Les cas où le notaire doit donner l'alerte

Les cas où le notaire doit donner l'alerte

- Le notaire : gardien de l'intérêt du mineur. - Garde-fou à la déjudiciarisation du changement de régime en présence d'enfant mineur, le notaire devient le « chef d'orchestre de la procédure » . Ainsi, « il ne se contente plus d'être rédacteur d'acte mais se trouve désormais en charge du bon déroulement et de la conformité de l'ensemble du changement, dont il devient la véritable tour de contrôle » . La réforme se borne ici à étendre à une hypothèse inédite une procédure qui existait déjà . Quiconque (notaire compris) « a connaissance d'actes ou omissions qui compromettent manifestement et substantiellement les intérêts patrimoniaux du mineur ou d'une situation de nature à porter un préjudice grave à ceux-ci » (C. civ., art. 387-3, al. 2) peut en avertir le juge depuis l'entrée en vigueur du texte le 1er janvier 2016. L'essentiel de la question consiste donc à se demander quand le notaire devra exercer cette faculté d'alerte. La circulaire n'éclaire guère sur le rôle qu'il est censé jouer, qui se contente d'indiquer qu'il saisira le juge « en cas de difficulté » ! Deux conceptions s'affrontent :
L'alerte du juge serait rare, car réservée aux cas les plus graves. Elle pourrait même ne jamais être donnée, si le notaire parvient à décourager les parties de passer l'acte ou refuse d'y prêter son concours.
La saisine du juge pourrait s'avérer plus systématique en cas de doute.
Chacune de ces thèses a ses partisans. Il est particulièrement délicat pour le notaire de trancher pour une attitude ou l'autre car, en filigrane, surgit la question de son éventuelle responsabilité.
- Thèses en présence. - Dans la mesure où l'esprit de la réforme est de « déjudiciariser » la procédure de changement de régime matrimonial, il semblerait contraire au texte que le notaire saisisse le juge des tutelles de manière quasi systématique, « par prudence », dès qu'il existe un enfant mineur. Seules « les situations exceptionnelles ou marginales » , ou encore les « hypothèses de menace graves sur l'intérêt patrimonial de l'enfant, ce qui serait sans doute conforme aux vœux législatifs » devraient justifier la saisine du juge. À s'en tenir à cette « thèse minimaliste » (qui prône la plus grande retenue et n'imagine d'alerte qu'exceptionnelle), les possibilités d'intervention de l'officier ministériel devraient être réduites. Les termes mêmes de l'article 387-3, alinéa 2 du Code civil ne semblent prévoir la saisine du juge qu'en des cas tout à fait exceptionnels : « actes ou omissions qui compromettent manifestement et substantiellement les intérêts patrimoniaux du mineur ou (…) situation de nature à porter un préjudice grave à ceux-ci » .
Plus encore, peut-on concevoir qu'il existe de réels cas d'alerte alors que le projet de convention poursuivi par ses parents n'affecte pas le patrimoine du mineur ? Puisque le régime matrimonial concerne le patrimoine du couple, on peut se demander comment sa modification pourrait compromettre manifestement et substantiellement les intérêts patrimoniaux du mineur, sauf à « considérer que la protection du patrimoine de l'enfant vise en réalité la protection de ses intérêts éventuels, virtuels. La réserve héréditaire, qui constitue manifestement l'intérêt patrimonial évoqué, n'ouvre aucun droit acquis à l'enfant tant que le décès de son parent n'est pas intervenu. L'enfant n'a alors qu'une simple expectative de droit. Cette expectative justifie-t-elle que l'autorisation du juge des tutelles soit requise ? Une réponse négative doit s'imposer » . Sans aller jusqu'à nier l'existence de cas justifiant une alerte, plusieurs auteurs considèrent que cette procédure ne sera mise en œuvre que très rarement : le notaire qui redouterait que le changement envisagé ne la justifie déconseillera à ses clients d'y procéder . Il refusera d'instrumenter dans les situations flagrantes d'atteinte aux intérêts du mineur ou de fraude, ce qui mettra un terme à la difficulté et… supprime la question.
- Intérêt de la famille versus intérêts du mineur. - On peut, néanmoins, s'essayer à donner un sens à la réforme (et au renvoi exprès par l'article 1397, alinéa 5 à l'article 387-3), et s'interroger sur l'existence de situations qui, sans justifier un refus d'instrumenter, pourraient entrer dans les prévisions de ces deux textes et susciter une procédure d'alerte. Pour C. Blanchard, le rôle du notaire est considérablement accru car il se trouve investi de la vérification de la conformité du changement aux intérêts des enfants mineurs, qui ne coïncide pas forcément avec l'intérêt de la famille : « S'il nourrit la moindre crainte à ce sujet, il devra en avertir le juge des tutelles » .
L'alerte devrait être donnée lorsque l'atteinte aux intérêts du mineur est manifeste et substantielle : ce qui est manifeste doit s'imposer comme une évidence. Le terme « substantiel » attire l'attention sur l'importance du préjudice encouru . Ces notions demeurent pourtant relativement vagues et sont susceptibles d'interprétation. C'est pourquoi il a été proposé de s'inspirer, par analogie, de la jurisprudence antérieure rendue en matière d'homologation (ou de refus d'homologation) par le juge .
Se référer aux cas où les juges homologuaient le changement pour ne pas donner l'alerte ou, surtout, la donner dans les cas où ils la refusaient , ne correspond pas exactement à ce qu'ordonnent désormais les textes : le juge saisi d'une demande d'homologation vérifiait la conformité de l'acte à l'intérêt de la famille. Ce qui doit aujourd'hui guider le notaire dans sa décision de saisir ou non le juge des tutelles est l'atteinte éventuelle aux intérêts patrimoniaux de l'enfant mineur : « Le notaire ayant un doute sur l'incidence de l'opération quant aux intérêts patrimoniaux du mineur pourra saisir le juge des tutelles afin d'obtenir son autorisation, indépendamment, donc, d'une conformité de l'opération à l'intérêt de la famille. En ce sens, un changement de régime matrimonial conforme à l'intérêt de la famille pourrait-il être discutable au regard de l'intérêt de l'enfant ? Oui, certainement » .
- Les hypothèses d'alerte. - Il semblerait que les changements de régime matrimonial susceptibles de justifier une alerte soient ceux qui contiennent un avantage matrimonial au profit de l'époux survivant ou de l'un d'eux s'il survit : singulièrement, c'est l'adoption de la communauté universelle avec attribution intégrale au profit du survivant des époux , qui est prise pour hypothèse de référence de toutes les réflexions. Deux situations pourraient alors être distinguées :
  • en se fondant sur la jurisprudence du 22 juin 2004, il n'y aurait pas lieu de saisir le juge s'il existe un enfant mineur non commun car l'action en retranchement préserve suffisamment ses intérêts ;
  • la question reste entière si tous les enfants mineurs sont communs. Il est ici manifeste qu'une telle stipulation est défavorable à leurs intérêts car ils n'ont pas d'action en retranchement . En pareille hypothèse, les juges homologuaient le changement, jugeant que l'intérêt de protéger le survivant des époux pouvait l'emporter sur celui de l'enfant. La nouvelle procédure d'alerte vise la protection de l'intérêt de l'enfant (et non plus celui de la famille). Elle pourrait donc être envisagée. L'atteinte aux intérêts patrimoniaux de l'enfant commun, même « manifeste », est-elle, pour autant, « substantielle » au sens des textes ?
La recherche de critères pouvant justifier une alerte aboutit à une conclusion paradoxale : le contrôle du juge serait provoqué uniquement dans les familles dans lesquelles les enfants mineurs sont communs et non dans les familles recomposées, qui sont pourtant celles où les enfants mériteraient peut-être davantage de protection. On peut rester perplexe…
- L'importance de la liquidation. - On sait que, depuis l'entrée en vigueur de la réforme de 2006, le changement de régime matrimonial doit comprendre la liquidation du régime modifié « si elle est nécessaire », et ce à peine de nullité (C. civ., art. 1397, al. 1er in fine). On sait que liquidation n'est pas partage et qu'elle consiste à chiffrer les droits de chacun des époux dans le régime initial que l'acte modifie. Il permet de fixer les droits de chacun des époux et tout à la fois, à titre informatif, de dresser un état des lieux et d'observer les conséquences futures du nouveau régime pour chacun des époux . Cette liquidation est d'autant plus nécessaire si le changement de régime matrimonial a pour but d'instaurer un avantage matrimonial sujet à retranchement . C'est pourquoi, et notamment en présence d'enfants issus d'une précédente union, on ne peut s'empêcher de constater quel service leur rendra une liquidation correctement effectuée d'une communauté légale, préalable à l'adoption par les conjoints d'une communauté universelle avec attribution intégrale au profit du survivant. La matérialisation des chefs de récompenses, au moins sur le plan de la preuve, permettra ainsi à l'action en retranchement de prospérer. Bien évidemment ne s'agit-il pas, sauf accord exprès des époux, de leur révéler par avance la liquidation du régime de leur parent, mais bien plutôt, au moment de l'ouverture de la succession de celui-ci, de disposer d'un document auquel, en tant que réservataires, ils auront accès et qui assurera leur protection en évitant la déperdition, faute de preuve, des enrichissements que leur auteur aura procurés à la communauté.
- Quelle responsabilité pour le notaire ? - L'absence de réponse certaine concernant le rôle du notaire rejaillit nécessairement sur la question de son éventuelle responsabilité qui « peut être lourdement engagée tant les situations familiales peuvent évoluer » :
La proposition qui consisterait, pour prévenir une éventuelle responsabilité, à insérer dans l'acte une clause par laquelle les époux expliqueraient les raisons qui les conduisent à modifier ou changer leur régime matrimonial et déclareraient que leur nouvelle convention ne porte pas atteinte aux droits des enfants mineurs peut être évoquée . Une telle clause ne permettrait pas de limiter la responsabilité du notaire en cas de difficulté, puisqu'il lui appartient (et non aux époux) d'apprécier si le changement de régime est susceptible de porter atteinte manifestement et substantiellement aux intérêts patrimoniaux du mineur, pour décider, le cas échéant ; de saisir le juge des tutelles. Pour autant, il peut être utile et bienvenu dans un exposé préalable fait par les époux dans l'acte d'indiquer les raisons et les motivations de leur changement de régime matrimonial.
La question de la responsabilité du notaire se posait également avant la réforme, dans la mesure où il lui appartenait déjà d'évaluer l'opportunité de l'opération de changement de régime et les risques encourus mais, très classiquement, c'était alors la qualité de son conseil qui était en cause. Le nouvel article 1397, alinéa 5 du Code civil dispose qu'il « peut » saisir le juge des tutelles. Plusieurs en déduisent qu'il ne s'agit que d'une simple faculté , alors que pour d'autres le notaire « doit » saisir le juge lorsqu'il se trouve dans un cas d'alerte. Là encore, l'affrontement confine à l'aporie.
Le risque pour le notaire d'engager sa responsabilité est évidemment tenu pour faible par ceux qui considèrent que l'alerte devrait être exceptionnelle. Même s'ils ne définissent pas précisément les cas dans lesquels le juge devrait être saisi, ils doutent qu'en pratique les notaires se laissent tenter par une attitude de prudence excessive qui consisterait à le solliciter systématiquement. Ils considèrent même que le notaire pourrait engager sa responsabilité « pour ne pas avoir saisi à bon escient le juge des tutelles ou avoir indûment prolongé le changement en exigeant un passage en juridiction » . Un auteur imagine même qu'à solliciter inutilement et excessivement l'autorisation judiciaire, le notaire s'en voit fait le grief par ses clients, qui, bien conseillés, pourraient tenter d'engager sa responsabilité sur le fondement de la perte d'une chance . Le même, pourtant, précise qu'à l'inverse, il est concevable que le notaire qui n'aurait pas sollicité le juge, alors que la situation l'exigeait, voit sa responsabilité engagée…
Les auteurs ayant tenté de dégager des critères et des cas d'alerte reconnaissent que la position du notaire est ici « très délicate ». Lorsque les critères d'une alerte semblent réunis, ils conseillent au notaire - par prudence - de ne pas saisir le juge des tutelles de sa seule autorité (proprio motu), mais d'associer les parents à cette démarche en leur expliquant que cette précaution vise à éviter que l'acte ne soit ultérieurement contesté .