Grever les droits sociaux d'un droit réel de jouissance spéciale, avec une parcimonie notariale

Grever les droits sociaux d'un droit réel de jouissance spéciale, avec une parcimonie notariale

– Du libre exercice du droit de propriété. – Dans un arrêt du 31 octobre 2012, dit Maison de la Poésie, la troisième chambre civile de la Cour de cassation a reconnu la possibilité pour le propriétaire d'un bien immobilier de créer librement, conventionnellement, un droit réel de jouissance spéciale (DRJS) sur celui-ci.
Rien ne semble interdire la création de ce droit conventionnel sui generis sur les droits sociaux d'une société. La différence fondamentale avec celui consacré par la jurisprudence réside dans le fait que, contrairement à son institution sur un bien immobilier, le DRJS créé sur des droits sociaux est tripartite. Il fait intervenir le constituant du DRJS, son bénéficiaire, et la société elle-même, personne morale émettrice.
Cette donnée est essentielle à la bonne compréhension par le lecteur, car l'intervention de la société implique l'application de règles civiles jurisprudentielles d'abord, de droit spécial des sociétés ensuite, et de règles contractuelles issues des statuts sociaux enfin. Cet empilement de trois strates de règles complexifie notoirement la création d'un DRJS sur des droits sociaux. À ce titre, la précision rédactionnelle ne souffrira aucune faiblesse.
Le DRJS de droits sociaux concernera classiquement les droits politiques ou les droits financiers, à l'instar de ce qui a été développé ci-dessus au titre du démembrement de propriété. La principale différence, comme sur tout autre actif, résultera du fait que le démembrement est issu d'une réglementation, ancienne et modernisée, qui définit clairement des limites à son exercice. Le DRJS n'est assis « que » sur une construction contractuelle, qui semble illimitée (et notamment quant à sa durée, dans la limite de la durée de la société), consolidée par une reconnaissance prétorienne.
– Le DRJS face au mécanisme sociétaire. – Confronter le DRJS aux droits sociaux n'est pas sans difficulté du fait de l'empilement de la triple strate de règles évoquée ci-dessus (droit des biens, droit des contrats, droit des sociétés). Si le respect des deux premières strates semble désormais bien possible, du fait des reconnaissances jurisprudentielles successives, la compatibilité avec le fonctionnement et les règles sociétaires semble bien plus délicate d'appréhension.
Sur le plan des règles d'abord, est-il nécessaire que les statuts sociaux permettent expressément l'instauration de DRJS grevant les droits sociaux émis par la société ? La question n'est pas neutre. Admettre le démembrement de propriété, comme nous l'avons vu ci-dessus, ne paraît pas poser de question dans la mesure où il s'agit d'une institution issue de la loi elle-même.
Le DRJS est dans une situation bien différente puisque, instauré par un mécanisme purement contractuel, il serait dès lors permis d'en limiter, voire d'en supprimer totalementl'accès aux associés. Il s'agira cependant de supprimer l'accès « officiel », c'est-à-dire visible par la société et ses associés. À l'instar des pactes d'associés, rien ne pourra empêcher des associés de mettre en place un dispositif occulte concernant les droits sociaux.
Et c'est la compatibilité fonctionnelle qui pose alors question. Celle-ci renvoie directement aux notions d'opposabilité et d'efficacité du DRJS. Si celui-ci n'est pas permis, s'il est limité ou interdit, les associés n'auront guère d'autre choix que de s'y conformer sur le plan des droits politiques.
En effet, si le titulaire du DRJS ne peut exercer librement son droit politique, l'existence même de son droit peut être remise en cause. À tout le moins il pourrait s'agir d'une convention de vote, mais qui serait d'une efficacité limitée puisqu'elle ne permettrait pas de faire annuler la décision sociale prise en contradiction avec le DRJS, et ne se résoudrait dès lors qu'en dommages-intérêts, ou par stipulation d'une clause pénale dont le recouvrement est incertain, en cas d'inexécution.
Sur le plan des droits financiers, la question peut se poser différemment, de la même manière que le démembrement, puisque même dans l'hypothèse où la société cantonnerait ou ignorerait le DRJS, leurs titulaires pourraient procéder aux répartitions financières directement entre eux, ou obtenir une exécution de leur engagement contractuel conforme à ce qu'il prévoit sur le plan financier (avec la question du recouvrement qui est tout aussi incertain si la société distribue des fonds à un associé, qui devrait les reverser ensuite au titulaire du DRJS).
Sur le plan de l'opposabilité, et comme nous l'aborderons similairement concernant les pactes d'associés, il est nécessaire que la société admette la constitution de DRJS sur ces droits sociaux, d'une part, et que le contrat entre constituant et bénéficiaire assure cette opposabilité, d'autre part. À défaut de rendre le DRJS opposable, son efficacité en sera lourdement grevée pour le bénéficiaire : la société ne le laissera pas exercer les droits politiques, ou elle n'en tiendra pas compte au stade du versement de sommes s'il concerne des droits financiers.
Enfin, admettre la constitution de DRJS sur les droits sociaux posera les mêmes problématiques sociales que celles évoquées ci-dessus au titre des conventions spécifiques entre associés porteurs de droits sociaux démembrés, et notamment la gestion de multiples conventions et la responsabilité prise dans leur exécution correcte.
– Une institution qui mérite sans doute d'être étrennée. – Les difficultés relevées ci-dessus, face aux multiples sources de paramétrages légalement encadrés des droits politiques et financiers abordés plus haut, plongeront le notaire et ses clients associés ou sociétés dans une certaine circonspection. La nature contractuelle du DRJS, consacrée par une reconnaissance essentiellement prétorienne, ne permet pas fondamentalement d'apporter la solidité et la durabilité coutumières à l'institution de droits particuliers d'une telle importance.
Sur un actif tangible, « vif », le droit pourra librement s'exercer, et être soutenu par une opposabilité assurée par une publicité séculaire. L'intervention de la tierce personne, la société, avec ses règles spécifiques, ses aléas juridiques fondamentaux encore bien présents, va complexifier significativement le conseil pour s'orienter vers cette solution.
D'autant que les règles statutaires, l'émission de droits sociaux à droits particuliers, le haut degré de liberté conventionnelle procuré par les pactes d'associés pourront d'ores et déjà apporter des solutions très précises et très sécurisées aux besoins exprimés, et cela sans forcer sur le « chausse-pied » !