Les nouvelles technologies numériques ont pour trait commun une volonté de se départir de tout intermédiaire. Cette déshumanisation
(Sous-section I)
fragilise aujourd'hui la confiance des contractants envers certaines technologies. La dépersonnalisation favorise la désintermédiation, donc l'absence de contrôle des contrats
(Sous-section II)
, ainsi qu'une certaine déconnexion de la réalité pouvant se traduire par l'absence d'intégrité des données conservées numériquement
(Sous-section III)
, et encore une déresponsabilisation risquant de priver de réparation des usagers victimes de nouvelles technologies
(Sous-section IV)
.
Les caractéristiques techniques fragilisant la confiance des contractants
Les caractéristiques techniques fragilisant la confiance des contractants
La déshumanisation
Les nouveaux outils numériques se caractérisent pour la plupart par une déshumanisation de la relation contractuelle en particulier et des relations humaines en général. Cette déshumanisation est source d'insécurité en ce sens que les nouvelles technologies sont dépourvues de valeurs morales (empathie, loyauté, honnêteté, bienveillance, créativité, réactivité…) et ne laissent place à aucune explication, interprétation, adaptation de la situation spécifique. Ainsi la déshumanisation nuira à la confiance et à la sécurité juridique lorsque, par exemple :
- avec la blockchain publique, la confiance initialement placée en un tiers identifié est dirigée vers une communauté d'inconnus auxquels on ne ferait pas confiance individuellement. Par exemple, toute transaction devenant irrévocable, les cryptoactifs seront définitivement perdus et plus personne ne pourra les utiliser en cas d'erreur d'adresse lors de l'envoi ;
- l'IA délivre une solution standardisée, sans aucune possibilité d'initiative, de créativité, d'adaptation ou d'amélioration avec l'expérience ;
- le smart contract fait abstraction de tout cas de force majeure nécessitant pourtant une adaptation du contrat (décès du débiteur d'une obligation de paiement) ;
- seuls de rares initiés sont en mesure de rendre intelligibles les algorithmes utilisés par les nouvelles technologies et d'expliquer le sens de la « boîte noire » ;
- un logiciel programmé pour simuler une conversation en langage naturel remplaçant l'être humain, qu'est le chatbot, délivre un renseignement standardisé et souvent incomplet ;
- les plateformes remplacent l'intervention humaine de professionnels compétents par des réponses informatiques stéréotypées pouvant s'avérer inadaptées.
La désintermédiation
Pour les partisans de la technologie blockchain (publique), rien ni personne ne doit entraver la vie des affaires et plus spécifiquement le développement de l'objet pour lequel la blockchain a été créée. Il n'y a donc personne pour contrôler :
- l'identité réelle des parties ;
- la capacité des parties ;
- l'existence d'un consentement libre et éclairé ;
- le respect de droits fondamentaux tels que la confidentialité des données des contractants ou le respect de la vie privée ;
- l'origine des fonds ;
- la réelle détention des droits sur le bien objet du contrat ;
- la licéité de l'objet du contrat ;
- la faisabilité du projet.
Avec les plateformes, la capacité et le consentement sont le plus souvent peu contrôlés
V. supra, nos et .
. Dans de telles conditions, la sécurité juridique des contractants ne peut être assurée.
La déconnexion de la réalité
Les vérifications opérées par la technologie blockchain ne portent pas sur le contenu des données transmises. Il peut donc y avoir un décalage entre les données inscrites sur la blockchain et les données réelles servant de support à l'alimentation de la blockchain. En d'autres termes, il n'y a aucune certitude quant à l'intégrité des informations conservées sur la blockchain. Car, c'est bien ici que repose la question essentielle de cette technologie. La technologie blockchain ne permet pas de vérifier la véracité de l'information contenue dans un document. Elle permet tout au plus de prouver que les informations qui y circulent n'ont pas été falsifiées
A. Bensoussan, Blockchain : de la technologie des algorithmes à la technique juridique : Dalloz IP/IT juill.-août 2019, p. 420 et s.
. Une blockchain n'est qu'un registre, dont le contenu est simplement déclaratoire
J.-M. Mis, Les technologies de rupture à l'aune du droit : Dalloz IP/IT juill.-août 2019, p. 425 et s.
. Rien ne garantit que l'information intégrée à l'origine soit vraie. De plus, la fonction de hachage ne permet pas de retrouver le contenu d'origine du support enregistré, réduit à une simple empreinte
V. supra, no , sauf à lier (avec un lien hypertexte par exemple) l'empreinte avec son support.
. Dans de telles conditions, la sécurité juridique des contractants ne peut être assurée.
La déresponsabilisation
« La confiance engage celui qui en est le dépositaire, qui devient responsable vis-à-vis de celui qui la lui accorde »
X. Vamparys, Blockchain : quelques réflexions sur la confiance 2.0 : JCP E 2018, no 41, 1520.
. Cette belle formulation résume à elle seule le lien entre confiance et responsabilité?entre confiance et sécurité juridique. La responsabilité constitue la contrepartie de la confiance, elle-même constituant un élément essentiel de la sécurité juridique. En matière de technologies numériques, il convient plus précisément de parler de déresponsabilisation tant les arguments à charge sont prégnants. Seront successivement abordées les déresponsabilisations juridiques
(§ I)
, assurancielles
(§ II)
et environnementales
(§ III)
.
La déresponsabilisation juridique
La question de la responsabilité juridique des acteurs des nouvelles technologies se pose avec d'autant plus d'acuité que le développement de ces dernières a été récent et rapide. Beaucoup de questions restent à ce jour sans réponse, ce qui nuit à la sécurité juridique.
? Les plateformes. ? Pour un auteur, la décentralisation du développement, de l'architecture et du fonctionnement rend difficile la distinction des rôles de chaque acteur, ses responsabilités, et les éventuels moyens d'action coercitifs
X. Lavayssière, L'émergence d'un ordre numérique : AJC juill. 2019, p. 4328 et s.
. Ceci étant, aux termes de nos travaux
V. supra, nos et s.
, il apparaît que les plateformes tentent de limiter a maxima leur responsabilité. Cette limitation s'exprime au travers de l'insertion de clauses contractuelles limitatives ou élusives de responsabilité et par les faibles garanties qu'elles offrent. Les intérêts des consommateurs et professionnels ne sont partiellement protégés que par une législation préexistante transposable aux acteurs du monde numérique
V. supra, nos et s.
.
? La
blockchain
. ? Il faut dissocier la blockchain publique de la blockchain privée. Par essence, la première et ses dérivés sont dénués d'autorité. Ils ne sont pas contrôlés par un État ou par une autre autorité centrale, mais par des milliers d'ordinateurs de particuliers. La désintermédiation et la règle de consensus ne permettent pas, le plus souvent, d'identifier un responsable
X. Vamparys, Blockchain : quelques réflexions sur la confiance 2.0 : JCP E 2018, no 41, 1520.
, faute d'administrateur. L'algorithme généré automatiquement à chaque transaction est au centre des préoccupations en termes de responsabilité. Plus généralement, ces technologies étant fondées sur l'anonymat, comment fera le juge saisi d'un litige pour déterminer précisément les parties prenantes ? Comment identifier le responsable en cas de cyberfraudes
113e Congrès des notaires de France, Lille, 2017, ?Familles ?Solidarités ?Numérique, Le notaire au cœur des mutations de la société, p. 993, § 3498.
, d'évasion fiscale ou de blanchiment d'argent
B. Ancel, Les smart contrats : révolution sociétale ou nouvelle boîte de Pandore ? Regard comparatiste : Comm. com. électr. 2018, étude 13.
? Comment alors définir les responsabilités parmi les acteurs d'une blockchain ? À qui incombe la charge de la preuve ? À qui donc incombe la faute en cas d'erreur de certification, de programmation, de défaillance technique
E. A. Caprioli, La blockchain ou la confiance dans une technologie : JCP G 2016, 672.
ou tout simplement d'utilisation illicite
113e Congrès des notaires de France, Lille, 2017, ?Familles ?Solidarités ?Numérique, Le notaire au cœur des mutations de la société, Lille, 2017, p. 990, § 3491.
? Un auteur propose de définir les régimes juridiques appropriés à la responsabilité issue d'une défaillance d'un algorithme. Il suggère qu'un régime de responsabilité pour faute présumée soit invocable à l'encontre du concepteur. Il suggère aussi qu'un régime de responsabilité objective soit instauré pour un dommage causé par l'autonomie fonctionnelle dont l'algorithme a été doté à sa fabrication
L. Godefroy, Le code algorithmique au service du droit : D. 2018, p. 734.
. Dans le cadre de nos travaux, il est proposé que la détermination de la responsabilité du programmateur d'une blockchain doive répondre à une logique indemnitaire par une responsabilité sans faute, en renvoyant à la responsabilité du fait des choses
V. supra, nos et s.
. Dans la blockchain privée, l'élaboration d'une gouvernance définissant les rôles et les missions de chacun facilite l'identification d'un responsable.
? Le
smart contract
. ? Quelle est la responsabilité de l'usager d'un tel outil ? Le programmateur est-il toujours identifiable ? Doit-il être assimilé à un professionnel ? En matière notariale, cette question a déjà été abordée
113e Congrès des notaires de France, Rapport préc., p. 273, § 2030 et s.
. La responsabilité peut reposer sur le programmateur comme sur l'utilisateur du programme incriminé. Mais il sera toujours très difficile pour le notaire, utilisateur de nouveaux outils, de prouver la défaillance dans la programmation du smart contract. En effet, la traduction de l'accord des parties doit se faire à l'aide d'un langage de programmation très élaboré sous forme d'une suite de chiffres
V. supra, no . Ainsi, pour programmer un contrat Ethereum, il faut maîtriser le langage Solidity. Compte tenu de sa complexité, certains nouveaux projets de blockchain tentent d'utiliser des langages de programmation plus classiques tel que le C++, le Java ou le Python, mais ils n'en sont encore généralement qu'au stade de projet.
.
? L'IA. ? En cas d'usage de cette technologie, qui sera responsable lorsque l'acte rédigé se révélera inefficace
S. Moreil, IA et contrats. Optimiser les potentialités de l'IA : CDE 2020, no 3, dossier 13.
? Le professionnel utilisant ce logiciel ? Le fabricant
V. supra, nos et s., par analogie avec le smart contract.
de ce dernier ? Voire le logiciel lui-même ? Il n'existe aucune certitude en la matière.
La déresponsabilisation assurancielle
Dans la mesure où la responsabilité juridique des acteurs des nouvelles technologies est incertaine, les garanties qu'ils offrent pour assurer leur responsabilité le sont tout autant
M. Mekki, Blockchain et métiers du droit en questions : Dalloz IP/IT 2020, p. 87.
. En attendant des obligations législatives futures, il est suggéré dans le cadre de nos travaux la mise en place d'un fonds de garantie
V. supra, no .
permettant une réparation du préjudice même en l'absence d'erreur de conception ou de mauvaise utilisation.
La déresponsabilisation environnementale
Pour la technologie blockchain publique, le coût énergétique est un problème considéré comme majeur
J. Gossa, Les blockchains et smart contracts pour les juristes : Dalloz IP/IT juill.-août 2018, p. 393 et s ; Rapp. Sénat no 584 (2017-2018), Comprendre les blockchains : fonctionnement et enjeux de ces nouvelles technologies, de Mme V. Faure-Muntian, député, MM. C. de Ganay, député et R. Le Gleut, sénateur, fait au nom de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, déposé le 20 juin 2018 (www.senat.fr/rap/r17-584/r17-584_mono.html#toc362">Lien).
. En effet, le système de vérification des transactions utilisant le proof of work (PoW?la preuve du travail) propre aux transactions bitcoin consomme énormément d'énergie
Cette course se traduit par une augmentation presque exponentielle du nombre de hashs effectués, qui s'observe en suivant la croissance du taux de hachage (hashrate) des différentes cryptomonnaies. Face à l'explosion des cours, la réduction par deux tous les quatre ans des récompenses de minage (appelée halving) prévue par le protocole de Nakamoto apparaît nettement insuffisante pour jouer son rôle de régulation de la compétition. Entre le 6 juin 2016 et le 6 juin 2018, le hashrate journalier du bitcoin est ainsi passé de 1,6 × 1018 à 39 × 1018
hashs par seconde.
. Ainsi, comme le relève le rapport du Sénat à ce sujet, cette course en avant se traduit directement par une consommation électrique considérable qu'il est possible d'évaluer avec certitude bien que les défenseurs disent le contraire
Rapport no 584 (2017-2018) de Mme Valéria FAURE-MUNTIAN, député, MM. Claude DE GANAY, député, et Ronan LE GLEUT, sénateur, fait au nom de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, déposé le 20 juin 2018, intitulé Comprendre les blockchains : fonctionnement et enjeux de ces nouvelles technologies : https://www.senat.fr/notice-rapport/2017/r17-584-notice.html">Lien
. Les blockchains publiques posent donc les questions essentielles de leurs impacts énergétiques et environnementaux. Pour y remédier, il conviendrait de trouver une autre méthode de consensus, ce qui peut constituer un obstacle social, environnemental et politique au développement de la technologie blockchain.
Les nouvelles technologies numériques disposent de certains atouts favorisant la confiance des contractants. Cependant, la désintermédiation qu'elles prônent et qui limite les contrôles et les responsabilités, affecte substantiellement cette confiance naissante.