Les différences irréductibles entre tokenisation immobilière et « blockchainisation » de la vente immobilière

Les différences irréductibles entre tokenisation immobilière et « blockchainisation » de la vente immobilière

Le concept de tokenisation immobilière

– La représentation numérique d'un actif par un jeton. – La tokenisation est la création de la représentation numérique d'un actif sur une blockchain. Elle désigne l'inscription d'un actif et de ses droits sur un token afin d'en permettre la gestion et l'échange en pair-à-pair sur une blockchain (ou dispositif d'enregistrement électronique partagé [DEEP]), de façon instantanée et sécurisé V. Glossaire : « DEEP ». .
Lorsqu'un jeton est créé ou transféré sur la blockchain, différents intervenants (les mineurs) authentifient la transaction au moyen d'un cryptage qui est alors enregistré et horodaté sur la chaîne. Le protocole informatique du token permet donc d'identifier son porteur, mais également de tracer les différentes transactions opérées sur celui-ci, avec l'historique des échanges. De la sorte, se constitue un registre distribué (public, privé ou hybride) et décentralisé permettant de valider et retracer des transactions accessibles à tout moment via les ordinateurs participant à cette blockchain (les « nœuds »).
L'émetteur d'un token va définir ce qu'il représente en vertu d'une convention, par exemple un droit de propriété, un droit à des revenus locatifs, un droit à dividendes ou encore un droit de jouissance.
– Le token support de smart contract. – L'émetteur de token peut également intégrer des fonctions au programme informatique constituant le token (smart contract ou « contrat intelligent ») V. présentation complète du smart contract par la Commission 3, infra, nos et s. L'émetteur des jetons peut ainsi définir le périmètre de cessibilité du token, imposer des restrictions à certaines personnes déterminées ou pré-agréées ou à certains types d'agents économiques, entités relevant de certaines zones économiques ou systèmes juridiques prédéterminés, etc.
– La tokenisation, des possibilités infinies. – L'usage de la blockchain est libre, et toute personne peut décider de stocker des données, notamment confidentielles, sur un DEEP sous réserve du respect des droits de propriété intellectuelle, de la loi informatique et libertés et du règlement général sur la protection des données.
Tout objet dont les droits n'impliquent pas un support de détention, des contrats, des modalités de gestion ou encore des formes d'enregistrement réglementées peut ainsi être tokenisé.
Ainsi, tokeniser une location de vélo à l'heure, en distribuant des jetons d'utilisation à des souscripteurs via une application ne nécessite aucune régulation ou réglementation particulière, les relations entre émetteur et souscripteurs étant alors régies par le contrat sur l'application qui fixera les droits et obligations respectives des parties. Dans ce contexte, et sauf dysfonctionnements causant une inexécution du contrat, le support blockchain, qui constitue en quelque sorte la partie back-office d'une application, est indifférent à la convention qui porte sur la location d'un vélo.
– La limite de la tokenisation. – Dès lors que l'objet de la convention est soumis à un formalisme particulier, par exemple une vente immobilière qui implique un acte authentique et la publicité foncière, ou encore la tenue d'un registre d'actionnaires ou de parts qui répond à un formalisme légal obligatoire, il n'est pas possible de recourir au seul support blockchain qui n'a pas valeur d'écrit. Pour ces objets, l'intervention du législateur est obligatoire afin d'atténuer le formalisme auquel ils sont soumis pour autoriser l'emploi d'un DEEP.
– Le token immobilier : un objet protéiforme. – L'immeuble peut s'appréhender sous deux angles : il représente, d'une part, un bien procurant un usage dans le temps prenant diverses formes (logement, travail, production, etc.), mais il est également d'un point de vue financier un bien frugifère produisant des revenus locatifs. La tokenisation immobilière consiste à représenter numériquement, en support d'un contrat, la propriété d'un bien immobilier ou de l'un ou plusieurs de ses attributs.
Les possibilités sont tellement nombreuses qu'il serait inopportun d'en dresser une liste exhaustive, mais, à titre illustratif, un jeton pourrait représenter :
  • la propriété de l'actif immobilier ;
  • la propriété des parts d'une société détenant un ou plusieurs immeubles ;
  • le droit à percevoir des revenus fonciers générés par un actif immobilier ;
  • le droit de jouir de l'immeuble pour une durée déterminée ;
  • le droit d'utiliser une partie déterminée ou indéterminée de l'immeuble, par exemple un bureau ou une chambre pour une durée déterminée.
– Les deux catégories de token . – Ainsi, comme il a été vu V. supra, no . , la tokenisation immobilière peut prendre deux formats selon que les jetons émis procurent : 1) des revenus, un droit politique ou financier contre l'émetteur, sur le modèle d'une action (qui donne un droit en capital sur l'émetteur) ou d'une obligation (qui donne un droit au remboursement d'une créance sur l'émetteur), lui conférant la qualification de security token, ou 2) un usage ou un service sur l'immeuble (par ex., une semaine de vacances).

L'impossible tokenisation directe d'un immeuble en France

– Le rêve d'un immeuble tokenisé. – De nombreux investisseurs rêvent de pouvoir atomiser la propriété immobilière en fractions pouvant être échangées aussi facilement que des actions ou obligations. Si la réglementation a ouvert la possibilité à une tokenisation indirecte des actifs immobiliers, elle semble inappropriée à la tokenisation directe des immeubles, au format d'utility token, à savoir un jeton matérialisant directement tout ou partie de l'actif immobilier, que ce soit sa propriété ou un droit de jouissance personnel ou réel.
– Le système de publicité foncière. – L'un des principaux obstacles à la tokenisation directe de l'immobilier réside en l'incompatibilité, pour ne pas dire la concurrence entre la blockchain et le système foncier français qui repose sur un duo : registre de publicité foncière administré par l'État D. no 55-22, 4 janv. 1955, portant réforme de la publicité foncière, art. 1 : « Il est tenu, pour chaque commune, par les services chargés de la publicité foncière, un fichier immobilier sur lequel, au fur et à mesure des dépôts, sont répertoriés, sous le nom de chaque propriétaire, et, par immeuble, des extraits des documents publiés, avec référence à leur classement dans les archives. Le fichier immobilier présente, telle qu'elle résulte des documents publiés, la situation juridique actuelle des immeubles ». , et alimentation exclusive par l'intermédiaire de tiers de confiance réglementés V. C. civ., art. 710-1 : « Tout acte ou droit doit, pour donner lieu aux formalités de publicité foncière, résulter d'un acte reçu en la forme authentique par un notaire exerçant en France, d'une décision juridictionnelle ou d'un acte authentique émanant d'une autorité administrative ». , les notaires français, les juges (décision judiciaire) ou autorités administratives Les préfets reçoivent les actes d'acquisitions immobilières passés en la forme administrative par l'État, en assurent la conservation et confèrent à ces actes l'authenticité en vue de leur publication au fichier immobilier (CGPPP, art. L. 1212-4) ; il en va de même pour les baux (CGPPP, art. L. 2222-1 et L. 4111-3. – Pour les maires, V. CGCT, art. L. 1311-13). , qui soumettent des demandes d'inscription. Les deux systèmes ont la particularité de constituer des registres publics enregistrant tout à la fois des informations sur les actifs et des transactions.
Alors que la réglementation a facilement admis la coexistence de registres de titres de sociétés sous forme numérique ou papier Exemple de la tenue sur un DEEP du registre des titres d'une société par actions en lieu et place d'un registre papier (V. infra, no ). , il semble difficilement concevable que l'État autorise dans les années à venir la coexistence d'une publicité des transactions immobilières sur la blockchain et sur le fichier immobilier pour les raisons qui suivent.
– La valeur du fichier immobilier. – La publicité foncière est un enjeu de politique publique, d'abord parce que son efficacité a une incidence sur la valeur économique des immeubles, mais également parce que le fichier immobilier est une base importante pour établir la fiscalité immobilière, qu'elle soit sur la propriété ou sur les transactions. Le fichier immobilier moderne a été conçu comme un lieu de collecte des impôts, droits et taxes exigibles, le conservateur des hypothèques Cette mission est aujourd'hui dévolue au service de la publicité foncière qui dépend de la Direction générale des finances publiques (DGFiP). ayant dès 1956 une mission de comptable public, en percevant au profit de l'État et des collectivités territoriales les impôts, droits et taxes exigibles lors des opérations de publicité foncière. Cette mission de collecte et de contrôle des taxes s'exerce en pratique conjointement avec les notaires qui collectent les taxes générées par leurs actes.
– Question de l'opposabilité. – S'il est aujourd'hui techniquement possible de tokeniserdirectement un actif immobilier (c'est-à-dire d'accorder au porteur de parts la titularité directe de l'immeuble sans interposition d'une société), la détention d'un token immobilier n'est pas juridiquement opposable aux tiers V. D. no 55-22, 4 janv. 1955, portant réforme de la publicité foncière, art. 30 : « 1. Les actes et décisions judiciaires soumis à publicité par application du 1o de l'article 28 sont, s'ils n'ont pas été publiés, inopposables aux tiers qui, sur le même immeuble, ont acquis, du même auteur, des droits concurrents en vertu d'actes ou de décisions soumis à la même obligation de publicité et publiés, ou ont fait inscrire des privilèges ou des hypothèques. Ils sont également inopposables, s'ils ont été publiés, lorsque les actes, décisions, privilèges ou hypothèques, invoqués par ces tiers, ont été antérieurement publiés ». et à l'administration fiscale à défaut d'acte authentique publié.
La pleine efficacité juridique d'une tokenisation immobilière directe nécessiterait aujourd'hui une double inscription de la transaction sur la blockchain et au fichier immobilier, ce qui retire tout l'intérêt d'un recours à la blockchain, qui est un vecteur d'économie et d'optimisation.
– La question du paiement de la fiscalité. – En admettant que l'État autorise un nouveau fichier immobilier blockchain bénéficiant d'un régime particulier, en dérivation ou à part du fichier dans sa forme actuelle, comment s'organiserait alors le paiement de la fiscalité à l'occasion des transactions, et quel serait le régime juridique de la multipropriété en cas de détention directe de l'immeuble sous forme de token ?
– La fiscalité sécurisée par le tiers de confiance. – Dans la mesure où le notaire est un redevable légal des impôts vis-à-vis du Trésor public pour les actes qu'il reçoit CGI, art. 1705 : « (…) Les droits des actes à enregistrer ou à soumettre à la formalité fusionnée sont acquittés, savoir : 1o Par les notaires, pour les actes passés devant eux ; (…) ». , les parties aux actes et l'État sont garantis quant au paiement des droits dus si la provision versée est insuffisante. Ainsi, et dans la mesure où la publication de l'acte est intimement liée au paiement des taxes – ce que le législateur appelle la « formalité fusionnée » –, le notaire assure la fiscalité et la publicité de l'acte de vente, sous peine de ne pas pouvoir payer les taxes et de s'exposer aux pénalités.
Le système foncier actuel français garantit que les impôts seront payés et que l'acte de vente sera publié, ce qu'un système alternatif, même en blockchain, ne semble pas pouvoir offrir dans l'immédiat.
– La difficulté à concevoir un modèle alternatif aussi sécurisant pour l'État. – Pour l'État, la procédure actuelle est très sécurisante car il dispose d'un agent qui calcule, liquide et perçoit sous sa responsabilité les taxes et impôts. Il serait sans doute possible aujourd'hui d'automatiser et de traduire informatiquement les modalités de calcul, de prélèvement, et de paiement des taxes dues au titre d'une transaction immobilière, même dans un schéma fiscal complexe.
Toutefois, des données informatiques devront bien être saisies dans la plateforme. Qui sera alors le garant de la validité des données saisies ? Cette question renvoie à la présence d'un « oracle » fiable, sorte d'agent de confiance confirmant la validité des données saisies, et la licéité des échanges V. la présentation du concept d'oracle et ses enjeux, infra, Commission 3, nos et s. .
– Les effets « indésirables » de la propriété collective de l'immeuble. – À admettre que l'évolution du droit permette la tokenisationde la propriété immobilière directe, se poserait la question de la propriété collective d'un même immeuble, dont le régime devrait nécessairement être modifié.
Il ne semble exister en France que deux alternatives de détention d'un bien immobilier par plusieurs propriétaires dotés de la personnalité juridique : l'indivision V. C. civ., art. 815 à 815-18, « Du régime légal de l'indivision ». , d'une part, qui n'est pas connue pour être le régime le plus souple, et les organisations prévues par la loi du 10 juillet 1965 L. no 65-557, 10 juill. 1965, art. 1 : « La présente loi régit tout immeuble bâti ou groupe d'immeubles bâtis à usage total ou partiel d'habitation dont la propriété est répartie par lots entre plusieurs personnes ». , d'autre part, à savoir la division en lots de copropriété et la division volumétrique adossée à une association de gestion.
Les deux régimes ne semblent pas correspondre aux attentes de la tokenisation.
– La copropriété et la tokenisation. – Le concept de tokenisation, qui viserait à diviser la propriété d'un immeuble en fractions échangeables sur blockchain, ne semble pas compatible avec la copropriété, qui implique la division de l'immeuble en lots affectés d'une quote-part indivise du sol correspondant à des emprises privatives. L'inverse impliquerait de créer un nombre limité de tokens équivalent à chaque lot privatif, ce dont on voit mal l'intérêt sauf à vouloir en faire une forme de société d'attribution en propriété ou en jouissance. Sous cet aspect, la copropriété semble incompatible avec les enjeux de la tokenisation, à savoir créer de la granularité dans la détention et de la liquidité.
Le régime de l'indivision, éventuellement adossé à la société en participation, mérite de plus amples développements.
– L'inadaptation du régime de l'indivision / société en participation à la tokenisation immobilière. – La tokenisation s'accompagne nécessairement d'un contrat qui pourrait prendre la forme d'un contrat de société en participation V. C. civ., art. 1871 à 1873. dépourvu de personnalité morale. Ce contrat régirait les relations entre associés, mais ne serait pas opposable aux tiers.
Le patrimoine de la société en participation étant inopposable aux tiers, il s'ensuit que l'immeuble est aux yeux des tiers détenu par un ou plusieurs des associés qui sont seuls propriétaires. Le législateur a offert la possibilité de conférer au patrimoine social une unité dans les rapports avec les tiers, soit en attribuant la propriété des biens sociaux à l'un des associés (C. civ., art. 1872, al. 4), soit en les mettant en indivision (C. civ., art. 1872, al. 3).
L'attribution de la propriété de l'immeuble de la société en participation à un seul des associés, généralement le gérant, serait particulièrement risquée. D'une part, l'associé investi de la pleine propriété aurait les pouvoirs les plus étendus sur les biens sociaux, sans même que puisse jouer la limite de la fraude puisque le pacte social est inopposable aux tiers V. supra, no . . Mais également car l'immeuble viendrait se confondre dans le patrimoine de l'associé, étant ainsi offert en gage non seulement aux créanciers sociaux mais aussi aux créanciers personnels de l'associé. Un tel montage visant à organiser la tokenisation d'un immeuble détenu par l'émetteur au travers d'une société en participation présente donc peu d'intérêt.
L'hypothèse de la détention indivise de l'immeuble par les associés de la société en participation titulaires de tokens serait donc la seule solution. Cette situation poserait la question de l'entrée en indivision de l'immeuble, achat indivis ou apport à l'indivision, qui devra, aux fins d'opposabilité, faire l'objet des formalités légales et/ou conventionnelles. Il faudrait donc admettre que la publicité foncière soit adaptée pour permettre une tokenisation indivise de l'immeuble sans recourir à l'acte notarié qui priverait d'intérêt le montage, sauf adaptation technique et formelle de l'acte authentique.
Dans les rapports avec les tiers, ce sont les règles de gestion de l'indivision qui prévalent sur les règles internes de la société en participation V. C. civ., art. 1872-1, al. 4. . Aussi les modalités de gestion de l'immeuble indivis résulteraient uniquement du régime de l'indivision du Code civil éventuellement adapté par convention. En l'absence de convention d'indivision, les règles de principe applicables à la gestion de l'immeuble seraient celles édictées par les articles 815-2 et suivants du Code civil, impliquant, hors le cas des actes conservatoires, le consentement de tous les indivisaires. L'éclatement de la propriété aurait alors pour conséquence de rendre la gestion de l'immeuble impossible.
Une convention d'indivision permettrait d'adapter en partie les modalités de gestion de l'immeuble en organisant la représentation et l'administration de l'indivision, ce qui gommerait imparfaitement les défauts de l'indivision mais ne permettrait pas de régler les droits de disposition qui nécessitent l'unanimité. Aussi il semble que ce régime ne soit pas adapté à la détention d'un immeuble.
– L'enjeu rédhibitoire de la responsabilité des indivisaires. – À admettre que les souscripteurs acceptent de devenir propriétaires indivis de l'immeuble, il ne faut pas oublier que la responsabilité de la gestion du bien indivis incomberait personnellement à tous les indivisaires qui seraient alors tenus sur leurs biens personnels. En effet, que l'acte ou le fait dont procède l'engagement soit accompli personnellement par les indivisaires ou par leur représentant, il l'est toujours en leur nom et pour leur compte. Il s'ensuit que les indivisaires seraient tenus, conjointement ou solidairement, de ces engagements selon que l'activité, dont les biens sociaux réputés indivis sont le support, est civile ou commerciale En principe les coïndivisaires sont tenus au passif conjointement, chacun pour leur part, et non pas solidairement (V. Cass. 3e civ., 12 mai 1975, no 74-11.154 : JurisData no 1975-098165 ; Bull. civ. 1975, III, no 165) ; toutefois, si les indivisaires exploitent une entreprise commerciale, ils acquièrent alors la qualité de commerçant, ce qui entraînera une solidarité pour le paiement des dettes communes. . Cela semble très dangereux et inadapté à la gestion d'un actif immobilier.

Conclusion sur la tokenisation immobilière en France

En l'état actuel du droit positif, que ce soit la publicité foncière ou les règles de droit civil en matière de propriété collective, le seul moyen de tokeniserun actif immobilier est de procéder à une tokenisation indirecte d'une société dotée de la personnalité morale et possédant un ou plusieurs immeubles. La tokenisation de la propriété directe d'un actif immobilier semble donc exclue à court terme en France.