L'imputation est « une opération de calcul comparable à une soustraction consistant à appliquer une valeur (correspondant par exemple à une libéralité rapportable) ou à une dette sur une autre valeur (correspondant à une part successorale ou à une créance) en vue de déduire la première de la seconde afin de faire apparaître, s'il existe, l'excédent à remettre (…) »
. En la matière qui nous intéresse ici, « imputer les libéralités c'est soustraire leur montant soit de la quotité disponible, soit de la réserve, en fonction de leur nature, afin de vérifier si elles sont réductibles »
. « L'imputation est décisive pour le sort des libéralités. Elle consiste, une fois toutes les évaluations faites, à prendre les libéralités une à une afin de savoir de chacune d'elles si elle est ou non attentatoire à la réserve. Elle permet de constater et de mesurer un éventuel excès »
. L'imputation suppose donc deux types de règles : celles relatives à la hiérarchie entre les libéralités à imputer : c'est l'ordre ou le rang d'imputation (Sous-section I) et celles relatives aux masses de calculs concernées : c'est le secteur d'imputation (Sous-section II). Ces règles se compliquent lorsqu'il s'agit d'imputer simultanément des libéralités faites au conjoint et à d'autres, car les secteurs d'imputations sont différents, le conjoint bénéficiant d'une quotité disponible spéciale (Sous-section III).
Les règles d'imputation : un arbitrage dans les protections
Les règles d'imputation : un arbitrage dans les protections
L'ordre d'imputation : la protection des gratifiés
L'ordre d'imputation d'une libéralité est capital pour celui qui en bénéficie. Plus tôt la libéralité sera imputée, moins elle risque d'être réduite et meilleure est la situation du gratifié qui n'aura pas à régler une indemnité de réduction aux réservataires. L'ordre d'imputation correspond à l'ordre dans lequel les libéralités doivent être réduites. Cet ordre d'imputation est édicté aux articles 923 et 926 du Code civil. Ces règles sont au centre de la protection à la fois des héritiers réservataires et des différents gratifiés entre eux. Il s'agit d'un juste équilibre à trouver pour préserver au mieux les intérêts des uns et des autres.
La protection prioritaire des donataires
- Les donations avant les legs. - Selon l'article 923 du Code civil, les legs sont réduits avant les donations, ce qui signifie que l'on doit imputer les donations avant les legs. Il en résulte que les legs ne peuvent s'exécuter que dans la limite de la quotité disponible non utilisée par les donations. Si les donations ont épuisé la totalité de la quotité disponible, alors les legs seront intégralement réductibles. Cette règle est fondée sur la chronologie du dessaisissement du de cujus : plus le droit du donataire est ancien, plus il doit être conforté. Elle est également fondée sur le principe d'irrévocabilité des donations. Enfin, c'est une question de sécurité juridique pour l'ensemble des droits réels, car la réduction peut éventuellement remettre en cause les droits des tiers acquéreurs et plus l'acte est ancien plus legratifié a des chances d'en avoir disposé
. Peu importe la forme des donations : ostensibles ou dons manuels, indirectes ou déguisées, elles « passent avant les legs même si, à raison de leur forme, elles n'ont pas date certaine (don manuel non enregistré par exemple) »
.
La protection prioritaire du donataire le plus ancien
- Imputation chronologique des donations. - À l'image d'un répartiteur d'un prix de vente d'un immeuble grevé d'inscriptions hypothécaires, le liquidateur d'une succession va imputer les donations en commençant par les plus anciennes. Les donations faites le même jour vont s'imputer concurremment, sauf s'il a été stipulé un ordre d'imputation. Cette imputation concurrente s'appliquera également aux donations-partages disqualifiées en donations simples.
- Toujours un problème de date. - On l'aura compris, pour déterminer l'ordre d'imputation des donations, il faut les classer dans l'ordre chronologique. La détermination de leurs dates est donc cruciale. Pour les donations ostensibles, donc reçues par acte notarié, c'est la date de l'acte qui compte. Pour les actes simplement enregistrés, c'est la date de leur enregistrement (date certaine) qui est à prendre en considération. Pour les donations indirectes ou éventuellement déguisées qui ont fait l'objet d'un acte authentique ou d'un enregistrement, on appliquera les mêmes règles. Par contre, pour les autres, soit elles sont relatées dans un acte authentique et c'est la date de ce dernier qu'il faut considérer, soit elles ne le sont pas. Elles seront alors imputées en dernier après toutes les autres donations et avant les legs (C. civ., art. 1377)
. Nous n'insisterons pas sur la véritable supériorité de l'acte de donation notarié au regard de toutes ces règles
.
La protection identique mais supplétive des légataires
- Imputation concurrente des legs. - Si, après imputation des libéralités, le reliquat de la quotité disponible est suffisant pour exécuter les legs, aucune réduction n'a lieu. Par contre, si ce solde de la quotité disponible est insuffisant, les legs devront être réduits au marc le franc, c'est-à-dire de manière proportionnelle (C. civ., art. 926). Cette réduction se fait sans hiérarchiser la nature des legs : legs universel, à titre universel ou particulier. Toutefois, le légataire universel, par sa nature, implique qu'il doive supporter les legs particuliers aussi pour calculer son émolument et permettre ce calcul de proportionnalité. Il y a lieu de considérer qu'il a droit à l'actif net existant sous déduction des legs qu'il doit délivrer. Il résulte de cette règle d'imputation concurrente que les legs subissent le même coefficient de réduction.
- Caractère supplétif de la règle. - L'imputation concurrente des legs n'est pas une règle d'ordre public. Le testateur est donc libre de les hiérarchiser dans son testament en indiquant ceux dont l'exécution est prioritaire. Cela peut se faire bien évidemment dans le testament initial, mais aussi dans un codicille.
Favoriser la protection du conjoint survivant
Les secteurs d'imputation
Le secteur d'imputation diffère selon la qualité du gratifié.
Les libéralités faites à un non-réservataire
- Sur la quotité disponible. - La libéralité faite à une personne qui n'est pas réservataire, nécessairement hors part successorale, s'impute forcément sur la quotité disponible (C. civ., art. 919-2). Il ne peut en être autrement. Si la libéralité dépasse le disponible, alors elle est réductible et l'excès donne lieu à une réduction
.
Les libéralités faites à un réservataire
- Distinction nécessaire. - L'hypothèse est qu'un héritier réservataire a été gratifié par une libéralité. Se pose donc la question de savoir si le de cujus a voulu l'avantager par rapport aux autres et rompre ainsi l'égalité entre ses ayants cause, ou bien s'il a simplement voulu lui attribuer un bien en avance ou dans le cadre de son partage successoral (legs d'attribution). Selon cette volonté du testateur, le secteur d'imputation va être soit la réserve, soit la quotité disponible :
- si la libéralité est hors part successorale, elle s'impute sur la seule quotité disponible. L'excédent est sujet à réduction. Il n'y a pas pour ces libéralités d'imputation subsidiaire sur la réserve individuelle du gratifié. Cela résulte directement de l'article 919-2 du Code civil ;
- si la libéralité est en avancement de part successorale, elle s'impute principalement sur la réserve individuelle de l'héritier et subsidiairement sur le disponible (C. civ., art. 919, al. 1er). Précisons que la libéralité devra dans tous les cas faire l'objet d'un rapport. L'héritier dont la libéralité dépasse à la fois sa part de réserve et la quotité disponible est réductible. Pour autant, il ne sera pas astreint à une double restitution au titre du rapport et de la réduction. À ses cohéritiers de choisir entre ces deux indemnisations, lesquelles ne suivent pas tout à fait le même régime .
Les libéralités faites à un héritier renonçant
- Le renonçant non réservataire. - Cela vise les cas relativement rares dans lesquels un ascendant vient à la succession en présence du conjoint. Sa renonciation est indifférente, la libéralité dont il bénéficie s'imputant toujours sur la quotité disponible, car il n'est pas réservataire
.
- Le renonçant réservataire. - Le gratifié renonçant devient étranger à la succession. Sa renonciation lui ôte sa réserve individuelle et les donations qu'il a pu recevoir s'imputent forcément sur la quotité disponible et au rang défini par sa date. Si la donation avait été consentie hors part successorale, il n'y a pas de changement. Par contre, si la donation avait été consentie en avancement de part successorale elle devient, par cette renonciation, préciputaire et change de secteur d'imputation : « La libéralité conserve sa date mais change d'assiette »
. La conséquence est importante dans la mesure où elle peut changer complètement les prévisions du de cujus en absorbant la quotité disponible (si la donation est ancienne), rendant inefficaces les libéralités de rang suivant. Cet effet de la renonciation peut être corrigé soit en stipulant dans la donation une clause de rapport en cas de renonciation (C. civ., art. 845), soit en stipulant une condition résolutoire en cas de renonciation. Ces précautions seront suffisamment dissuasives pour éviter ces renonciations stratégiques.
La métamorphose de la libéralité par le jeu de l'article 917 du Code civil
- Mécanisme et effets de la règle : une option du réservataire. L'hypothèse envisagée par l'article 917 est la suivante : le disposant a fait une libéralité en usufruit ou en rente viagère qui dépasse la quotité disponible. La libéralité est donc réductible. S'ouvre alors une option pour le réservataire :Par cette option s'opère un changement d'objet de la libéralité : au lieu de recevoir un droit d'usufruit ou un droit viager, le gratifié reçoit de la pleine propriété. C'est le reproche classique qui est fait à cette disposition. Fondements de la règle. Ce texte est justifié par l'idée qu'il est choquant qu'il y ait réduction d'un droit viager qui, à terme, ne porte pas atteinte à la réserve qui reste intègre en nue-propriété. Il n'est pas juste que des réservataires puissent bénéficier du disponible en nue-propriété et d'une indemnité de réduction. Enfin, c'est une règle dissuasive favorisant l'exécution des libéralités en usufruit ou en droits viagers dont le but principal est de protéger et de maintenir un cadre de vie au gratifié.
- Conditions de la règle. Pour être applicable, l'article 917 du Code civil implique que soient réunies quatre conditions :
La combinaison des quotités disponibles : un sujet de protection triangulaire
Nous avons raisonné jusqu'à présent dans l'hypothèse où le gratifié bénéficie de la quotité disponible que la loi lui confère. Ainsi les non-héritiers réservataires ou les héritiers que le défunt a voulu avantager bénéficient du disponible ordinaire dont nous avons vu les quotités, et le conjoint est l'unique bénéficiaire de la quotité disponible spéciale, surcroît de protection que lui accorde l'article 1094-1 du Code civil. Mais la question se complique si le de cujus a puisé dans ces deux disponibles, c'est-à-dire qu'il a consenti des libéralités à son conjoint et à d'autres proches. L'hypothèse peut être fréquente en pratique. Pour autant, la question est relativement complexe
. Nous allons nous efforcer de résumer les réponses apportées par la jurisprudence
et la doctrine
. Sous l'angle de la protection, la question est intéressante car elle donne le barycentre de la protection entre les réservataires, le conjoint et les autres gratifiés.
- L'ordre d'imputation. - La règle ne change pas. L'ordre d'imputation est fixé par la nature de la libéralité : donation ou legs (ou donation à cause de mort entre époux) et par sa date (pour l'imputation chronologique des donations). Si les libéralités faites au conjoint et à d'autres personnes ont la même date, elles sont réductibles proportionnellement (au marc le franc).
- Le secteur d'imputation. - L'imputation est fonction de la qualité du gratifié (conjoint ou autre personne) et de l'objet de la libéralité (pleine propriété ou usufruit). Les règles à retenir sont les suivantes :
- les libéralités faites à d'autres que le conjoint ne peuvent s'imputer que sur le disponible ordinaire. La règle est logique ;
- les libéralités faites au conjoint en pleine propriété s'imputent prioritairement sur le disponible ordinaire et subsidiairement sur ce que lui ajoute le disponible spécial. Ce qui, si elle dépasse le disponible ordinaire, provoque une réduction sur la nue-propriété ;
- les libéralités faites au conjoint en usufruit s'imputent d'abord sur la quotité disponible spéciale (usufruit de la réserve) et subsidiairement sur la quotité disponible ordinaire (usufruit de la quotité disponible ordinaire) où elle va être concurrencée par les libéralités faites à d'autres.