L'article 215, alinéa 3 du Code civil : la protection des époux

L'article 215, alinéa 3 du Code civil : la protection des époux

Au fil du temps, compte tenu de l'importance du logement eu égard à l'obligation de vie commune qu'impose le mariage, il a été constitué, pour les époux, un vrai statut du logement de la famille. Lorsque le couple est propriétaire de son logement, celui-ci constitue le plus souvent l'élément le plus important de son patrimoine. C'est aussi son cadre de vie. C'est pourquoi le législateur l'a érigé au premier rang de ses priorités de protection patrimoniale et a institué la règle figurant à l'article 215, alinéa 3 du Code civil. Cette protection spéciale relève du régime primaire des époux. Envisageons le domaine d'application de cette disposition protectrice (A), ses modalités de mise en œuvre (B), ses sanctions (C), puis les remèdes envisageables pour couvrir l'irrégularité en cas de non-respect de la règle (D).

Le domaine d'application de l'article 215, alinéa 3 du Code civil

Le domaine de la règle doit être précisé quant aux droits et biens concernés, quant aux actes soumis à cette cogestion, et quant à la durée de cette protection.

Les biens et droits protégés

- Droit de propriété ou autre droit réel. - La loi ne protège pas en tant que tel le bien qui assure le logement, mais les droits par lesquels il est assuré. Ce pourra être un droit de propriété ou un autre droit réel immobilier, tel un droit d'usage et d'habitation . Peu importe que le logement appartienne exclusivement à l'un ou à l'autre (bien propre ou bien personnel), qu'il soit commun ou indivis. La protection du logement familial l'emporte sur la nature du bien. Elle ne s'applique qu'aux résidences principales et non secondaires . L'article 215, alinéa 3 du Code civil prévaut sur le principe de l'article 225 du même code qui affirme la suprématie des droits et des pouvoirs de l'époux sur ses biens personnels et propres .
- Bail d'habitation ou autre droit personnel. - Les époux non propriétaires de leur logement l'occupent en vertu de droits qu'ils détiennent d'un contrat. Le plus fréquent est un bail d'habitation, mais ce peut être d'autres droits tels des droits sociaux donnant vocation à la jouissance d'un bien ou à l'attribution d'un appartement . S'agissant du bail d'habitation, cette protection de l'article 215 se superpose à la cotitularité du bail d'habitation prévue pour les époux à l'article 1751 du Code civil. Toutefois, le domaine de l'article 215, alinéa 3 est bien plus large.
- Les meubles meublants garnissant le logement de la famille. - Cette protection s'étend aux meubles meublants du logement familial . Les présomptions édictées par les articles 222 et 2279 du Code civil sont écartées au profit de l'article 215, alinéa 3 du même code. La liste des meubles meublants concernés par cette indisponibilité individuelle est celle de l'article 534 du Code civil. Elle comprend donc tout ce qui peut garnir le logement : non seulement ce qui est nécessaire à la famille mais aussi les objets et meubles d'ornementation. Il s'agira du mobilier d'usage (table, chaises, électroménager, meubles de salon), mais aussi des tableaux, du matériel à l'usage de la famille comme les ordinateurs ou autre écran de télévision. Cette interdiction faite individuellement à l'époux d'aliéner ces meubles meublants est doublée par la garantie offerte par l'article 220-1, alinéa 2 qui permet de faire interdire le déplacement de ces meubles meublants par un époux non respectueux de l'article 215, alinéa 3 du Code civil.
- L'article 215, alinéa 3 et le logement lié à l'activité professionnelle d'un époux. - La Cour de cassation a eu l'occasion de s'exprimer sur l'inapplicabilité de l'article 215, alinéa 3 du Code civil au logement mis à la disposition de l'un des époux en considération des fonctions exercées par celui-ci. Dans l'affaire qui a donné lieu à cette jurisprudence, le mari exploitait, par l'intermédiaire d'une société à responsabilité limitée, un débit de boissons dans des locaux à usage mixte : commercial et d'habitation. Il cède seul son affaire. Son conjoint fait de la résistance pour quitter les lieux et invoque la nullité de l'acte de cession en se fondant sur l'article 215, alinéa 3. La Cour de cassation se prononce en faisant prévaloir l'article 223 du Code civil et en déclarant inapplicable l'article 215, alinéa 3. Il ressort de cet arrêt que la protection de l'autonomie professionnelle prime sur la protection accordée au logement par l'article 215 du Code civil. De la même manière, un époux peut donner seul sa démission à son employeur même si à son contrat de travail est attaché un logement de fonction. La liberté individuelle est ici supérieure . La soumission du logement à usage mixte à l'article 215, alinéa 3 du Code civil est plus douteuse. Si l'orientation et les choix professionnels d'un époux impliquent qu'il ait disposé du bien à usage mixte, alors dans la lignée de la jurisprudence que nous venons de voir, il n'y aurait pas lieu d'appliquer l'article 215, alinéa 3 du Code civil, sauf bien évidemment application des articles 1424 et 1425 ou si le conjoint est propriétaire en tout ou partie de ce bien. Toutefois, la prudence impose que le consentement des deux époux soit donné.

Les actes de disposition concernés

- Actes de disposition concernés. - La formulation de l'article 215 du Code civil est générale. Sont donc visées les aliénations du logement, qu'elles soient à titre onéreux ou à titre gratuit, par acte unilatéral ou bilatéral. Sont ainsi soumis à la cogestion : la vente, l'échange, la dation en paiement, l'apport en société, la donation. Les constitutions de droits réels telles que l'hypothèque conventionnelle, l'antichrèse, les baux conférant un droit réel (bail emphytéotique), le gage sur les meubles meublants sont également concernées par cette disposition. Entrent dans le champ d'application de cette protection les actes de disposition sur des droits personnels tels que cession de parts de société donnant vocation à la jouissance du logement, renonciation à un droit au maintien dans les lieux ainsi que les actes créant des droits au profit d'un tiers sur le logement tels qu'un bail, sous-location, mise à disposition, etc.
- Actes de disposition exclus. - L'article 215, alinéa 3 du Code civil n'est pas applicable aux aliénations forcées comme une expropriation pour cause d'intérêt public ou une mesure de saisie immobilière. Par contre, s'agissant de la vente par un mandataire judiciaire à l'occasion d'une procédure collective, la dernière jurisprudence soumet l'acte d'aliénation à l'accord du conjoint de l'époux soumis à la procédure.
De la même manière, n'a pas à être autorisé par le conjoint l'acte d'aliénation de la nue-propriété par l'époux propriétaire dès lors que la réserve d'usufruit stipulée à son profit garantit la pérennité du logement de la famille.

L'article 215, alinéa 3 du Code civil et l'aliénation de la nue-propriété

Dans un arrêt du 22 mai 2019 , la Cour de cassation s'est prononcée sur la question suivante : la réserve par le donateur d'un usufruit viager dans l'acte de donation est-elle suffisante pour ne pas avoir à solliciter l'autorisation de son conjoint lors de l'aliénation à titre gratuit du bien constituant le logement de la famille ? La Cour de cassation, suivant en ce sens la doctrine , répond par l'affirmative.
Les faits étaient les suivants : un époux, marié en 2003 sous le régime de la communauté légale, fait donation à ses deux enfants issus d'une précédente union de biens immobiliers lui appartenant en propre, dont l'un était affecté au logement de la famille. Une réserve d'usufruit est stipulée à son seul profit. Son épouse n'est pas appelée à comparaître à l'acte pour donner son consentement. Moins d'un an après la signature de l'acte, le donateur décède et son épouse agit en annulation de la donation sur le fondement de l'article 215, alinéa 3 du Code civil.
La cour d'appel accueille la demande de l'épouse. Mais l'arrêt est censuré par la Cour de cassation aux motifs que « la donation litigieuse n'avait pas porté atteinte à l'usage et à la jouissance du logement familial par Mme P pendant le mariage ». La cour rappelle que l'article 215, alinéa 3 du Code civil ne protège le logement de la famille que pendant la durée du mariage. Aussi la demande d'annulation de la donation sur le fondement de l'article 215, alinéa 3 du Code civil est rejetée, l'épouse ayant pu jouir du logement de la famille pendant toute la durée du mariage. Elle n'avait donc aucun intérêt actuel à agir. Ceci étant, on doit souligner la précarité de la situation du conjoint survivant qui peut se trouver contraint à quitter les lieux dans les jours qui suivent le décès de l'époux usufruitier, n'étant plus en capacité de revendiquer le droit temporaire au logement prévu à l'article 763 du Code civil.

La durée de la protection de l'article 215, alinéa 3 du Code civil

- Protection pendant le mariage. - L'article 215, alinéa 3 du Code civil s'applique pendant toute la durée du mariage, du jour de sa célébration à celui de sa dissolution par décès ou par divorce. C'est sans doute dans ce dernier cas que le besoin de protection du logement de la famille se fait le plus ressentir. Aussi le consentement des deux époux est-il exigé pour la vente du bien assurant ce logement en cours de procédure de divorce, même si les époux sont séparés en fait ou en droit (séparation de corps prononcée, et même si sa jouissance a été attribuée, pour le temps de la procédure, à l'un des époux . Si la dissolution a lieu par décès, le mariage est dissous et cette disposition protectrice n'a plus lieu d'être. C'est la protection du conjoint survivant qui prend le relais. Le legs par l'époux du bien assurant ce logement peut pleinement recevoir exécution et le consentement du conjoint survivant n'est pas requis .

Application de l'article 215, alinéa 3 du Code civil en droit international privé

En présence d'un élément d'extranéité lors de la vente d'une maison, doit-on appliquer l'article 215, alinéa 3 du Code civil ? Le Cridon Ouest a remarqué que la question la plus souvent posée était la suivante : deux époux de nationalité britannique, mariés sous le régime de la séparation de biens, ont établi leur domicile en France, pays où le mari a acquis un immeuble qu'il se propose de vendre. Doit-il avoir l'accord de l'épouse pour la vente de ce logement familial ? La réponse est affirmative ; il est donc acquis que les articles 215, alinéa 3 et 763 du Code civil s'appliquent en présence d'un élément d'extranéité.

Comment repérer l'acte soumis à cogestion au titre de l'article 215, alinéa 3 du Code civil ?

Pour respecter cette disposition protectrice du logement des époux, le notaire qui doit recevoir un acte de vente ou tout autre acte de disposition est tenu de :

1<sup>o</sup> vérifier si le vendeur est ou non engagé dans les liens du mariage (est-il veuf, divorcé ou simplement séparé ?) ;

2<sup>o</sup> s'il est marié ou si le divorce n'est pas définitif, alors il doit apprécier si le logement est bien celui de la famille ;

3<sup>o</sup> enfin, si tel est le cas, il devra recueillir l'assentiment du conjoint pour procéder audit acte.

Le notaire ne doit pas se contenter des déclarations de l'époux vendeur et s'exonérer de requérir le consentement du conjoint. Un tel manquement pourrait engager sa responsabilité professionnelle.

La mise en œuvre de la cogestion de l'article 215, alinéa 3 du Code civil

- Liberté de forme, mais exigence de preuve. - Le texte n'impose aucune règle de forme. La seule exigence est que le consentement du conjoint à l'acte d'aliénation soit certain , donc non équivoque. Le consentement peut être exprès ou tacite. S'il peut être oral, sa forme écrite est importante . Pour autant l'intervention du conjoint à l'acte lui-même soit en étant présent, soit en étant représenté en vertu d'une procuration reste préférable.

Les sanctions en cas de non-respect de l'article 215, alinéa 3 du Code civil

- Nullité relative, mais de droit. - L'action en nullité de l'acte ne peut être intentée que par celui des deux époux qui n'a pas donné son consentement à l'acte, dans l'année qui suit le jour où il en a eu connaissance et jamais plus d'un an après la dissolution du régime matrimonial. Il faut qu'il ait un intérêt actuel à agir. Par ailleurs, précisons que si le bien est commun en vertu de l'article 1427 du Code civil, l'action est ouverte pendant deux ans. Le juge ne peut pas porter d'appréciation sur l'opportunité de la sanction et il ne peut que prononcer la nullité de l'acte . Le juge est lié, c'est une nullité de droit. L'acte d'aliénation tombe dans sa totalité et l'acquéreur de bonne foi n'a aucun recours contre le vendeur. Il a été jugé que la promesse de porte-fort elle-même est atteinte de nullité ; elle est donc un remède inefficace pour se passer, au jour de l'acte, de l'accord du conjoint .

D'accord du conjoint

Deux situations sont à envisager :
  • l'acte de disposition n'est pas encore signé et le consentement du conjoint ne peut être obtenu ;
  • l'acte a été passé au mépris de l'article 215, alinéa 3 du Code civil.
- Autorisations judiciaires. - L'article 217 du Code civil permet au conjoint, en présence d'un époux manifestement empêché ou qui refuse de régulariser un acte conforme à l'intérêt de la famille, de se faire autoriser ponctuellement par un juge à passer seul l'acte. Il est toutefois précisé que cet article ne permet pas d'agir sur les biens propres de l'époux empêché. Le conjoint sera autorisé ponctuellement pour un acte qui requiert normalement le consentement des deux époux, c'est-à-dire un acte portant sur des biens indivis ou soumis à cogestion. Il est ici précisé que l'ordonnance autorisant un époux seul, ce dernier agit en son nom et non en vertu d'une représentation de son conjoint. L'autorisation doit être demandée en la forme gracieuse au tribunal de grande instance (tribunal judiciaire) sauf s'il existe un conflit. Il est alors nécessaire de délivrer une assignation. L'époux peut également fonder sa demande au juge sur l'article 219 du Code civil. En ce cas, le juge autorisera le requérant à représenter son conjoint et donc à l'engager pour vendre le logement de la famille . Si l'époux empêché est propriétaire en tout ou en partie de droits sur le logement, c'est cet article 219 qu'il y a lieu d'invoquer.
- Solutions pour remédier à la nullité de l'acte. - En cas d'absence de consentement, l'acte est donc frappé d'une nullité de droit. L'éventuel transfert de propriété qui en résulte est donc menacé. Aussi existe-t-il deux possibilités de réparer cet acte :
  • la première consiste en la confirmation de la validité de l'acte par l'époux dont le consentement n'a pas été donné en amont ou à la signature de l'acte. En ce cas, cet époux renoncera à invoquer la nullité qui affecte l'opération car il est toujours possible de renoncer à invoquer une nullité de protection. Il s'agit d'une simple application de l'article 1182 du Code civil. Cette confirmation ne peut intervenir que postérieurement au contrat entaché de nullité et l'acte confirmatif doit exprimer le vice qui l'affecte, en l'occurrence l'absence du consentement de l'époux. Cette renonciation peut être déduite de l'exécution volontaire du contrat. Ainsi l'époux informé de la nullité encourue qui exécute le contrat par exemple en déménageant ou en participant à l'opération de disposition du logement pourrait être réputé avoir renoncé à invoquer cette nullité ;
  • la seconde possibilité est d'utiliser l'action interrogatoire instaurée par l'article 1183 du Code civil qui énonce : « Une partie peut demander par écrit à celle qui pourrait se prévaloir de la nullité soit de confirmer le contrat soit d'agir en nullité dans un délai de six mois à peine de forclusion. La cause de la nullité doit avoir cessé. L'écrit mentionne expressément qu'à défaut d'action en nullité exercée avant l'expiration du délai de six mois, le contrat sera réputé confirmé ». La nullité peut donc être purgée en demandant à l'époux dont le consentement était requis s'il entend demander la nullité de l'acte et, à défaut de réponse dans les six mois, sa renonciation (et donc la confirmation de l'acte) est acquise. En raison du délai que fait courir cette interpellation interrogatoire, une lettre recommandée avec demande d'avis de réception semble être le minimum formel à respecter. Pour autant, un acte d'huissier nous semble vivement conseillé car il garantit d'avoir « touché » son destinataire .
- L'exclusion des concubins et des pacsés. - L'article 215, alinéa 3 du Code civil ne s'applique qu'aux époux. Aussi ni les partenaires pacsés ni les concubins ne voient leur logement protégé de la sorte.