Vers une citoyenneté numérique ?

Vers une citoyenneté numérique ?

Il existe une multitude de services numériques demandant la création d'un compte en ligne pour être utilisés et conférant à ce titre une identité numérique.
Qu'il s'agisse d'un service à l'existence confidentielle ou d'un service dénombrant plus de deux milliards d'utilisateurs dans le monde, l'utilisateur doit nécessairement respecter pour son usage les règles édictées par l'hébergeur en conformité avec la loi applicable à celui-ci (§ I) .
En revanche la portée de l'activité de l'utilisateur dans le monde numérique, ainsi que les éventuelles sanctions prononcées par l'hébergeur relativement à cette activité, ne seront pas les mêmes en fonction du service utilisé (§ II) .

Un encadrement strict et sanctionné des activités en ligne

– Les conditions générales d'utilisation des services en ligne. – L'utilisation d'un service en ligne nécessite en premier lieu une inscription, étape durant laquelle il est demandé au postulant d'accepter les conditions générales d'utilisation. Les conditions générales d'utilisation vont, d'une part, déterminer les services fournis par l'hébergeur et les obligations y attachées et, d'autre part, déterminer les règles d'utilisation de ces services et les sanctions en cas de non-respect par l'utilisateur. Une relation contractuelle est ainsi formée entre l'hébergeur et le client.
– Les questions de responsabilité des utilisateurs et hébergeurs. – Le législateur s'est rapidement posé la question de la responsabilité de l'hébergeur, voire de l'obligation de surveillance de l'activité en ligne des utilisateurs par l'hébergeur, notamment au début des années 2000 avec la multiplication des échanges de fichiers numériques contrefaits (MP3, DivX…).
– Les réponses apportées par la loi LCEN. – Si la loi pour la confiance dans l'économie numérique (dite « loi LCEN ») L. no 2004-575, 21 juin 2004, pour la confiance dans l'économie numérique : JO 22 juin 2004, p. 11168. a, dès 2004, rappelé que l'usage de services en ligne pour l'échange de tels fichiers était interdit, elle a néanmoins précisé dans son article 6, I, 2 que les hébergeurs « ne peuvent pas voir leur responsabilité civile engagée du fait des activités ou des informations stockées à la demande d'un destinataire de ces services [s'ils] n'avaient pas effectivement connaissance de leur caractère illicite (…) ». L'article suivant confirme cette position en matière de responsabilité pénale. Aucune mission de surveillance n'est finalement conférée à l'hébergeur (LCEN, art. 6, I, 7), alors même que les premiers projets de loi prévoyaient un contrôle a priori de la diffusion des contenus.
Les hébergeurs doivent simplement respecter une obligation de retirer promptement les contenus illicites après signalement selon une procédure relativement complexe.
– Les réponses apportées par la loi Avia. – Ambitieuse à l'origine V. infra, no . , la loi Avia promulguée le 24 juin 2020 L. no 2020-766, 24 juin 2020, visant à lutter contre les contenus haineux sur internet : JO 25 juin 2020. a simplement renforcé les sanctions à l'encontre des hébergeurs en cas de non-respect de leurs obligations de retrait.
Les lois LCEN et Avia ont seize ans d'écart, et si l'une vient amender l'autre, leurs motifs sont différents et reflètent parfaitement l'évolution de l'usage des services numériques.
La loi LCEN a été adoptée pour réguler et sécuriser l'activité économique numérique à une époque où le commerce en ligne se structurait et prenait un nouveau départ après l'éclatement de la bulle internet en mars 2000.
La loi Avia, ou loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, est une réponse législative à la place de plus en plus importante que prennent les réseaux sociaux dans la vie publique.
Par ces deux textes, nous constatons l'évolution de l'usage des services numériques et ce que les clients font de leur identité numérique : le simple outil de consommation de 2004 est devenu un avatar en 2020.
Ainsi l'ancien client d'un service numérique qui entretenait avec l'hébergeur une relation exclusivement économique est désormais membre d'une communauté immatérielle à laquelle il adhère et envers laquelle il a des obligations susceptibles de sanction, voire de bannissement.

L'hégémonie des Gafa

La puissance financière des Gafa, leur omniprésence dans le monde Facebook comptait 2,74 milliards d'utilisateurs actifs mensuellement au troisième trimestre 2020, soit un peu plus d'un tiers de la population mondiale ; 93 % des Français utilisent le moteur de recherche de Google. et leur capacité à s'opposer arbitrairement aux autorités En août 2020 Twitter et Facebook ont retiré une vidéo de Donald Trump s'exprimant en qualité de Président des États-Unis d'Amérique sur la chaîne de télévision Fox News. posent légitimement la question de leur place vis-à-vis des États souverains.
La conjugaison de ces éléments permet aux Gafa de proposer des services uniques, efficaces et universels et, en conséquence, de créer une forme de dépendance chez leurs utilisateurs qui, tels des enfants vis-à-vis de leur patrie, peuvent difficilement se désengager. Et ce malgré les contraintes techniques, financières et réglementaires que les Gafa imposent à leurs clients.

Apple Inc. possédait une trésorerie disponible de deux cents milliards de dollars fin avril 2020.

L'attitude de certaines autorités à leur égard confirme également cette ambiguïté.
La proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet (dite « loi Avia ») adoptée le 13 mai 2020 Prop. de loi AN no 419, 13 mai 2020, visant à lutter contre les contenus haineux sur internet. prévoyait à deux reprises des obligations spécifiques aux opérateurs « dont l'activité́ sur le territoire français dépasse des seuils déterminés par décret » et il revenait à l'opérateur en question d'apprécier le caractère manifestement illicite d'une publication et de la sanctionner en la retirant dans les vingt-quatre heures et, dans certains cas, dans l'heure qui suivait son signalement. Si le Conseil constitutionnel a finalement censuré les articles prévoyant ces obligations de retrait dans sa décision du 18 juin 2020 Cons. const., 18 juin 2020, no 2020-801 DC : JO 25 juin 2020, no 0156 (www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000042031998">Lien). , il est à retenir néanmoins que le législateur était disposé à déléguer aux Gafa une mission de contrôle relativement importante.
La réponse du Danemark à la montée en puissance des Gafa a été la nomination en août 2017 de Casper Klynge, diplomate de carrière et précédemment ambassadeur du Danemark auprès de l'Indonésie, au poste d'« ambassadeur tech » ou, comme l'a écrit la presse, « ambassadeur auprès des Gafa ». Cette nomination faisait suite aux propos non ambigus du ministre des Affaires étrangères danois Anders Samuelsen tenus début 2017 auprès du journal danois Politiken www.thelocal.dk/20170127/in-world-first-denmark-to-name-a-digital-ambassador?utm_content=buffered581&utm_medium=social&utm_source=twitter.com&utm_campaign=buffer">Lien : « Ces sociétés sont devenues un type de nouvelles nations auquel nous devons nous confronter ».
Depuis le 1er mars 2020, Casper Klynge est vice-président de Microsoft (Vice President, European Union Government Affairs at Microsoft). Les rôles s'inversent, mais le constat perdure.
Bien que resté marginal puisque non suivi par les autres puissances mondiales, l'épisode de l'ambassadeur danois est à retenir : c'est un État souverain qui a suggéré le premier d'élever les Gafa au rang d'États souverains, et ce ne sont donc pas ces sociétés qui en ont eu d'abord la prétention.
Pour autant, et quelles que soient la portée des engagements pris lors de la signature des conditions générales d'utilisation et la latitude d'appréciation laissée à l'hébergeur, il est difficile de concevoir avec raison que l'identité numérique délivrée par ces sociétés lors de l'inscription puisse par la même occasion délivrer une « nationalité » de substitution au client.
Les services fournis par ces sociétés ne font que créer « un prolongement de l'identité réelle dans le monde virtuel » Ph. Mouron, Internet et identité virtuelle des personnes : RRJ 2008, no 124, p. 2409. , et s'il a pu être constaté que le territoire virtuel pouvait être une extension fictive d'un territoire physique pour l'application de la loi, l'inverse n'est pas vrai. À moins que l'un des Gafa dont la trésorerie disponible actuellement est équivalente au produit intérieur brut de l'Italie ne rachète un jour un État et soit alors en mesure de délivrer à ses clients une véritable nationalité.