Les raisons d'être de la réserve sont de plusieurs ordres, mais elles témoignent toutes de cette volonté supérieure de protéger certains proches soit individuellement, soit collectivement. La réserve est un ciment patrimonial de la famille (Sous-section I). Elle est aussi un mécanisme de protection individuelle des membres de cette famille (Sous-section II). Enfin, elle répond à cette idée qu'il doit y avoir un minimum d'égalité entre les successeurs (Sous-section III).
Les fondements de la réserve héréditaire
Les fondements de la réserve héréditaire
La réserve héréditaire : protection de la famille
La conservation des biens dans la famille
- Un fondement ancien issu du droit coutumier. - On justifiait l'existence de la réserve héréditaire par cette idée issue du droit coutumier que le patrimoine était attaché non pas à la personne, mais à sa famille. Les biens de la famille étant son moyen principal de subsistance, ils devaient y demeurer et n'être ni morcelés ni transmis à des tiers. En d'autres termes, les biens et plus spécialement les immeubles (mais c'était sans doute ceux qui par le passé avaient le plus de valeur) faisaient partie du passé familial, de sa réussite, de son assise sociale et économique, et à ce titre ils devaient y demeurer et impérativement être transmis aux nouvelles générations de cette même famille dont ils en étaient une sorte d'emblème. En outre, ce fondement confère un côté immortel à cette famille
, il peut la rassurer, ses biens survivant à la mort de leur propriétaire pour y demeurer. Il inscrit la famille dans la durée. Transmettre des biens est quelque part une petite victoire sur la mort
.
- Un fondement en net repli par l'évolution de la famille, de la société et des patrimoines. - Autant une telle conception du patrimoine et donc de sa transmission pouvait se concevoir dans une France rurale où les terres, effectivement, étaient le socle commun de toute la famille, autant aujourd'hui cet attachement aux biens s'est fortement atténué
. La mobilité et l'éclatement géographiques des familles ont contribué à cet affaissement de la conception familiale du patrimoine. À cela, on ajoutera volontiers que ce fondement a un sens pour les immeubles, à la rigueur pour l'entreprise familiale, mais pour les autres biens il n'a pas grande signification. La financiarisation des patrimoines et la spéculation de leur titulaire tendent également à montrer que le patrimoine suscite davantage d'attachement par sa valeur que par sa nature elle-même.
- Un fondement en net repli par les dernières réformes. - La réduction en valeur instaurée par la réforme de 2006 a fortement réduit l'influence de ce fondement à la réserve héréditaire. Enfin, ce fondement familial de la réserve se heurte à l'affaiblissement de la famille elle-même au sein de la société. Le groupe familial est de plus en plus restreint, la famille se disloque, se décompose, se recompose parfois même à plusieurs reprises. Les liens familiaux sont ainsi plus éphémères, plus fragiles et multiples. Difficile donc de concevoir que le patrimoine doit être transmis impérativement à une famille qui n'est plus aussi forte, aussi unie qu'auparavant. Cet éclatement familial, s'il a pour conséquence un affaiblissement de ce fondement du patrimoine familial, peut peut-être accroître le second fondement qui est celui de la solidarité, ce devoir d'entraide entre les générations ou entre conjoints.
Un devoir de protection entre certains proches
- Les vertus alimentaires de la réserve. - Ce fondement, hérité de la légitime romaine, voit dans la réserve héréditaire tout simplement une obligation pour le de cujus de subvenir matériellement aux besoins de certains proches. Cela passe par l'obligation de leur transmettre une partie de ses biens afin que ces proches soient eux-mêmes à l'abri de la pauvreté. La réserve héréditaire est « l'expression de la solidarité familiale, la manifestation d'un devoir d'assistance économique entre proches »
. Ainsi justifiée, la réserve héréditaire n'est plus, comme on le disait dans les lignes précédentes, un instrument au service de la vie de la famille, un ciment entre ses membres, mais elle devient le service de la famille au profit de ses membres.
- Une vertu importante de nos jours. - Si ce fondement est aujourd'hui mis en avant, il faut prendre garde à ne pas réduire la réserve à cette obligation alimentaire liant les membres d'une même famille. En effet, si ce fondement de la réserve héréditaire était le seul, il risquerait non seulement de transformer la réserve en une charge de la succession, mais aussi de conditionner son bénéfice à des conditions de besoin. C'est d'ailleurs ce qu'un certain nombre de pays prévoient : les réservataires voulant bénéficier de leurs droits doivent justifier d'un état de besoin ou de pauvreté. C'est également ce que la dernière jurisprudence de la Cour de cassation en droit international privé sous-entend. Toutefois, cette justification de la réserve est réelle et de nos jours elle prend toute son importance. En effet, si un père a abandonné à la mère son aîné, fruit d'une amourette éphémère de jeunesse, qui ne l'a jamais élevé ni même participé à quoi que ce soit dans ses besoins financiers, n'est-il pas légitime qu'à son décès son enfant puisse percevoir une partie de l'héritage à titre de consolation d'avoir vécu sans père ? Que la loi ne permette pas d'abandonner son enfant au-delà de la mort est une bonne chose qu'il faut maintenir.
La protection individuelle de l'héritier et la protection individuelle du de cujus
Il s'agit là des fondements les plus puissants de la réserve héréditaire ; c'est en eux que se manifeste la fonction sociale et politique de la réserve héréditaire. Celle-ci protège bien évidemment l'héritier (§ I), mais aussi le de cujus (§ II).
La protection de la liberté individuelle de l'héritier
- Garantie des libertés individuelles de chacun. - La faculté donnée à un père de déshériter totalement l'un ou l'autre de ses enfants serait le vecteur d'un chantage permanent du de cujus envers ses proches
. En effet, ce droit constituerait une menace constante pour les enfants de tout perdre, de ne rien recevoir s'ils ne sont pas dociles, s'ils n'empruntent pas la voie professionnelle que leur père a choisie pour eux, s'ils n'ont pas les mêmes convictions religieuses ou politiques, s'ils n'ont pas une orientation sexuelle jugée comme étant la bonne, etc. De cette pression, il résulterait évidemment une absence totale de sincérité des liens affectifs au sein de la famille, ceux-ci n'étant dictés et orientés que dans la perspective de l'héritage. Plus généralement, et contrairement à une idée reçue, la réserve permet donc de s'échapper des habitudes et du passé familial. En ce sens, elle permet de se libérer d'un certain conservatisme familial.
La protection de la liberté du de cujus
- Contre les tiers. - L'âge, la maladie et plus simplement l'approche de la mort mettent nécessairement l'homme dans une situation de détresse, tout d'abord psychologique puis matérielle. Cette détresse provoque également une situation de dépendance d'autrui, et plus spécialement de certaines personnes qui, au quotidien, s'occupent de celui que la mort guette. La plupart de ces aidants sont à la fois dévoués et désintéressés et n'ont d'autre dessein que d'accomplir fidèlement leur tâche, mais une minorité peut se montrer plus avide et agir dans le but de s'attirer l'affection et surtout le patrimoine de la personne dépendante. La réserve héréditaire demeure un rempart contre les personnes malintentionnées qui veulent détourner les successions en obligeant la personne dépendante à réaliser un testament en leur faveur, parfois au moyen d'un intolérable chantage.. Dans la conscience collective, l'existence de cette réserve met en garde contre ces agissements. La présence d'un réservataire, non seulement héritier incontournable mais aussi gardien de l'hérédité, est fortement dissuasive. Cette justification de la réserve est d'autant plus importante qu'aujourd'hui le droit des majeurs protégés est de plus en plus souple, permettant ainsi au vulnérable de se marier, de se pacser et de tester.
- Contre lui-même. - La réserve héréditaire est également un garde-fou qui permet de ne pas céder un peu trop vite aux impulsions, à la colère, à la spontanéité qui, si on y était trop sensible, nous conduirait à exhéréder certains, à en avantager d'autres, et ce sans le discernement nécessaire qu'impliquent de telles décisions. La vie familiale n'est pas toujours d'une harmonie constante. Il y a, comme dans beaucoup de relations humaines, des hauts et des bas ; c'est ainsi qu'il peut paraître à la fois rassurant et « correcteur » de ce risque du testament impulsif que la loi décide qu'il ne faut pas exclure ses enfants ou son conjoint de l'héritage. La loi devient un guide de sagesse, on se doit de protéger ses enfants (ou son conjoint s'il est réservataire) et de leur transmettre notre patrimoine, et ce malgré les crises relationnelles qui peuvent de temps en temps nous séparer d'eux. Le testament réalisé sous le coup de la colère ou d'une folie amoureuse marque la volonté posthume comme la conséquence de sentiments existants à la date du testament. Mais ces sentiments impulsifs qui auront justifié ces dernières volontés seront-ils toujours présents au jour du décès ? Dans la période précédant le décès, les enfants ne se sont-ils pas rapprochés de leur père ? La compagne passagère instituée légataire universelle a-t-elle toujours été présente au côté du de cujus ? En d'autres termes, il n'est pas certain que si, peu de temps avant sa mort, on avait demandé au de cujus de confirmer ses dernières volontés, il l'aurait fait. La loi, par la réserve héréditaire, supplée les erreurs causées par les sentiments humains. C'est en ce sens qu'elle est un élément de sagesse et d'apaisement au sein des liens familiaux.
La protection par l'égalité
- La réserve des descendants : garantie du principe d'égalité entre les héritiers. - L'absence de réserve héréditaire peut conduire non seulement à déshériter tous les héritiers, mais elle peut aussi conduire à tout laisser à l'un d'entre eux ou à rompre de manière importante l'égalité entre eux. Aussi peut-il paraître étonnant qu'un système successoral ab intestat, qui reste le fil conducteur de la dévolution de la succession, soit fondé sur le principe d'égalité et que ce principe fondamental soit battu en brèche par une liberté totale de rompre cette égalité. Aussi la réserve garantit-elle une égalité minimum entre les héritiers de même rang. Cette égalité est limitée à la réserve, le de cujus pouvant avantager l'un ou l'autre dans la mesure de la quotité disponible
. La réserve héréditaire est donc la meilleure arme contre la réapparition de systèmes dévolutifs inacceptables, comme les principes de masculinité et de primogéniture (droit d'aînesse). C'est ainsi que d'anciennes coutumes interdisaient d'user du disponible au bénéfice des héritiers du sang
, l'aspect égalitaire de la réserve y était donc central.
Malgré tous ces fondements, et outre la justification historique de la réserve comme emblématique de notre système de droit continental, la réserve est contestée dans son principe mais aussi dans son étendue
.