- Fondement de l'action. - Bien qu'elle n'ait, en droit, aucun effet rétroactif, l'ouverture d'une mesure de protection judiciaire consacre naturellement, dans les faits, un état préexistant. Ce constat d'évidence a pour effet d'initier le doute sur tous les actes accomplis par la personne vulnérable dans la période qui les précède. En effet, il est particulièrement à craindre que des tiers peu scrupuleux aient alors profité de la faiblesse et du caractère influençable de la personne dont les facultés sont atteintes, et ce d'autant plus qu'aucun régime de protection n'a encore déployé ses effets protecteurs à son égard. Cette crainte justifie que, dans une certaine mesure, une sanction des actes antérieurs à la mise en ?uvre de la mesure de protection soit aménagée, en complément des possibilités fondées sur l'insanité d'esprit ou sur les vices du consentement. C'est pourquoi la loi instaure une « période suspecte » au cours de laquelle les engagements pris par la personne vulnérable ultérieurement protégée pourront être passés au crible pour être ensuite, le cas échéant, plus facilement remis en cause. La règle trouve son siège à l'article 464 du Code civil, lequel dispose que : « Les obligations résultant des actes accomplis par la personne protégée moins de deux ans avant la publicité du jugement d'ouverture de la mesure de protection peuvent être réduites sur la seule preuve que son inaptitude à défendre ses intérêts, par suite de l'altération de ses facultés personnelles, était notoire ou connue du cocontractant à l'époque où les actes ont été passés ». Nous allons successivement envisager les conditions (§ I) puis le régime de l'action fondée sur la période suspecte (§ II).
L'action fondée sur la période suspecte
L'action fondée sur la période suspecte
Les conditions de l'action
Le régime de l'action
- Titulaires de l'action. - L'article 464 du Code civil n'attitre pas l'action en nullité. Toutefois, dans la mesure où il s'agit ici à l'évidence d'une nullité relative, il convient d'en déduire que seuls peuvent agir l'intéressé, si la mesure de protection est levée, et ses héritiers après son décès. Parmi les héritiers ayant qualité pour agir, il y a lieu de comprendre, ce qui va de soi, non seulement les successeurs universels légaux, mais aussi ceux qui tirent leurs droits d'un testament du défunt, c'est-à-dire les légataires universels ou à titre universel
. Notons que, contrairement à l'action en nullité pour insanité d'esprit, qui n'est recevable au bénéfice des héritiers que dans la mesure où est satisfait l'un des trois cas d'ouverture strictement énumérés par les textes (C. civ., art. 414-2, al. 2), l'article 464 du Code civil ne prévoit aucune restriction à la faculté d'action de ces derniers.
S'agissant de la qualité pour agir durant la durée de la mesure de protection, il convient de se reporter aux règles de capacité gouvernant l'exercice des actions en justice. Sous la curatelle, celui-ci requiert l'assistance du curateur (C. civ., art. 468, al. 3), cependant que, sous la tutelle, le tuteur peut exercer l'action sans l'autorisation préalable du juge des tutelles ou du conseil de famille (C. civ., art. 504, al. 2). Quant à l'habilitation familiale, elle donne lieu à une application distributive des deux solutions ci-dessus exposées pour la curatelle et la tutelle, selon que la personne habilitée s'est vu confier une mission d'assistance ou de représentation.
- Prescription de l'action. - L'action en nullité de la période suspecte est soumise à une prescription quinquennale, laquelle part de la date du jugement d'ouverture de la mesure. Un tel point de départ n'est pas conforme à l'article 2235 du Code civil. Selon ce texte, l'ouverture d'une mesure de tutelle empêche la prescription de courir pour les actes conclus après le jugement d'ouverture, car la personne en tutelle est privée du droit d'agir en justice. La prescription ne devrait pas courir non plus à l'égard des actes conclus avant le jugement d'ouverture de la tutelle, car l'article 1152, 2o du Code civil dispose que le droit d'agir en nullité de tout majeur protégé court dans les cinq ans qui suivent le « jour où il en a eu connaissance, alors qu'il était en situation de les refaire valablement ». Cela dit, l'article 464 du Code civil refuse expressément la suspension de la prescription quinquennale à l'égard des actes antérieurs à la mesure de protection. Il s'agit par cette règle dérogatoire de garantir la stabilité des actes, et par suite, la sécurité juridique des tiers, sans nuire pour autant à la protection de la personne vulnérable.
- Sanctions des actes accomplis. - Les textes prévoient une dualité de sanctions, en établissant leur gradation. L'article 464 du Code civil désigne, en premier lieu, la réduction pour excès, laquelle repose sur la démonstration d'une disproportion entre l'engagement souscrit et les ressources ou les besoins du majeur. Il envisage, en second lieu, l'annulation de l'acte, laquelle, on le sait, est subordonnée à la justification d'un préjudice subi par la personne protégée (C. civ., art. 464, al. 2). La nullité porte un trouble grave à la sécurité juridique, d'autant que l'absence de régime judiciaire de protection a pour corollaire l'absence de publicité officielle pour les tiers cocontractants : il faut donc que la nullité soit limitée aux cas où elle est strictement utile. C'est, au moins en apparence, le but de l'exigence d'un préjudice pour la personne protégée : sinon pourquoi faudrait-il sacrifier l'intérêt des tiers et la sécurité juridique ?
Cela étant, comme a pu l'exprimer un auteur
, qu'il y ait disproportion (réduction) ou préjudice (nullité), c'est toujours, en réalité, le déséquilibre de l'acte qui, en signalant le risque, justifie le contrôle du juge. L'acte d'emblée équilibré n'a pas à être remis en question, quand bien même il aurait été passé dans une période suspecte. Autrement dit, « l'équilibre de l'acte (ou son déséquilibre) est le véritable critère d'un texte destiné à lutter contre la forte probabilité d'une exploitation de la situation de faiblesse, connue du bénéficiaire de l'acte »
. Par ailleurs, on soulignera que la gradation opérée par le texte n'est pas toujours utilisable : recourir à la réduction pour excès n'a pas grand sens concernant les actes dont l'objet est indivisible : que l'on songe, par exemple, au testament. Il ne reste alors que la nullité. Tout ceci conduit naturellement à s'interroger sur l'opportunité de prévoir une double sanction aux actes accomplis pendant la période suspecte
.
- Pouvoir souverain des juges du fond. - La réunion des conditions exigées par l'article 464 du Code civil ne conduit pas systématiquement à une remise en cause de l'acte accompli pendant la période suspecte. Autrement dit, la sanction n'est pas de droit : une fois cette démonstration faite, le juge dispose toujours d'un pouvoir d'appréciation qui lui permet non seulement de faire le tri dans les situations, mais aussi d'apprécier ensuite l'opportunité de la sanction demandée, réduction ou nullité
, en tenant compte, par exemple, de la bonne foi du contractant ou, en matière de libéralité, de la forme notariée de la donation du testament.
- Conclusion sur les sanctions civiles : l'abus de vulnérabilité est mort-né. - On a cru benoîtement, durant quelques mois, que le régime primaire de protection des vulnérables s'était enrichi d'un nouvel outil. On se souvient, en effet, que l'ordonnance no 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations avait introduit, en droit français, le vice d'abus de dépendance, dont le siège se situait à l'article 1143 du Code civil. Dans l'intention des rédacteurs de l'ordonnance, cette disposition avait vocation à protéger les contractants vulnérables. L'« état de dépendance » visé par le texte pouvait donc s'entendre aussi bien de la dépendance d'un contractant vis-à-vis de l'autre (dépendance économique, affective, technologique, etc.) que de sa fragilité intrinsèque (maladie, âge, etc.).
L'espoir a été de courte durée dans la mesure où la loi du 20 avril 2018, destinée à ratifier l'ordonnance de 2016, a ajouté une précision interprétative, et donc rétroactive, au texte initial, qui en a considérablement limité la portée
. En effet, il est désormais prévu qu'une partie abuse de l'état de dépendance dans lequel se trouve son cocontractant « à son égard ». Fruit d'un compromis entre le Sénat qui voulait restreindre le domaine d'application du texte à la seule violence économique et de l'Assemblée nationale qui souhaitait au contraire maintenir l'esprit du texte initial, ce malheureux ajout aboutit à ce que la seule situation de faiblesse n'est pas en soi constitutive de violence : encore faut-il que la partie forte en ait profité pour imposer un accord particulièrement désavantageux. C'est dire que seule la dépendance d'un contractant vis-à-vis de l'autre relève désormais de l'article 1143 du Code civil, à l'exclusion de la fragilité intrinsèque. Cela ne veut pas dire que le texte ne peut pas s'appliquer à une personne vulnérable. Nul doute que la preuve d'un abus de dépendance peut être (plus facilement) rapportée lorsque l'âge et/ou l'état de santé d'un contractant restreint drastiquement sa capacité de choix, annihile son pouvoir de négociation, et le pousse à accepter des conditions contractuelles éminemment défavorables. Mais il s'agit d'une protection non plus spécifique à la personne vulnérable, mais simplement périphérique, dont elle peut bénéficier, le cas échéant, et dont on ne perçoit guère l'intérêt au regard des textes existants.