Le concept de tokenisation incarne principalement un enjeu financier et économique
(Sous-section I)
, qui pose toutefois de nombreuses questions juridiques
(Sous-section II)
. La place du notaire dans l'accompagnement de l'éventuel essor de la tokenisation sera analysée en troisième partie
(Sous-section III)
.
Les enjeux de la tokenisation immobilière en France
Les enjeux de la tokenisation immobilière en France
Les enjeux économiques et financiers de la tokenisation
– La
tokenisation
, un enjeu de liquidité. – Du point de vue financier, la tokenisation de l'économie permettrait de rendre plus liquides toutes les catégories d'actifs, y compris les biens de nature immobilière
V. D. Legeais : RD bancaire et fin. mai 2020, no 3.
. Le bien immobilier est pourtant un bien qui ne peut pas être déplacé
La racine latine d'immobilier signifiant « qui ne bouge pas » ; les biens immeubles sont définis aux articles 517 à 526 du Code civil.
et possiblement le moins liquide des actifs.
L'investissement immobilier sous forme de bien meuble, présentant une certaine forme de « liquidité », existe déjà au travers des actions des foncières cotées (SIIC), des parts de sociétés civiles de placement immobilier (SCPI), des actions d'organismes de placement collectif immobilier (OCPI), ou encore des parts d'un organisme de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM). Ces placements sont habituellement nommés « pierre-papier ».
La blockchain permettrait de donner un nouvel élan à ces investissements qui deviendraient « pierre-digitale »
V. F. Tixier, Mata Capital lance la première plateforme blockchain dédiée à l'investissement immobilier : Pierre-Papier.fr 25 juill. 2019 (www.pierrepapier.fr/actualite/premiere-plateforme-blockchain-investissement-immobilier-mata-capital">Lien).
, en permettant une plus grande granularité des investissements avec des tickets d'entrée plus faibles et des micromarchés.
Pour autant, de nombreux auteurs soulèvent le risque de création de bulles spéculatives et de montages juridiques non maîtrisés.
– La tokenisation comme vecteur d'optimisation par le numérique. – L'utilisation de la blockchain pour la tenue du registre des parts permet d'optimiser le processus de transfert de titres entre actionnaires, en automatisant l'exécution technique (plus besoin d'écrire sur le registre papier). Elle permet ainsi de sécuriser la transaction (plus de risque de perte, de vol ou de destruction), tout en réduisant le risque de fraude, et les coûts liés à cette tenue de registre.
L'exécution technique étant grandement accélérée et automatisée, aussi bien pour les transactions sur le marché primaire que secondaire, cela permet d'augmenter le nombre d'opérations traitées sur une même période.
– La tokenisation comme vecteur de démocratisation de l'investissement. – La tokenisation pourrait permettre une réduction du coût des transactions sur le marché primaire et le marché secondaire et le coût d'accès aux investissements non cotés. Cette réduction des frais de transaction pourrait contribuer à baisser le ticket minimum d'investissement, en abaissant le seuil de rentabilité.
On peut donc imaginer dans un futur proche des titres à moins d'un euro, souscrits via des plateformes accessibles sur téléphone mobile. La taille du marché en sera potentiellement augmentée, et de nouvelles opportunités pourraient s'ouvrir pour l'ensemble des acteurs du monde de l'investissement afin de diversifier les supports d'investissement.
La technologie blockchain permet également la mutualisation de l'information. Ainsi, sous réserve d'adopter un cadre réglementaire favorable, il serait possible de partager les éléments de documentation d'un investisseur (AML/KYC) avec d'autres acteurs de l'écosystème, matérialisés par un token de vérification de l'investisseur, réduisant encore plus les coûts de traitement d'une transaction.
Les enjeux juridiques de la tokenisation
– La protection des épargnants et les enjeux de régulation. – La tokenisation est conçue comme une nouvelle rampe de diffusion des produits d'investissements et de levée de capitaux, que ce soit sous un format de STO, sur des instruments financiers avec l'attente d'un rendement, ou par le biais d'ICOs via des jetons procurant des produits ou services futurs, sans toutefois exclure totalement une intention spéculative
Pour une présentation complète des ICOs/STOs, V. infra, nos
et s.
. Les auteurs reconnaissent d'ailleurs que la tokenisation est une nouvelle forme de financement
V. D. Legeais : JCl. Commercial, Fasc. 535, Actifs numériques et prestataires sur actifs numériques – La tokenisation est une nouvelle forme de financement. C'est celle qui est privilégiée pour l'économie numérique en lien avec le développement des DEEP.
.
L'internet démultiplie la capacité de sollicitations frauduleuses, et les promesses de la blockchain portées par la folie de l'envolée des cours des cryptomonnaies renforcent cette situation de risque pour les épargnants. De nombreuses règles existent dans le Code monétaire et financier afin de prévenir les appels à l'épargne et les démarchages intempestifs, l'Autorité des marchés financiers luttant quotidiennement afin de faire respecter ces normes
V. A. Fauvarque : Le Revenu 14 mai 2019 (www.lerevenu.com/placements/les-combats-de-lamf-pour-la-protection-des-epargnants">Lien).
. L'utilisation de la tokenisation ne doit pas être un mode de contournement de la réglementation applicable et, en particulier, de la réglementation qui s'applique en cas d'offre au public de titres financiers
V. P. Pailler : RD bancaire et fin. mai 2020, no 3, dossier 10.
.
– La tokenisation n'est pas une dérivation du droit. – Il semble difficile d'admettre que la tokenisation puisse permettre de s'affranchir des règles assurant la sécurité juridique, la transparence des marchés et la protection des investisseurs. Ces règles de régulation qui impliquent des visas, passeports ou informations de l'Autorité des marchés financiers sont indispensables pour protéger contre les montages frauduleux ou trompeurs. Le droit français, transposant le droit européen, prévoit un principe d'interdiction de procéder à une offre au public de titres financiers ou de parts sociales, sauf autorisation expresse prévue par la loi sous peine de nullité
C. monét. fin., art. L. 411-1 : « Il est interdit aux personnes ou entités n'y ayant pas été autorisées par la loi de procéder à une offre au public, au sens du règlement (UE) no 2017/1129 du 14 juin 2017, de titres financiers ou de parts sociales, à peine de nullité des contrats conclus ou des titres ou parts sociales émis. Il leur est interdit, à peine des mêmes nullités, d'émettre des titres négociables (…) ».
.
L'immobilier en tant que classe d'actif ne bénéficie pas forcément de protections particulières dans l'arsenal du Code monétaire et financier, dans la mesure où sa titrisation est portée par des sociétés/groupements réglementés et régulés par l'Autorité des marchés financiers. Aujourd'hui, avec la tokenisation et les nouveaux canaux d'investissement par internet, l'investissement immobilier pourrait être porté par de nouveaux acteurs souhaitant s'affranchir des règles actuelles. Dans la mesure où l'immobilier est un objet très protégé par des dispositifs normatifs, notamment quant à ces usages (logement, commerce, etc.), il est possible que l'essor du concept de tokenisation immobilière pousse les pouvoirs publics à émettre des règles particulières.
– L'obligation de Prospectus en cas d'offre au public de
security token
. – La procédure d'émission de security tokens est soumise à la législation Prospectus
PE et Cons. UE, règl. (UE) no 2017/1129 14 juin 2017.
, à la réglementation AMF et à la directive MIF2
PE et Cons. UE, dir. 2014/65/UE, 15 mai 2014.
. Par ailleurs, l'acceptation des investisseurs et des capitaux est soumise aux règles classiques de la procédure de vérification des bénéficiaires effectifs KYC (Know Your Customer) et de lutte contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme (LCB-FT). L'architecture technique et les services offerts par une plateforme doivent donc traduire scrupuleusement ces normes et procédures.
Ainsi, tout projet consistant à diffuser des titres tokenisés, détenant ou devant acquérir un actif immobilier, notamment par internet ou tout mode de communication, constituerait une offre au public de titres financiers soumise à l'obligation d'un document d'information dès lors qu'elle remplit un des critères susvisés de dispense de prospectus, ou à défaut devrait faire valider au préalable un prospectus et obtenir un visa de l'Autorité des marchés financiers.
L'offre au public et le règlement Prospectus
La France distinguait traditionnellement les opérations constituant des offres au public, soumises à des contraintes réglementaires et de régulation comme notamment l'obligation d'élaborer un prospectus, des offres faites aux professionnelles et des placements privés.
La notion d'offre au public a toutefois évolué dans le droit national du fait de l'application directe du règlement européen Prospectus, traduit par une ordonnance du 21 octobre 2019 et un décret du 28 octobre 2019, modifiant tous les codes concernés par cette notion. Avec ces nouveaux textes, toutes les offres de titres financiers au public sont désormais qualifiées d'offres au public, y compris les « placements privés » en deçà d'un certain montant ou encore du fait que l'offre s'adresse exclusivement à des investisseurs qualifiés ou à un cercle restreint d'investisseurs.
La procédure Prospectus a été adaptée en France afin que les dispenses antérieures demeurent, même si formellement ces offres deviennent des offres au public. Ainsi le règlement Prospectus dispense de prospectus l'offre au public de titres financiers adressée uniquement à des investisseurs qualifiés, ou adressée à moins de cent cinquante personnes physiques ou morales, autres que des investisseurs qualifiés, par État membre. Un émetteur est également dispensé de prospectus en cas d'offre de titres dont la valeur nominale unitaire s'élève au minimum à cent mille euros par investisseur, ou encore dont le montant total est inférieur à huit millions d'euros, calculé sur une période de douze mois.
Pour ces offres ouvertes au public, l'émetteur bénéficie d'une procédure simplifiée via un document d'information synthétique (DIS), transmis pour information à l'Autorité des marchés financiers.
– Le problème de la qualification des
tokens
immobiliers. – Le « jeton » est défini par l'article L. 552-2 du Code monétaire et financier comme « un bien incorporel représentant, sous forme numérique, un ou plusieurs droits pouvant être émis, inscrits, conservés ou transférés au moyen d'un dispositif d'enregistrement électronique partagé permettant d'identifier, directement ou indirectement, le propriétaire dudit bien »
V. supra, nos
et s.
. Or, selon que les jetons seront des titres financiers ou des utility tokens, ils seront alternativement soumis aux règles susvisées quant à l'appel au public, et les levées de fonds peuvent prendre la forme de Security Token Offerings (STO), ou aux règles relatives aux Initial Coin Offerings (ICOs).
Cette distinction pourrait s'avérer délicate dès lors que ces jetons s'appliquent à des biens de nature immobilière, dans la mesure où un bien immobilier peut alternativement, et souvent de manière non définitive, procurer un revenu ou un usage.
– La négociabilité très limitée des titres en DEEP. – Si une plateforme propose la transmission des tokens, et dès lors que le fonctionnement de la plateforme s'apparente à celui d'un système multilatéral de négociation ou d'un système organisé de négociation, la plateforme sera soumise aux règles applicables aux marchés d'instruments financiers
AMF, État des lieux et analyse relative à l'application de la réglementation financière aux security tokens, 6 mars 2020 (www.amf-france.org/sites/default/files/2020-03/analyse-juridique-security-tokens-amf-fr_2.pdf">Lien).
.
L'ordonnance du 8 décembre 2017
Ord. no 2017-1674, 8 déc. 2017.
ferme la possibilité d'inscrire en DEEP les actions négociables sur une plateforme de négociation. Cette possibilité est intacte pour les OPCI qui peuvent organiser un marché secondaire par l'intermédiaire du gestionnaire d'OPC agréé par l'Autorité des marchés financiers (AMF).
– L'interdiction des plateformes de négociation. – Ainsi la tokenisation par le biais d'une inscription en DEEP des titres d'une société par actions simplifiée ne doit pas s'accompagner de la mise en place d'une plateforme de négociation, et les statuts devront interdire l'inscription des titres sur de telles plateformes.
À ce sujet, le concept de plateforme de négociation en relation avec un DEEP a été précisé par l'AMF en mars 2020
V. AMF, Position no DOC-2020-02, publiée le 6 mars (www.amf-france.org/fr/reglementation/doctrine/doc-2020-02">Lien).
. Selon l'AMF, la plateforme de négociation répond à trois critères. C'est un système multilatéral
V. Dir. MIF 2, art. 4(1)(19) : un système multitéral est « un système ou un dispositif au sein duquel de multiples intérêts acheteurs et vendeurs exprimés par des tiers pour des instruments financiers peuvent interagir ».
, permettant la rencontre en son sein des intérêts des vendeurs et acheteurs et de conclure des transactions. Ainsi la plateforme qui accompagnerait la tokenisation d'une SAS ne doit pas organiser une marketplace d'achat-revente des titres formalisés sur la plateforme.
Enfin, bien que les OPC puissent en théorie animer une plateforme de négociation, cela nécessiterait l'obtention d'un agrément de système multilatéral de négociation, impliquant le recours à un gestionnaire centralisé, ce qui ferme la possibilité de recourir à la blockchain publique. Ce qui conduit l'AMF à conclure que l'animation d'un véritable marché secondaire des tokens est, dans l'état actuel de la réglementation, impossible
Cf. analyse AMF du 6 mars 2020 supra note sous no
.
.
– La tolérance des tableaux d'affichage des intérêts des titres en DEEP. – Bien que l'organisation d'un véritable marché secondaire soit rendue presque impossible en tokenisation décentralisée, l'AMF s'est prononcée favorablement à des tableaux d'affichage utilisés pour la publicité des intérêts acheteurs et vendeurs, qui ne constitueraient pas des marchés réglementés ou des systèmes multilatéraux de négociation, sous réserve de ne pas permettre d'exécution ni de rencontre des intérêts acheteurs et vendeurs.
Cette publicité sur la plateforme peut inclure des prix et des quantités disponibles, mais sans appariement des intérêts ni recours à un carnet d'ordres centralisé. La plateforme ne doit avoir aucune action favorisant la rencontre entre un vendeur et un acheteur. Les coordonnées des acheteurs et des vendeurs peuvent en revanche être affichées de manière à ce qu'ils prennent contact de manière bilatérale hors du système. La négociation et la conclusion des transactions doivent par conséquent s'effectuer de manière bilatérale, en dehors du système.
Ainsi, le choix de l'un ou l'autre de type de gestionnaire sera conditionné par le souhait d'animer un véritable marché secondaire, ou un simple tableau de publicité des intérêts, et la capacité de disposer d'un agrément de gestionnaire d'OPC dont les règles et coûts de fonctionnement peuvent amoindrir l'intérêt de la tokenisation.
Les enjeux de la tokenisation pour le notariat
– La pierre-papier ancêtre de la pierre numérique. – La naissance de la pierre-papier en France date des années 1960 avec les premières sociétés civiles immobilières à capital variable, rapidement devenues les
L. no 70-1300, 31 déc. 1970 fixant le régime applicable aux sociétés civiles autorisées à faire publiquement appel à l'épargne.
sociétés civiles de placement immobilier (SCPI) réglementées par une loi no 70-1300. L'enjeu principal de cette loi était d'encadrer ces nouvelles sociétés d'investissement collectif en immobilier, sous un angle de régulation pour protéger les épargnants, mais également pour préserver le système boursier et les banques contre des investissements alternatifs leur échappant.
– Rôle du notaire dans l'essor des SCPI. – En admettant que la tokenisation se présente comme une forme d'évolution technologique naturelle de la « pierre-papier », le notaire doit s'interroger sur son rôle dans le développement et les cycles de la détention indirecte d'actifs immobiliers au moyen de la « pierre-papier ».
Le notaire ne semble pas être un des grands acteurs de la pierre-papier, la pratique et les lois ayant autorisé ce type d'investissement en immobilier ne le mentionnant à aucun moment. Il aurait pu être confié un rôle aux notaires dans ce nouveau mode d'investissement, pour sécuriser les opérations et rassurer les investisseurs, mais leur intervention semble s'être limitée aux actes d'achat ou apport des actifs aux sociétés. Cela s'explique sans doute par le fait que le législateur ne voulait pas alourdir la procédure de souscription, mais également car la loi était orientée régulation et droit des sociétés en traitant assez peu du sous-jacent immobilier.
– Rôle du notaire dans l'essor des héritiers des SCPI. – D'autres supports d'investissement collectifs en immobilier ont été par la suite adoptés en France, tels que les sociétés d'investissement immobilier cotées (SIIC) en 2003
L. fin. 2003, no 2002-1575, 30 déc. 2002.
, les organismes de placement collectif immobilier (OPCI) en 2005
Ord. no 2005-1278, 13 oct. 2005, définissant le régime juridique des organismes de placement collectif immobilier et les modalités de transformation des sociétés civiles de placement immobilier en organismes de placement collectif immobilier.
, ou plus récemment en 2014
Ord. no 2014-559, 30 mai 2014, relative au financement participatif.
avec le crowdfunding immobilier présenté comme un mode d'investissement alternatif. Le notaire n'a pas non plus été visé par ces nouveaux dispositifs.
Le notaire semble globalement absent de l'investissement indirect en immobilier
Fin 2018, la part de l'immobilier collectif non coté est d'environ 70 milliards d'euros, à comparer à la valeur de l'immobilier résidentiel estimé à 6 000 milliards d'euros, ou encore l'assurance vie qui pèse 1 715 milliards d'euros (Source : Fédération française de l'assurance).
, auquel il participe pour constater les mutations de l'immeuble par la société, lors de l'entrée de l'actif dans le patrimoine social, lors sa cession et lors de la liquidation de la société.
– La pierre digitale, de nouvelles opportunités pour les tiers de confiance ? – La digitalisation de la pierre-papier semble inéluctable compte tenu des évolutions technologiques et de l'intérêt, tant pour les souscripteurs que pour les sociétés de gestion, d'employer le numérique pour la souscription et la gestion de leurs actifs.
Pour autant, bien que d'apparence révolutionnaire, il a été vu que la tokenisation semble à moyen terme
V. supra, no
.
un enjeu de back-office, avec l'espoir d'une minoration des coûts de gestion et d'administration de la gestion des investisseurs et des investissements.
De ce point de vue, la tokenisation offre simplement un nouveau support à la pierre-papier, pour la porter vers un « tout-numérique », sans en changer les mécanismes et sans véritablement « désintermédier » la filière qui reste centrée autour de gérants d'actifs. Des projets en dessous des seuils de régulation peuvent bousculer un peu les supports établis, mais cela reste marginal à l'heure actuelle.
Que ce soit par les acteurs traditionnels ou de nouveaux acteurs, l'emploi du 100 % numérique n'est pas anodin en termes de sécurité et d'intégrité des transactions. Le rôle des tiers de confiance pourrait se trouver renforcé afin d'offrir une infrastructure fiable et des sauvegardes de sécurité, que la blockchain publique ne semble pas pouvoir offrir.
Le notaire, tiers de confiance, voire autorité de confiance
V. infra, nos
et s.
, pourrait se voir confier de nouvelles missions pour rétablir la confiance et la solidité de montages 100 % numériques que l'immatérialité et l'immédiateté pourraient fragiliser. Quelles pourraient être ces nouvelles missions ?
– Le notaire en tant que dépositaire de confiance. – Le notaire est un détenteur de fonds traditionnel pour le compte de ses clients, ce qui se justifie par son statut d'officier ministériel, et par un partenariat privilégié avec la Caisse des dépôts et consignations (CDC) qui a le monopole de la détention des comptes des notaires
A. 30 nov. 2000, relatif au dépôt et au retrait des sommes versées par les notaires sur leurs comptes de disponibilités courantes et sur leurs comptes de dépôts obligatoires à la Caisse des dépôts et consignations.
. Le notaire exerce d'ailleurs une forme de délégation de service public en taxant les actes qu'il reçoit pour le compte de l'État et des collectivités à qui il reverse les impôts dus. En tant que tiers de confiance, le notaire efface le risque d'absence de contrepartie pour le vendeur en lui assurant le paiement de son prix, ce qui se rapproche de la philosophie déployée par la blockchain pour automatiser le paiement (delivery versus payment).
Ainsi le notaire dispose d'une expertise et d'outils performants avec la CDC pour détenir en toute sécurité les fonds de ses clients, ce qui en fait, en France, un des seuls dépositaires de confiance à côté des banques habiles à exécuter des ordres de virement en temps réel. Aucun autre professionnel du droit ne bénéficie d'une telle agilité dans la détention et l'exécution d'opérations, et cette spécificité pourrait ouvrir la voie à des missions nouvelles dans le cadre de l'économie numérique.
– Une mission légale ou contractuelle. – Cette fonction de détenteur de fonds et de tiers de confiance s'exerce de manière générale dans tous les actes du notaire, mais également à l'occasion d'actes particuliers dont l'objet est de détenir une somme litigieuse, que ce soit par l'effet d'un dispositif réglementaire ou du fait de la pratique contractuelle.
S'agissant des dispositifs réglementaires, le notaire exerce un rôle de dépositaire des souscriptions en numéraires au capital des sociétés par actions
C. com., art. R. 225-6.
et des sociétés à responsabilité limitée
C. com., art. R. 223-3.
.
S'agissant de la pratique contractuelle, le notaire est le tiers de confiance de référence pour le séquestre de sommes litigieuses en attente de la réalisation d'un événement, au moyen d'une convention de séquestre authentique. Le notaire peut également être rendu dépositaire d'un contenu numérique par le biais d'une convention de dépôt au coffre-fort électronique
V. infra, nos
et s.
, conférant date et contenu certains à un ou plusieurs fichiers. Il semble que le rôle du notaire en tant que tiers de confiance dépositaire d'un contenu numérique ou d'une somme liée à une convention en relation avec le numérique devrait se développer dans les prochaines années, à mesure que l'économie se digitalise.
– Le notaire, tiers de confiance des ICOs. – Le notaire s'est également vu reconnaître, en marge de la loi Pacte
L. no 2019-486, 22 mai 2019.
, la qualité de dépositaire et tiers de confiance dans les opérations d'Initial Coin Offering (ICO)
Instr. AMFDOC-2019-06, p. 4 et 5.
, en exerçant les missions suivantes :
Le suivi et la sauvegarde des fonds recueillis dans le cadre de l'offre ICO, au moyen d'une convention de séquestre des fonds recueillis dans le cadre de l'offre de jetons. Cette convention ne porterait que sur les sommes remises en monnaie traditionnelle, et viserait, à l'issue de la levée de fonds et selon les critères fixés par le livre visé par l'Autorité des marchés financiers, soit à remettre les fonds séquestrés à l'émetteur, soit à restituer les fonds aux dépositaires.
En pratique, cela pose de nombreuses questions pratiques pour le notaire et la Caisse des dépôts et consignations, relatives à la mise en œuvre d'une telle convention, notamment en cas de paiement en devises étrangères et si le nombre d'investisseurs déposant des fonds est très important (parfois plusieurs milliers).
Mais cela pose également la question des diligences quant à la lutte contre le blanchiment de capitaux et l'identification des bénéficiaires effectifs.
– La mise en place d'un système de signatures multiples pour débloquer les opérations en actifs numériques, en désignant un notaire comme tiers indépendant détenteur d'une clé privée. – Cette convention porterait sur les souscriptions en cryptoactifs qui ont vocation à être centralisées sur une adresse unique et dont la libération à l'émetteur ou la restitution aux souscripteurs doit être sécurisée. À ce titre, l'émetteur s'engage contractuellement à ne signer les transactions matérialisant (i) un retrait ou (ii) un transfert des actifs numériques détenus sur l'adresse vers le compte d'un tiers, qu'en cas de réalisation des conditions de transfert ou de retrait des fonds et des actifs numériques, telles que définies par l'émetteur. Afin de garantir l'exécution de ce contrat, il est prévu de prévoir une signature multiple des ordres à exécuter avec plusieurs détenteurs de clés privées, dont au moins une remise à un tiers de confiance, qui pourrait être un notaire. Dans ce contexte, le notaire n'aurait pas à héberger les cryptoactifs mais détiendrait une clé pour les débloquer selon une convention de dépôt de clé.
Le notariat devrait se saisir de ces nouvelles missions potentielles pour en apprécier la faisabilité et, si cela s'avère pertinent et conforme à la mission traditionnelle des notaires, favoriser l'adoption d'une offre dédiée par les offices.
– Le notaire en tant qu'expert immobilier. – l'objectif de la tokenisation immobilière serait de rendre l'investissement immobilier plus accessible, en permettant des souscriptions plus faibles (par ex., de quelques euros par mois), et plus liquide tout en utilisant la blockchain comme support des transactions. Il a été vu que ces objectifs ne pourraient pas être atteints à brève échéance
V. supra, no
.
compte tenu des règles protectrices des épargnants. Pour autant, il faut s'interroger sur le rôle possible du notaire dans la confiance donnée à un investissement numérique ayant un sous-jacent immobilier.
Il faut reconnaître au notaire français qu'il dispose, de par son activité et la diversité de sa clientèle (acteurs publics, privés, entreprises, etc.), de la pleine compétence immobilière, son expertise couvrant tous les cycles de vie de l'immeuble.
Aussi l'intervention du notaire en tant que conseil ou expert immobilier pourrait se concevoir en dehors même de son activité liée à la rédaction et la préparation des actes, afin d'offrir un service d'audit et d'expertise sur les actifs immobiliers au format électronique sécurisé. À titre d'exemple, dans le projet AnnA
V. supra, no
.
, l'audit notarial de l'actif a été inscrit sur la blockchain et a été diffusé aux investisseurs qui ont eu ainsi la capacité d'en vérifier l'intégrité formelle, comme une sorte de copie authentique de l'audit.
– Le notaire, vecteur de confiance. – La confiance dans le sous-jacent immobilier est d'autant plus importante que l'investissement est ciblé sur un ou quelques actifs. Si la tokenisation immobilière devait permettre des micromarchés avec des investissements en commun sur des actifs déterminés, possiblement de petite taille, il est impératif que les investisseurs puissent s'assurer que les fondamentaux de l'actif immobilier ont été audités par un tiers qualifié et sont conformes aux promesses de l'émetteur (propriété, location, etc.). Le notaire semble être l'expert de référence capable d'émettre un avis par rapport à une grille d'audit sur un actif immobilier, avec une bonne connaissance des enjeux de la multipropriété.
Comme pour l'industrie qui va de plus en plus se tourner vers une économie des services
V. par ex., G. Brooks, L'industrie du futur sera une industrie de service : Les Échos 13 sept. 2018 : « À l'avenir, les industriels ne se contenteront plus d'écouler des produits. Ils vendront aussi des services. La numérisation de notre société et les progrès technologiques vont accélérer cette transition » (www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/lindustrie-du-futur-sera-une-industrie-de-service-138796">Lien).
du fait du numérique, il est possible que le notaire mute d'un métier presque exclusivement centré sur la transaction (vente, transmission, etc.) vers des missions plus orientées sur les services, avec notamment des missions de tiers de confiance en immobilier pour donner de la confiance aux investissements opérés par l'intermédiaire du numérique.
– Le notaire en tant que service numérique sécurisé. – Au-delà de son statut particulier et de ses missions de tiers de confiance, le notariat est l'un des métiers du droit le plus numérisé de France. Cette situation s'explique en grande partie par une dotation exceptionnelle des instances professionnelles qui mettent en œuvre, aux côtés des pouvoirs publics, des solutions innovantes de numérisation depuis le début des années 2000.
Les outils employés par les notaires sont à la pointe de la technologie (réseau Real, plateforme « Planète », Télé@ctes, l'acte authentique électronique, à distance, etc.), et reposent sur une infrastructure technique polycentralisée très robuste
Pour une analyse détaillée des outils du notariat, V. Rapport du 113e Congrès des notaires de France, Lille, 2017, #Familles #Solidarités #Numérique, Partie 2, « Le notariat numérique : acteur de la régulation », p. 895 et s.
.
À l'heure actuelle, les solutions développées par le notariat sont orientées vers les notaires et les pouvoirs publics, afin de digitaliser et d'optimiser la procédure notariale et sa relation avec les administrations et les clients.
Idée d'offre de services numériques en immobilier
Le notaire pourrait notamment offrir deux types de services numériques : l'inscription pérenne de transactions numériques immobilières, par exemple via une blockchain notariale, et l'hébergement de données numériques sécurisées.
Le maillage territorial du notariat et le nombre d'offices se prêtent particulièrement à la mise en œuvre d'une blockchain de consortium réservée uniquement aux notaires, avec un format de consensus de type majoritaire dans la mesure où tous les acteurs seraient réputés de confiance. Une telle blockchain pourrait devenir le support sécurisé de transactions par des tiers qui souhaiteraient bénéficier de la fiabilité et de la robustesse d'une telle blockchain notariale par nature infalsifiable, comme par exemple les opérations de tokenisation.
S'agissant du service d'hébergement de contenu numérique sécurisé, le notariat offre déjà un service de dépôt électronique notarial, par l'intermédiaire de Paris Notaires Services. Ce service permet d'assurer la conservation des documents déposés et de constituer des preuves certaines de la date de leur dépôt, de leur origine et de leur intégrité. Pour autant, le format actuel du service accessible uniquement via la clé Real du notaire ne permet pas d'envisager un usage de ce service par d'autres acteurs économiques. L'enjeu serait de trouver un mode de dépôt par le notaire et de consultation du dépôt par les clients adapté à une interaction en ligne entièrement numérique et en temps réel. Par exemple, le service pourrait reposer sur un logiciel automatisant, pour le compte des notaires, la procédure de vérification d'identité et les pouvoirs du déposant. Une fois tous les prérequis validés, un notaire identifié (si le client le souhaite), ou un notaire choisi parmi ceux en disponibilité numérique, validerait le dépôt et signerait la convention. Pour que cela soit efficace et plébiscité par les acteurs économiques, il faudrait un temps maximum de déploiement inférieur à une heure.
– Le notaire face à l'essor possible des
utility tokens
. – Les utility tokens comme support d'un droit à un usage ou un service devraient trouver une utilité en immobilier
V. supra, no
.
. Pour autant, en tant que supports numériques facilitant l'échange, ils ne modifient pas les droits dont ils sont l'objet qui donneront lieu à un contrat. À ce titre, il est possible que les notaires aient un rôle à jouer dans le développement de ce type de support. Cela reste à ce stade assez flou dans la mesure où de tels jetons n'ont pas encore trouvé d'applications concrètes dans l'économie réelle. Dans l'hypothèse où le notaire devrait participer à un contrat se matérialisant par l'émission d'un utility token, se posera la question de sa responsabilité et de son conseil sur la partie technique. En effet, si l'on considère que l'aspect technique du token va participer à l'exercice concret des droits conférés par le jeton, peut-on en dissocier complètement le contrat ? En d'autres termes, les notaires pourront-ils circonscrire leur responsabilité à la seule partie juridique du contrat sans avoir aucune responsabilité en cas de défaillance du token émis ?