forme numérique, un ou plusieurs droits pouvant être émis, inscrits, conservés ou transférés au moyen d'un dispositif d'enregistrement électronique partagé permettant d'identifier, directement ou indirectement, le propriétaire dudit bien » V. supra, nos et s. . Or, selon que les jetons seront des titres financiers ou des utility tokens, ils seront alternativement soumis aux règles susvisées quant à l'appel au public, et les levées de fonds peuvent prendre la forme de Security Token Offerings (STO), ou aux règles relatives aux Initial Coin Offerings (ICOs).
Cette distinction pourrait s'avérer délicate dès lors que ces jetons s'appliquent à des biens de nature immobilière, dans la mesure où un bien immobilier peut alternativement, et souvent de manière non définitive, procurer un revenu ou un usage.
– La négociabilité très limitée des titres en DEEP. – Si une plateforme propose la transmission des tokens, et dès lors que le fonctionnement de la plateforme s'apparente à celui d'un système multilatéral de négociation ou d'un système organisé de négociation, la plateforme sera soumise aux règles applicables aux marchés d'instruments financiers AMF, État des lieux et analyse relative à l'application de la réglementation financière aux security tokens, 6 mars 2020 (www.amf-france.org/sites/default/files/2020-03/analyse-juridique-security-tokens-amf-fr_2.pdf">Lien). .
L'ordonnance du 8 décembre 2017 Ord. no 2017-1674, 8 déc. 2017. ferme la possibilité d'inscrire en DEEP les actions négociables sur une plateforme de négociation. Cette possibilité est intacte pour les OPCI qui peuvent organiser un marché secondaire par l'intermédiaire du gestionnaire d'OPC agréé par l'Autorité des marchés financiers (AMF).
– L'interdiction des plateformes de négociation. – Ainsi la tokenisation par le biais d'une inscription en DEEP des titres d'une société par actions simplifiée ne doit pas s'accompagner de la mise en place d'une plateforme de négociation, et les statuts devront interdire l'inscription des titres sur de telles plateformes.
À ce sujet, le concept de plateforme de négociation en relation avec un DEEP a été précisé par l'AMF en mars 2020 V. AMF, Position no DOC-2020-02, publiée le 6 mars (www.amf-france.org/fr/reglementation/doctrine/doc-2020-02">Lien). . Selon l'AMF, la plateforme de négociation répond à trois critères. C'est un système multilatéral V. Dir. MIF 2, art. 4(1)(19) : un système multitéral est « un système ou un dispositif au sein duquel de multiples intérêts acheteurs et vendeurs exprimés par des tiers pour des instruments financiers peuvent interagir ». , permettant la rencontre en son sein des intérêts des vendeurs et acheteurs et de conclure des transactions. Ainsi la plateforme qui accompagnerait la tokenisation d'une SAS ne doit pas organiser une marketplace d'achat-revente des titres formalisés sur la plateforme.
Enfin, bien que les OPC puissent en théorie animer une plateforme de négociation, cela nécessiterait l'obtention d'un agrément de système multilatéral de négociation, impliquant le recours à un gestionnaire centralisé, ce qui ferme la possibilité de recourir à la blockchain publique. Ce qui conduit l'AMF à conclure que l'animation d'un véritable marché secondaire des tokens est, dans l'état actuel de la réglementation, impossible Cf. analyse AMF du 6 mars 2020 supra note sous no . .
– La tolérance des tableaux d'affichage des intérêts des titres en DEEP. – Bien que l'organisation d'un véritable marché secondaire soit rendue presque impossible en tokenisation décentralisée, l'AMF s'est prononcée favorablement à des tableaux d'affichage utilisés pour la publicité des intérêts acheteurs et vendeurs, qui ne constitueraient pas des marchés réglementés ou des systèmes multilatéraux de négociation, sous réserve de ne pas permettre d'exécution ni de rencontre des intérêts acheteurs et vendeurs.
Cette publicité sur la plateforme peut inclure des prix et des quantités disponibles, mais sans appariement des intérêts ni recours à un carnet d'ordres centralisé. La plateforme ne doit avoir aucune action favorisant la rencontre entre un vendeur et un acheteur. Les coordonnées des acheteurs et des vendeurs peuvent en revanche être affichées de manière à ce qu'ils prennent contact de manière bilatérale hors du système. La négociation et la conclusion des transactions doivent par conséquent s'effectuer de manière bilatérale, en dehors du système.
Ainsi, le choix de l'un ou l'autre de type de gestionnaire sera conditionné par le souhait d'animer un véritable marché secondaire, ou un simple tableau de publicité des intérêts, et la capacité de disposer d'un agrément de gestionnaire d'OPC dont les règles et coûts de fonctionnement peuvent amoindrir l'intérêt de la tokenisation.