La voiture reine

La voiture reine

– Du besoin à l'envie. – La démocratisation de l'automobile participe au plus haut point de la mutation urbaine. Elle coïncide aussi avec la première période de l'histoire où les villes ont commencé à évoluer non plus seulement en fonction des besoins de leurs habitants, mais aussi en fonction de leurs envies.
Le 19e et la première moitié du 20e siècle ont vu les villes s'élargir dans un périmètre souvent limité par les points de départ et d'arrivée du tramway ou du métro. S'il n'était pas indispensable d'être aux abords immédiats des lieux de travail, il était difficile d'en être loin. L'avènement de la voiture individuelle libère l'homme de son asservissement au collectif, au moment même où l'assouplissement des règles du travail lui permet de gagner du temps. Ce temps nouveau est dépensé dans les déplacements, constituant le passage obligé vers une meilleure qualité de vie. Avec l'automobile, les aires urbaines n'ont plus d'autres limites que la distance que le chauffeur lambda se sent prêt à supporter dans des transports quotidiens, pour retrouver le soir son habitat pavillonnaire et périurbain 1488628616143.
– L'assentiment politique. – Dans les années 1950 et 1960 et au tout début des années 1970, les dirigeants politiques encouragent un développement de l'automobile, s'inscrivant dans le cercle vertueux de l'économie des « Trente Glorieuses ». Les voitures se vendent, les maisons se construisent, les biens se produisent et les gens consomment. Cette euphorie conduit à l'émergence du concept urbain de « ville-automobile », caractérisant une cité ne se concevant pas sans automobile. De nombreux hommes politiques français pensent que ce modèle de ville, dont Los Angeles est déjà l'exemple emblématique et fantasmé, sera bientôt incontournable en France. Il est notamment attribué au Président de la République Georges Pompidou une formule devenue légendaire : « Il faut adapter la ville à l'automobile » 1488622205804. Plus que des mots, de nombreuses réalisations urbanistiques traduisent cet asservissement de la ville à la voiture, comme la traversée du centre de Lyon par les autoroutes A6 et A7 au travers de l'échangeur de Perrache 1488621603223. Le développement de l'automobile a pour corollaire le déplacement des habitants vers une périphérie où ils peuvent se loger. Les espaces pavillonnaires se multiplient. Les zones commerciales permettant d'organiser une vie dans ces espaces périurbains explosent. Elles sont dédiées pour partie aux supermarchés et pour partie à une concentration d'enseignes nationales, installées dans des bâtiments se ressemblant tous. Les zones industrielles et artisanales, puis les zones logistiques, s'installent à leur tour en périphérie des villes, là où les lotissements laissent de la place. La mixité fonctionnelle n'étant pas un concept de l'époque, les espaces pavillonnaires, industriels, commerciaux et logistiques se juxtaposent sans se mêler, dans des villes de plus en plus étendues. Les aires urbaines s'organisent pour vivre autour de l'automobile, sans envisager de retour en arrière.
– Comme un paquebot sur son erre. –  La première crise pétrolière, ayant engendré une forte augmentation du prix des carburants, aurait pu être un premier signal d'alarme des limites du système. Mais le mouvement d'expansion de la ville vers sa périphérie était récent. Par ailleurs, il correspondait trop aux aspirations des citoyens pour que quiconque se sente le courage de prétendre casser la matrice 1488720249369. Ce modèle a longtemps perduré. Aujourd'hui, les entrées des villes de moins de 100 000 habitants se ressemblent (presque) toutes : des kilomètres de voies bordées de zones industrio-logistico-commerciales.
La prise de conscience politique de la nécessité d'économiser le territoire, même dans un pays aussi vaste que la France, est récente. Elle s'oppose encore sans doute à la volonté d'une proportion importante de la population, souhaitant maintenir ce qu'elle considère comme un droit acquis à la philosophie de vie qu'elle s'est choisie. Tous ces gens rêvant d'espace étant des électeurs difficiles à mécontenter, l'étalement urbain perdure. Malgré les critiques, la ville s'étend doucement sur ses extérieurs, comme un paquebot sur son erre.