Les contraintes à lever pour autoriser la fiducie-libéralité

Les contraintes à lever pour autoriser la fiducie-libéralité

Les contraintes à lever pour autoriser la fiducie-libéralité

– Améliorer l'attractivité du droit français. – Malgré l'introduction de la fiducie dans le Code civil en 2007, la concurrence face au trust reste vive. La volonté du législateur d'alors de ne pas accueillir dans notre droit la fiducie-libéralité n'est pas étrangère à cette rivalité, au détriment du droit continental…
Face au problème de law shopping, il est temps de s'interroger sur une réforme qui envisagerait que des protections suffisantes soient mises en place en droit français pour vaincre les réticences et autoriser la fiducie-libéralité. Cela permettrait, enfin, d'améliorer l'attractivité du droit français et d'éviter le recours à des montages passant par la constitution de trusts étrangers utilisés pour des personnes et des biens situés en France.
Robert Badinter, lors des discussions parlementaires qui ont précédé l'adoption de la loi sur la fiducie en 2007, constatait que le refus d'introduire la fiducie-libéralité en droit français sur la seule base des risques de fraude auxquels cela pourrait conduire, entraînait une paralysie dans la progression de notre droit. Une réécriture de l'article 2013 du Code civil permettrait une grande avancée, ouvrant ainsi l'opportunité aux praticiens en gestion de patrimoine de participer au développement de la fiducie et donc à une meilleure anticipation de la transmission de ses biens par le constituant. Cette anticipation serait aussi un moyen de limiter les conflits en matière successorale, notamment en évitant des indivisions, sources de tant de difficultés.
Les récentes réflexions menées autour de la réserve héréditaire et sur la déjudiciarisation de la gestion des biens des majeurs vulnérables sont l'occasion de s'interroger sur les contraintes à lever pour permettre de déverrouiller la fiducie-libéralité, tant en droit civil (§ I) que d'un point de vue fiscal (§ II).

Les contraintes à lever en droit civil

– Une atteinte à l'ordre public successoral. – Comme indiqué ci-dessus, l'un des arguments avancés en 2007 pour refuser de reconnaître la fiducie-libéralité est qu'elle risquerait de porter atteinte aux règles de droit successoral, et notamment à la réserve héréditaire.
Les plus réticents à accepter le principe de la fiducie-libéralité rappelaient en effet que l'article 912 du Code civil dispose que la réserve héréditaire doit être délivrée libre de charges. Autoriser la fiducie-libéralité serait donc porter atteinte à cet article et à l'ordre public successoral.
La lecture de la jurisprudence de la Cour de cassation en matière de droit international privé peut cependant permettre de penser que cet ordre public pourrait être assoupli. Deux arrêts de la Cour de cassation ont en ce sens précisé que « la règle de conflit qui ignore la réserve héréditaire n'est pas en soi contraire à l'ordre public international français et ne peut être écartée que si son application concrète, au cas d'espèce, conduit à une situation incompatible avec les principes du droit français considérés comme essentiels ». Dans ces deux affaires les enfants, privés de leur réserve héréditaire par application d'une loi étrangère au règlement de la succession, avaient saisi les juridictions françaises pour faire reconnaître que la réserve héréditaire pouvait être sauvegardée par l'exception de l'ordre public international. La question se posait de savoir si, pour la mise en œuvre de la professio juris , une loi étrangère ne connaissant pas l'institution de la réserve devait être considérée comme contraire à l'ordre public international français. Cette question avait été débattue en doctrine à l'occasion de l'entrée en application du règlement européen sur les successions. Certains auteurs estimaient que les règles de la réserve n'étaient pas d'ordre public. D'autres, insistant sur le fait que la réserve héréditaire était le reflet de la solidarité familiale, soulignaient qu'elle devait garantir un minimum d'égalité entre les enfants et qu'elle touchait donc aux fondements mêmes de notre société.
Dans ces deux affaires, la Cour de cassation apporte une réponse nuancée : si le résultat produit par l'application de la loi étrangère, appréciée in concreto, s'avère inadmissible, l'exception d'ordre public international pourra développer ses effets. La cour précise le seuil de déclenchement de cet ordre public international en reprenant les termes d'un arrêt de la cour d'appel de Paris de 2015, dans lequel elle indique notamment que les héritiers privés de droit ne se trouvaient pas dans « une situation de précarité économique et de besoin ». L'héritier, qui par application de la loi étrangère est placé dans une situation de précarité économique ou de besoin, pourrait voir écartée la loi étrangère.
Il est également à noter que les deux arrêts octroient une certaine importance au principe de proximité du défunt avec la loi applicable à sa succession : l'ordre public international peut d'autant plus permettre d'écarter une loi étrangère ignorant la réserve héréditaire que la situation présente des liens étroits avec la France.
On pourrait alors s'inspirer des propositions faites dans l'avant-projet de loi sur la fiducie de 1992 qui limitait la fiducie-libéralité à la quotité disponible, ce qui permettait de prévoir une protection efficace des réservataires. Ainsi, si elle bénéficiait à un tiers et qu'elle portait atteinte à la réserve, elle devenait réductible en valeur pour l'excédent. Lorsque le bénéficiaire était un héritier réservataire, elle ne pouvait aboutir à grever d'une charge sa réserve héréditaire.
Selon ces propositions, les biens placés dans la fiducie devaient être réunis fictivement aux biens laissés par le constituant à son décès pour vérifier le respect de la réserve héréditaire et s'imputeraient sur la quotité disponible. Cette réunion fictive des biens soumis à la fiducie devait avoir lieu dans leur état et leur valeur au décès sous déduction d'un éventuel passif fiduciaire. Les biens reçus par le bénéficiaire du vivant du constituant devaient quant à eux être évalués dans leur état à cette date, pour leur valeur au décès.
Hélas, cette fiducie limitée à la seule quotité disponible contraint fortement son utilisation si les biens que le constituant veut protéger via ce mécanisme constituent une partie importante de son patrimoine qu'il ne souhaite par ailleurs pas diviser.
On pourrait aussi s'appuyer sur la réforme du droit des successions de 2006 qui permet de grever la part réservataire par un mandat à effet posthume ou une libéralité graduelle ou résiduelle. Cependant, admettre une fiducie portant sur la totalité de la réserve paraît être une option très délicate, sauf à soumettre cette hypothèse à des conditions d'application très encadrées, comme l'accord de l'héritier bénéficiaire (Raar), une durée moindre que quatre-vingt-dix-neuf ans ou la justification d'un intérêt particulier.
– Fiducie et personnes vulnérables. – Déjà le 107e Congrès des notaires de France de Cannes en 2011 avait relevé l'intérêt de la fiducie pour permettre à des parents d'enfants handicapés d'organiser la transmission de leurs biens et d'assurer à ces enfants le financement de leurs besoins quotidiens. Une proposition a ainsi été votée pour créer une fiducie-protection :
107e Congrès des notaires de France, Cannes, 4e commission, 4e proposition.
Les travaux de Mme Caron-Déglise démontrent parfaitement les atouts de la fiducie pour la gestion dynamique du patrimoine des personnes protégées, atouts que les autres techniques juridiques ne possèdent pas forcément.
Ainsi la proposition no 42 du rapport préconise-t-elle « d'introduire des modes de gestion patrimoniale permettant de mieux organiser le risque de dépendance et en particulier la fiducie tout en prévoyant des garanties précises, en particulier pour les personnes protégées :
  • soumettre la fiducie à l'autorisation préalable du juge de la protection et obligatoirement à la forme notariée,
  • soumettre la fiducie à un encadrement renforcé lorsqu'un majeur protégé est le constituant (choix de la désignation du fiduciaire, approbation des comptes du fiduciaire par un tiers protecteur obligatoirement désigné dans le contrat),
  • soumettre l'apport du logement de la personne protégée en fiducie aux dispositions de l'article 426 du Code civil,
  • prévoir la saisine du juge par tout tiers intéressé en cas d'actes contraires aux intérêts du constituant et la possibilité pour le juge de révoquer la fiducie ».
Un rapport rendu en 2018 par Mme Anne Caron-Déglise, à la demande des ministères de la Justice, des Solidarités et de la Santé et du secrétariat d'État aux personnes handicapées, mérite d'être étudié en ce qu'il évoque la fiducie-protection pour les personnes vulnérables.
Cinq articles du Code civil seraient donc à modifier :
  • l'article 2013 qui pose la nullité d'ordre public de la fiducie-libéralité ;
  • l'article 2028 : « Le contrat de fiducie peut être révoqué par le constituant tant qu'il n'a pas été accepté par le bénéficiaire » ;
  • l'article 2029 : « Le contrat de fiducie prend fin par le décès du constituant personne physique » même si, comme on l'a évoqué ci-dessus, l'impérativité de ce texte peut être discutée ;
  • l'article 408-1 : « Les biens ou droits d'un mineur ne peuvent être transférés dans un patrimoine fiduciaire » ;
  • l'article 509 : « Le tuteur ne peut, même avec une autorisation (…) transférer dans un patrimoine fiduciaire les biens ou droits d'un majeur protégé ».

Les contraintes à lever en droit fiscal

– De lourdes sanctions fiscales. – La qualification de fiducie-libéralité est redoutée pour la nullité prévue à l'article 2013 du Code civil, mais aussi parce que les sanctions fiscales qui sont attachées à cette qualification sont plus que dissuasives. Effectivement, si la transmission de biens ou droits faisant l'objet d'une fiducie est reconnue comme procédant d'une intention libérale, les droits de mutation à titre gratuit s'appliquent au tarif prévu pour les transmissions entre étrangers (soit à 60 %…) avec une majoration de 80 % !
Dès 1992, les travaux parlementaires relatifs à un projet de loi sur la fiducie ont proposé des textes pour la taxation à titre gratuit de la fiducie-transmission.
Par ailleurs, les textes permettant d'appréhender la fiducie-libéralité en matière de droit d'enregistrement existent et permettent une entière neutralité par rapport à une détention des biens dans le patrimoine du disposant. Ainsi l'article 668 ter du Code général des impôts, qui ne vise pas expressément les seules transmissions à titre onéreux, prévoit-il que pour le calcul des droits d'enregistrement, les droits du constituant résultant du contrat de fiducie sont réputés porter sur les biens formant le patrimoine fiduciaire et que, lors de la transmission de ces droits, les droits de mutation sont donc exigibles selon la nature de la transmission visée par le législateur. Ce texte s'applique déjà quand une fiducie-sûreté est transmise par succession aux héritiers du constituant décédé avant le règlement de sa dette.
Il semble aussi possible de s'inspirer partiellement de l'article 790-0 bis du Code général des impôts qui réglemente la taxation des transmissions opérées au profit des bénéficiaires de trusts.
Ce dispositif distingue :
  • les transmissions pouvant être assimilées à des donations ou des successions : la valeur des biens et droits inscrits dans le trust est soumise aux droits de mutation à titre gratuit en fonction du lien de parenté entre constituant et bénéficiaire ;
  • les transmissions qui ne peuvent être assimilées à des donations ou des successions : si la part du bénéficiaire peut être déterminée au décès du constituant, elle est taxée comme indiqué ci-dessus. À défaut, la taxation a lieu au taux de 45 % sur l'ensemble des biens.
Dans le cas d'une fiducie-libéralité, il serait ainsi possible d'envisager taxer la valeur des droits des bénéficiaires, évaluée au décès du constituant en fonction du lien de parenté les unissant.