CGV – CGU

Partie II – Les sources du droit international
Titre 2 – Les sources internationales
Sous-titre 1 – Une source établie : les traités
Chapitre II – Le régime juridique des traités internationaux

1425 La hiérarchie des normes (Section I) sera d’abord abordée du point de vue des juges (Sous-section I), puis du point de vue du notaire (Sous-section II), avant d’évoquer les conflits de sources internationales (Section II), l’interprétation des traités (Section III), et enfin l’office du juge (Section IV).

Section I – La hiérarchie des normes

1426 L’article 55 de la Constitution française édicte que : « Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie ».

Il est donc évident que les traités sont supérieurs aux lois françaises et, par là, doivent s’appliquer même s’il existe une norme interne sur le sujet.

De même, les traités l’emportent sur toutes les lois, même les lois postérieures aux traités. La jurisprudence a quelque peu hésité, mais aujourd’hui ce principe est clairement établi.

Si la solution semble aujourd’hui arrêtée, elle n’a été mise en place que progressivement. En effet, lors de l’entrée en vigueur des textes communautaires, la Constitution de 1946 ne contenait aucune disposition particulière pouvant conclure à l’intégration de la dimension européenne. Si certains pays, comme le Luxembourg ou les Pays-Bas, ont choisi très rapidement de modifier leur Constitution afin d’intégrer le principe de la supériorité du droit communautaire, ce ne fut pas le cas de la France. Les justiciables ne pouvaient se prévaloir des traités devant les juridictions nationales en l’absence de dispositions législatives les intégrant au sein de l’ordre juridique national. Quelques années plus tard, la Constitution de 1958 a même entendu marquer un retour aux principes d’indépendance et de souveraineté nationale. Son article 11 introduit la possibilité pour le président de la République de soumettre au référendum tout projet de loi autorisant la ratification d’un traité. De façon générale, la tradition juridique française accepte peu la supériorité d’une norme extra-nationale, mais la supériorité des traités ou des textes européens a fini par s’imposer.

L’article 55 de la Constitution pose comme principe l’autorité supérieure des traités à celle des lois, « sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie ». Cette clause, dite « de réciprocité », vient atténuer le principe.

Par ailleurs, la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE), devenue la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) en 2009 précise :

les traités donnent naissance à un « nouvel ordre juridique de droit international au profit duquel les États ont limité, bien que dans des domaines restreints, leurs droits souverains, et dont les sujets sont non seulement les États membres, mais également leurs représentants »554 ;

« l’ordre juridique ainsi institué s’intègre à l’ordre juridique de chacun des États membres et l’emporte sur l’ordre juridique des États membres sans distinction »555 ; l’intégration vaut également pour les règles du droit dérivé qui font partie intégrante, avec rang de priorité, de l’ordre juridique applicable sur le territoire de chacun des États membres556.

L’application de cette hiérarchie des normes est évoquée dans un premier temps par les juges (Sous-section I), puis pour le notaire (Sous-section II).

Sous-section I – Devant les juges

1427 La position des différents juges sur la hiérarchie des normes est décrite, d’abord pour le juge constitutionnel (§ I), puis pour le juge judiciaire (§ II), et enfin pour le juge administratif (§ III).

§ I – La position du juge constitutionnel sur le contrôle de conventionnalité

1428 Le Conseil constitutionnel a posé comme principe qu’il ne contrôlait pas la conformité de la loi au regard des traités, mais seulement au regard de la Constitution, dans une décision du 15 janvier 1975 relative à la loi sur l’interruption volontaire de grossesse557.

Il s’agissait en l’espèce de trancher la question de la conformité de cette loi avec la Convention européenne des droits de l’homme. Il ne s’agissait pas directement d’un traité, mais de principes généraux régissant les différents États.

Le Conseil a justifié sa position par le fait que la primauté des traités sur les lois posée par l’article 55 de la Constitution présente un caractère relatif car subordonné au respect de la clause de réciprocité. Le contrôle de constitutionnalité est assuré par le Conseil constitutionnel. La question du contrôle de conventionnalité s’est donc posée devant les juges ordinaires.

En refusant d’opérer le contrôle de la conformité des lois aux traités internationaux, le Conseil constitutionnel a refusé de les faire pénétrer dans le bloc de constitutionnalité. Il a néanmoins accepté de trancher cette question lorsqu’une révision constitutionnelle a incorporé la substance du Traité sur l’Union européenne dans la Constitution. Ce fut le cas de la révision constitutionnelle du 25 juin 1992, qui a permis de ratifier le traité de Maastricht. Cette révision a donné aux citoyens européens le droit de vote et d’éligibilité aux élections européennes et municipales. L’article 88-3 a été ajouté à la Constitution. Dans une décision du 20 mai 1998558, le Conseil constitutionnel a accepté d’examiner directement la conformité de la loi française à cette disposition.

Il faut noter que la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008559a mis en place un nouveau dispositif dénommé question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Le Conseil constitutionnel peut être saisi sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation. Il doit se prononcer dans un délai imparti, pour savoir si une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution. Pour le juge constitutionnel, la QPC permet de se prononcer sur la constitutionnalité d’une loi par rapport à la Constitution, mais le contrôle de conventionnalité reste acquis aux juridictions ordinaires sur la base de l’article 55 de la Constitution.

§ II – La position du juge judiciaire sur le contrôle de conventionnalité

1429 La Cour de cassation a tiré les conséquences du refus de la position du Conseil constitutionnel et s’est rapidement reconnue compétente pour traiter les conflits entre traités internationaux et lois internes. La Cour a fait rapidement prévaloir les exigences de primauté, d’effectivité et d’immédiateté du droit de l’Union européenne. L’arrêt Jacques Vabre du 24 mai 1975560a écarté une loi française imposant une taxe, comme contraire au traité de Rome, alors même que cette loi était postérieure à l’entrée en vigueur du traité. Mais la Cour de cassation s’est fondée non seulement sur le principe de la primauté du droit de l’Union, sur son caractère propre, absolu et illimité, mais aussi sur l’article 55 de la Constitution, norme interne au droit français.

Par ailleurs, la Cour ne se reconnaît pas le pouvoir de contrôler le respect du principe de la réciprocité, car « il appartient au seul gouvernement de dénoncer un traité ou d’en suspendre son application »561.

1430 Une autre norme internationale exerce une influence grandissante sur notre droit interne : la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (la Convention européenne des droits de l’homme), signée par les États membres du Conseil de l’Europe le 4 novembre 1950, ratifiée par la France le 3 mai 1974 et son instrument de contrôle, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) mise en place en 1959 et qui siège à Strasbourg. Tous les États signataires se sont engagés à se conformer à ses arrêts. Cette convention pose un socle démocratique commun à tous les États membres. Il en résulte des obligations à la charge de chaque État, non soumises au principe de réciprocité.

Les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme peuvent conduire les juridictions françaises à modifier leur jurisprudence. C’est ainsi que la Cour a renoncé à sa jurisprudence s’opposant à ce que la France transcrive l’acte de naissance d’un enfant né d’une convention de gestation pour autrui562.

Face à la protection offerte par la Convention, la nature même du contrôle de la Cour de cassation est en cours d’évolution. Dépassant son rôle traditionnel de contrôle de la conventionnalité d’une norme nationale, la Cour accepte désormais de s’assurer que l’application d’une norme interne n’a pas, au regard des circonstances de l’espèce, des conséquences excessives heurtant un droit fondamental. Elle procède à un contrôle de proportionnalité qui l’oblige à peser les intérêts en présence pour déterminer si un juste équilibre est ménagé entre les droits fondamentaux des parties563.

§ III – La position du juge administratif

1431 Le juge administratif a toujours été plus prudent.

Dans la célèbre affaire des Semoules564, le Conseil d’État a écarté les dispositions du traité de Rome et a donné la priorité au texte français, plus récent.

Dans cette affaire, il existait un règlement n° 19 de la CEE qui prévoyait le remplacement des droits de douane par un prélèvement communautaire pour les importations communautaires et extracommunautaires. En France, un décret est pris en ce sens le 28 juillet 1962. Le 19 septembre 1962, la France signe avec l’Algérie, devenue indépendante, une ordonnance relative à leur régime douanier, qui prévoit que durant une certaine durée, la France et l’Algérie continueront de faire partie du même territoire douanier. Le 24 janvier 1964, le ministre de l’Agriculture français décide de ne pas soumettre au prélèvement communautaire une importante importation de semoules de blé provenant d’Algérie. Le syndicat général des fabricants de semoules de France saisit le Conseil d’État. Celui-ci écarte les dispositions du traité de Rome comme antérieures au texte français et donne la priorité à la norme la plus récente.

Un revirement s’opère bien plus tard, en 1989, avec l’arrêt Nicolo565sous la pression des internationalistes et des européanistes. Avec cet arrêt, le Conseil d’État se rallie à la primauté des traités sur la loi interne française, même s’ils sont postérieurs à la loi. Là encore, le juge administratif ne met pas en avant le caractère propre au droit de l’Union, mais fonde la primauté de ce droit sur la seule injonction constitutionnelle de l’article 55 de la Constitution.

L’argumentaire évolue encore dans une affaire Société Arcelor566. Le Conseil d’État ne fait plus référence à l’article 55, mais à l’article 88-1 de la Constitution, issu de la révision liée au traité de Maastricht, qui a intégré officiellement le droit de l’Union dans la Constitution.

Il a reconnu la primauté des traités sur les lois, mais aussi des règlements et des directives, dans son arrêt Perreux567.

De façon générale, le Conseil d’État reconnaît aujourd’hui la primauté des traités, du droit de l’Union, des règlements et directives qui constituent des développements naturels des traités européens, mais aussi des principes généraux du droit de l’Union comme la Charte des droits fondamentaux ou la jurisprudence de la Cour de justice, qui feraient ainsi partie du droit primaire de l’Union568.

Ce principe de supériorité des traités sur les lois s’applique uniquement si le traité ne crée pas d’obligations à la seule charge des États. Il faut que les particuliers puissent donc les invoquer.

Par exemple, la Cour de cassation, dans un arrêt du 10 mars 1993569, a refusé d’appliquer la Convention des Nations unies sur les droits de l’enfant du 20 novembre 1989 au motif qu’elle ne créait des obligations qu’à la seule charge des États. Elle a depuis changé sa position en 2005570.

Le Conseil d’État également a pris position en décidant qu’il appartenait au juge français de vérifier la régularité de la ratification des traités internationaux571.

Sous-section II – Devant le notaire

1432 Le notaire français, lui aussi, a l’obligation d’appliquer la norme internationale. Tout comme le juge peut être censuré par les juridictions supérieures, la non-application d’un traité international ou de la réglementation européenne entraîne la condamnation du notaire. Ce dernier doit bien prendre en compte les règles de droit international privé dans le traitement de son dossier et dans les conseils donnés à ses clients. Cela était déjà une réalité hier. Aujourd’hui, le notaire ne peut plus s’en dispenser.

Il existe déjà des cas de responsabilité notariale en matière civile au niveau des juridictions des premier et deuxième degrés. C’est par exemple le cas de l’arrêt de la cour d’appel de Versailles en date du 10 avril 2008 (non publié), qui a condamné un notaire qui avait rédigé un procès-verbal de difficultés dans lequel il avait mentionné que les ex-époux s’étaient mariés sans contrat, sans déterminer leur régime matrimonial d’après les règles de droit international privé – en l’occurrence le régime libanais de la séparation de biens – déterminé par le premier domicile matrimonial, les ex-époux ayant été mariés avant le 1er septembre 1992.

Par ailleurs, le notaire devra tenir compte de l’éventuelle application de la loi étrangère.

Dans un arrêt du 15 janvier 2015572, la Cour de cassation a condamné un notaire français à la suite d’une vente d’un bien immobilier situé en France par M. X et Mme Y, de nationalité française, résidents en Suède.

En France, le couple était exonéré de toute plus-value immobilière en vertu de l’article 150 U II-2° du Code général des impôts, lors de la cession d’un logement situé en France par des ressortissants d’un État membre de l’Union européenne, à la condition qu’il ait été fiscalement domicilié en France de manière continue pendant au moins deux ans à un moment quelconque antérieurement à la cession, dans la limite d’une résidence par contribuable et de 150 000 € de plus-value nette imposable, aux cessions réalisées, sans condition de délai, lorsque le cédant avait la libre disposition du bien au moins depuis le 1er janvier de l’année précédant celle de la cession.

Le notaire avait pris le soin de vérifier que le vendeur remplissait toutes les conditions édictées par cet article. Il avait également transmis une consultation du Cridon. Malgré cela, la Cour de cassation a considéré que le notaire a manqué à ses obligations de conseil en omettant d’informer ses clients sur les conséquences fiscales de l’opération en Suède. « Alors que le notaire est tenu d’informer et d’éclairer de manière complète et circonstanciée les parties qu’il assiste sur les incidences fiscales de l’acte auquel il apporte son concours, notamment en les avertissant explicitement de l’éventuelle incertitude affectant le traitement fiscal de l’opération dans leur État de résidence ; que, dès lors, les juges du fonds qui, bien qu’ils aient constaté d’une part, que la réponse apportée par le Cridon était confuse et incomplète, dans la mesure où elle n’évoquait que la question de l’exonération de la plus-value en France sans laisser pour autant entendre que les vendeurs pourraient bénéficier d’une exonération tant en France qu’en Suède et d’autre part, que Me Z… n’avait jamais fait croire à ses clients qu’ils pourraient échapper à toute imposition sur la plus-value, ont néanmoins retenu que la preuve d’une faute de ce dernier n’était pas rapportée, n’ont pas tiré les conséquences légales de leurs constatations, dont il résultait que M. X et Mme Y… n’avaient pas été explicitement informés d’un risque d’imposition de la plus-value réalisée en Suède, et ont ainsi violé l’article 1382 du Code civil. »

En l’espèce, il s’agissait d’une question de fiscalité de droit international privé. En n’avertissant pas les parties de l’application de la loi fiscale étrangère, ou tout au moins en n’attirant pas leur attention sur la nécessité de s’interroger aussi sur les implications fiscales de l’acte à l’étranger, le notaire a manqué à son obligation de conseil.

Section II – Les conflits de sources internationales

1433 Il est possible que deux normes internationales ou une norme internationale et une norme européenne soient applicables au même problème juridique.

Les traités les plus récents règlent eux-mêmes cette question. Pour avoir la réponse, il faut consulter les clauses finales des conventions et vérifier ce point. C’est le cas par exemple du Protocole de La Haye du 23 novembre 2007, qui prévoit dans son article 18 que : « Dans les rapports entre les États contractants, le présent Protocole remplace la Convention de La Haye du 2 octobre 1973 sur la loi applicable aux obligations alimentaires et la Convention de La Haye du 24 octobre 1956 sur la loi applicable aux obligations alimentaires envers les enfants ».

Deux auteurs, Mme Horatia Muir Watt et M. Dominique Bureau573, abordent d’autres solutions techniques de résolutions de conflits. Ainsi il est parfois nécessaire, lorsqu’un État adhère à une convention, de dénoncer l’ancienne convention, avec laquelle un conflit pourrait se produire. Certaines conventions tentent de neutraliser le conflit et s’efforcent de concilier les conventions en présence par des clauses de neutralisation appelées « clauses de déconnexion, de sauvegarde des conventions antérieures ou plus favorables » ou encore « clauses de sauvegarde des droits des États tiers ».

Si le traité ne règle pas la question, le notaire devra vérifier si un règlement textuel du conflit de source est prévu, par l’introduction dans les conventions d’une clause dite « de politesse générale ou spéciale ».

Les clauses de politesse spéciales prévoient que la convention générale s’efface devant les conventions spéciales.

La clause dite « de politesse générale » rend caduques les dispositions spéciales et notamment toutes les conventions bilatérales. C’était le cas par exemple de la Convention de Bruxelles de 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, qui a remplacé une série de conventions bilatérales qu’elle énumère ou tous les accords de coopérations qui avaient été signés antérieurement.

L’article 55 de la convention précise que : « Sans préjudice des dispositions de l’article 54 deuxième alinéa et de l’article 56, la présente convention remplace entre les États qui y sont parties les conventions conclues entre deux ou plusieurs États, à savoir :

la convention entre la Belgique et la France sur la compétence judiciaire, sur l’autorité et l’exécution des décisions judiciaire, des sentences arbitrales et des actes authentiques, signée à Paris le 8 juillet 1899 ;

la convention entre la Belgique et les Pays-Bas sur la compétence judiciaire territoriale, sur la faillite ainsi que sur l’autorité et l’exécution des décisions judiciaires, des sentences arbitrales et des actes authentiques, signée à Bruxelles le 28 mars 1925 (…) ».

Enfin, si rien n’est prévu dans les textes, il convient de se reporter à la pratique jurisprudentielle qui retient un principe de supériorité de la norme spéciale sur la norme générale.

C’est le cas par exemple pour deux États membres de l’Union européenne, signataires de la Convention de La Haye de 1954. Cette convention prime sur le règlement Rome I, plus général. L’une et l’autre norme permettent de désigner la loi applicable à un contrat de vente frappé d’un élément d’extranéité. Le juge comme le notaire français devraient appliquer la Convention de La Haye de 1955, relative à la loi applicable à la vente, plus spéciale que le règlement Rome I régissant les obligations contractuelles en général. C’est ce qui a été décidé par la Cour de cassation dans un arrêt du 20 février 2007574. Il faut cependant observer qu’en l’espèce l’enjeu est minime, dans la mesure où la règle de rattachement dans les deux instruments est identique.

Si cette solution ne peut être retenue, le choix de la jurisprudence peut également se porter sur la norme la plus récente ou sur la norme qui conduira à une efficacité maximale, celle permettant la reconnaissance et l’exécution du jugement, au détriment de celle qui aurait conduit à les refuser.

1434 Dans l’Union européenne, ces conflits peuvent être plus complexes. L’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam du 2 octobre 1997 a transformé les traités en vigueur en règlements. Depuis lors, de nombreux règlements ont été adoptés. La multiplication de ces instruments de droit dérivé, souvent d’application universelle, est appelée à devenir le droit international privé commun des États membres ; souvent, les règlements précisent leur champ d’application. La Cour de justice de l’Union européenne peut en préciser les critères d’applicabilité en délimitant unilatéralement le champ d’application du droit matériel uniforme.

Section III – L’interprétation des traités

1435 Quelle est l’autorité qui a compétence pour interpréter les traités ? Cette question a longtemps divisé les autorités. Tout ceci est aujourd’hui entendu.

En effet, le Conseil d’État, dans un arrêt Veuve Murat du 23 juillet 1823575, a d’abord refusé d’interpréter un traité, considérant qu’il s’agissait d’une question relevant du pouvoir exécutif et notamment du ministère des Affaires étrangères, autorité qui a négocié le traité.

Puis, dans un arrêt Gisti du 29 juin 1990576, le Conseil d’État s’est finalement reconnu compétent pour trancher, considérant qu’il n’était pas tenu de surseoir en attendant une interprétation gouvernementale.

La Cour de cassation a également opéré un revirement de jurisprudence dans un arrêt du 19 décembre 1995577. Elle se reconnaît aujourd’hui compétente, sans restriction, pour interpréter les traités internationaux.

À noter que certains traités mettent en place des mécanismes d’interprétation par des juridictions internationales. Par exemple, l’article 234 du traité de Rome prévoit un renvoi préjudiciel devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJCE) qui donnera une interprétation des termes des traités qui s’imposera aux juridictions des États membres. La jurisprudence de la Cour de cassation relative à la pratique du renvoi préjudiciel est relatée et analysée dans le rapport 2006 de la Cour de cassation578.

La chambre criminelle de la Cour de cassation a opéré un revirement de sa doctrine par un arrêt du 11 février 2004579en énonçant qu’il était de l’office du juge pénal d’interpréter les traités internationaux dans la cause soumise à son examen à propos du traité du 10 août 1877 par lequel la Suède avait rétrocédé à la France l’île de Saint-Barthélemy.

Plus récemment, la chambre criminelle de la Cour de cassation a confirmé cette solution par un arrêt du 15 janvier 2014580.

Section IV – L’office du juge

1436 Le juge doit-il rechercher s’il existe des éléments d’extranéité ? Doit-il appliquer la règle de conflit alors même que les parties ne l’ont pas soulevée ? La règle de conflit est-elle impérative, à la fois pour les parties et pour le juge ? Ces questions ont beaucoup évolué dans le temps et ont fait l’objet de nombreux revirements de jurisprudence.

§ I – L’arrêt Bisbal du 12 mai 1959

1437 Le point de départ du raisonnement est l’arrêt Bisbal581, qui conclut que la règle de conflit – en tant qu’elle désigne une loi étrangère – ne s’impose pas au juge français. Les juges n’avaient donc pas l’obligation de relever d’office la règle de conflit et d’appliquer le droit matériel étranger désigné. L’arrêt précise que : « Les règles de conflit de lois, en tant du moins qu’elles prescrivent l’application d’une loi étrangère, n’ont pas un caractère d’ordre public, en ce sens qu’il appartient aux parties d’en réclamer l’application et qu’on ne peut reprocher aux juges du fonds de na pas appliquer d’office la loi étrangère et de faire, en ce cas, appel à la loi interne française, laquelle a vocation à régler tous les rapports de droit privé ».

En l’espèce, des époux espagnols avaient obtenu le divorce devant les juges français qui ont appliqué la loi française alors que la règle de conflit désignait le droit espagnol. Or, à l’époque, ce droit interdisait le divorce et les époux avaient volontairement omis d’invoquer la règle de conflit. Puis, insatisfait, le mari se pourvoit en cassation.

La cour rejette donc le pourvoi et précise qu’on ne peut reprocher au juge du fond de ne pas appliquer d’office la loi étrangère, et ce même si les droits en litige relèvent de l’ordre public. Cette solution avait l’avantage de faciliter la vie du praticien en visant la prééminence du droit du for. Cette solution a perduré pendant environ trente ans. Elle a cependant fait l’objet de vives critiques.

Dans un arrêt Cie algérienne de Crédit et de banque c/ Chemouny du 2 mars 1960582, la cour a simplement admis que le juge, s’il le voulait, pouvait invoquer la règle de conflit désignant la loi étrangère. Dans cette espèce, Chemouny avait été condamné par le Tribunal de première instance de Beyrouth au remboursement d’une somme et à des dommages et intérêts envers la Compagnie algérienne de crédit et de banque. La cour d’appel française a déclaré irrecevable la demande d’exequatur du jugement libanais, au regard de la loi libanaise. La compagnie se pourvoit en cassation et reproche au juge du fond l’application de la loi étrangère. La cour rejette le pourvoi et précise « qu’il est vainement reproché aux juges français, saisis d’une demande d’exequatur, de faire application d’office d’une loi étrangère dont les parties n’avaient pas fait état devant eux et qui n’intéressait pas l’ordre public ». Finalement, face aux critiques, une solution opposée a été adoptée et a obligé le juge à appliquer d’office la règle de conflit de loi.

§ II – Les arrêts Rebouh et Schule des 11 et 18 octobre 1988

1438 Dans un arrêt Rebouh du 11 octobre 1988583, qui traite d’une action en recherche de paternité naturelle intentée par une mère, de nationalité algérienne, la cour a reproché aux juges du fond de ne pas avoir appliqué la règle de conflit de lois prévue par l’article 311-14 du Code civil, qui précise que la filiation est régie par la loi personnelle de la mère.

Dans l’affaire Schule584, M. Max Brunner, de nationalité suisse, avait consenti une donation déguisée à une dénommée Mme Schule. À son décès, Mme Philippe, sa fille, demande la nullité de la donation. Les juges du fond prononcent la nullité au motif « que la dissimulation avait pour objet de priver l’enfant légitime d’une partie de la succession de son père ».

La Cour a censuré la décision au motif que : « En statuant ainsi, alors que Max Brunner avait son dernier domicile en Suisse, sans rechercher, au besoin d’office, quelle suite devait être donnée à l’action de Mme Philippe en application de la loi helvétique, la cour d’appel a violé les textes et principes susvisés ».

Une telle position imposait aux juges français une tâche importante puisqu’ils avaient l’obligation d’appliquer d’office la règle de conflit quelle que soit la nature des droits en cause. Cette situation avait le mérite de la simplicité, mais elle fut de courte durée.

§ III – La jurisprudence Coveco

1439 En effet, dans un arrêt Coveco585, la Cour de cassation a tempéré sa position pour mettre en place une voie médiane. Le juge doit appliquer d’office la règle de conflit de lois dans deux cas :

lorsque la règle de conflit provient d’un traité international ;

lorsque la règle est relative à une matière où les parties n’ont pas la libre disposition de leurs droits.

Cette jurisprudence a été réaffirmée, notamment dans un arrêt Paglierani586. En conséquence, dans les matières où le droit est disponible, les parties peuvent demander l’application du droit français au lieu du droit étranger applicable selon la règle de conflit, mais seulement si leur accord est exprès587. Cette solution s’est maintenue pendant une dizaine d’années.

L’arrêt Agora Sopha du 11 juin 1996588a modifié la formulation en abandonnant le critère « des matières dans lesquelles les parties ont la libre disposition de leurs droits », et en édictant la règle des « droits disponibles ou non disponibles ». Un droit qualifié de disponible est un droit dont les parties ont la maîtrise. C’est le cas pour le choix du régime matrimonial ou des contrats, considérés comme disponibles. Traditionnellement, l’état, la capacité des personnes et le mariage sont considérés comme des droits indisponibles. Cependant, aujourd’hui, avec le rôle croissant de la volonté, et, inversement, avec l’intervention de l’ordre public dans des domaines qualifiés de disponibles, force est de constater que cette classification devient difficile.

§ IV – L’arrêt Mutuelles du Mans

1440 Par l’arrêt Mutuelles du Mans589, la Cour de cassation opère un nouveau revirement de jurisprudence. Le critère de l’origine internationale de la règle de conflit a été abandonné, pour ne conserver aujourd’hui que celui des droits disponibles ou indisponibles. Le juge doit appliquer d’office les règles de conflit de lois lorsque l’on est en présence de droits indisponibles qui désignent éventuellement la loi étrangère. La qualification des droits s’effectue selon la loi du for.

Dans le cas contraire, le juge a la faculté d’appliquer la règle de conflit de lois, sans que cela ne puisse lui être imposé. S’il choisit d’appliquer la règle de conflit, il a alors l’obligation de rechercher la teneur de la loi étrangère applicable au rapport de droit litigieux590. Si les parties réclament l’application de la règle de conflit, le juge est également obligé d’appliquer le droit étranger et de rechercher son contenu591.

Dans plusieurs arrêts592, la jurisprudence donne la possibilité aux parties d’appliquer, dans un litige portant sur des droits disponibles, une loi autre que celle désignée par la règle de conflit593.

Ils se fondent sur l’équivalence des solutions. Si la loi appliquée, généralement la loi du for, est équivalente à celle résultant du conflit de lois, le moyen tiré du défaut d’application d’office de la loi compétente est reconnu inopérant. On parle alors d’un accord procédural en invoquant des considérations d’économie de coûts et une façon de se soustraire à une certaine lourdeur procédurale. L’accord procédural peut même être implicite lorsque les parties, dans leurs écritures, ne concluent qu’en droit français594. Cependant, dans ce cas, le juge peut toujours soulever d’office la règle de conflit de lois et appliquer la loi étrangère désignée595.

Dans ce cas, il ne peut pas se contenter d’une mention abstraite ou d’un simple visa. Il a l’obligation de motiver l’interprétation du droit étranger retenu. Par une décision du 1er juillet 1997596, la Cour a cassé un arrêt de cour d’appel en précisant qu’« en se déterminant ainsi, alors que la loi sénégalaise précise que les administrateurs et le président du conseil d’administration sont responsables des fautes commises dans leurs fonctions, et en méconnaissant ainsi le sens littéral de cette loi au profit de l’interprétation donnée en droit interne à la loi française, dont les termes n’étaient pas d’ailleurs identiques, sans faire état d’aucune autre source de droit positif sénégalais donnant la disposition litigieuse le sens qu’elle attribue, la Cour d’appel a dénaturé la loi étrangère ».

Cette jurisprudence est cependant encore fragile et soulève des réserves. Il est en effet à craindre que le tempérament de l’équivalence offre aux juges du fond le moyen d’éluder la recherche du droit étranger. Par ailleurs, il existe parfois un intérêt commun des deux parties pour essayer de ne pas appliquer des règles dont la recherche du contenu et l’application peuvent être complexes, alors qu’une solution juste peut résulter de l’application du droit français597.

À ce jour, il est difficile de dégager une solution tranchée du rôle du juge et des parties, d’autant plus que le critère lui-même n’est pas toujours clairement défini. En effet, un droit disponible est un droit dont les parties peuvent librement disposer. Or, la qualification, nécessairement selon la conception du for, est à nuancer. Ainsi, le droit de divorcer était considéré jusqu’à l’adoption du règlement Rome III comme un droit indisponible. Les choix offerts par le règlement aux parties pourraient demain le désigner comme loi disponible.

Une partie de la doctrine souhaite abandonner ce critère et encourage les juges à généraliser l’obligation d’appliquer d’office la règle de conflit. Il a été proposé que le juge aurait toujours l’opportunité de relever d’office l’existence d’une règle de conflit de loi et inviterait les parties, par l’intermédiaire de leurs avocats, à lui présenter leurs observations sur le droit applicable. Les parties auraient, de leur côté, l’obligation de conclure sur le droit applicable, que le juge trancherait598. Une autre partie de la doctrine considère que l’application des règles européennes par le juge relève de l’autonomie procédurale des États membres, sous réserve de respecter les principes d’équivalence avec le droit national et de l’effet utile du droit européen599.

Cette question n’est pas théorique, puisque nombre de règles de conflit de lois émanent de l’Union européenne, comme celles de Rome I, Rome II, Rome III, le règlement « Successions », le nouveau règlement sur les régimes matrimoniaux et partenariaux.


554) CJCE, 5 févr. 1963, aff. 26/62, Van Gend en Loss.
555) CJCE, 15 juill. 1964, aff. 6/64, Costa c/ Enel.
556) CJCE, 9 juin 1978, aff. 106/77, Simmenthal : AJDA 1978, p. 323.
557) Cons. const., 15 janv. 1975, n° 74-54 DC.
558) Cons. const., 20 mai 1998, n° 98-400 DC.
559) L. const. n° 2008-724, 23 juill. 2008 : JO 24 juill. 2008.
560) Cass. ch. mixte, 24 mai 1975, n° 73-13.556, Jacques Vabre : Bull. civ. 1975, ch. mixte, n° 4, p. 6.
561) Cass. 1re civ., 6 mars 1984 : Rev. crit. DIP 1985, p. 108, note G.A.L. Droz, solutions confirmées dans deux arrêts, Cass. 1re civ., 16 févr. et 23 mars 1994 : Rev. crit. DIP 1995, p. 51, note P. Lagarde.
562) Cass. ass. plén., 3 juill. 2015, nos 14-21.323 et 15-50.002 : Dr. famille 2015, repère 8, J.-R. Binet.
563) Cour de cassation, Étude annuelle 2017, Le juge et la mondialisation dans la jurisprudence de la Cour de cassation, p. 49 et s.
564) CE, 1er mars 1968, Synd. général des fabricants de semoules : Rec. CE 1968, p. 149 ; RTDE 1968, p. 395.
565) CE, ass., 20 oct. 1989 : Rev. crit. DIP 1990 p. 125.
566) CE, 8 févr. 2007, req. n° 287110 : Rec. CE 2007, p. 55, concl. M. Guyomar.
567) CE, 30 oct. 2009, n° 298348.
568) CE, 11 mai 2015, n° 383664.
569) Cass. 1re civ., 10 mars 1993 : Rev. crit. DIP 1993, p. 449.
570) Cass. 1re civ., 18 mai et 14 juin 2005 : JDI 2005, p. 1131, note Chalas.
571) CE, 18 déc. 1998, SARL du Parc de Blozheim : RFDA 1999, 279 et 374.
572) Cass. 1re civ., 15 janv. 2015, n° 14-10.256, non publié au bulletin.
573) Droit international privé, t. I, PUF, 4e éd., nos 39 et s.
574) Cass. com., 20 févr. 2007, n° 04-17.752.
575) Rec. CE 1823, p. 545.
576) CE, ass., 29 juin 1990, Gisti : JurisData n° 1990-645014 ; AJDA 1990, p. 630, concl. Abraham.
577) Cass. 1re civ., 19 déc. 1995 : Bull. civ. 1995, I, n° 47 ; JDI 1997, p. 1009, note L. Idot ; Rev. crit. DIP 1996, p. 468, note B. Oppetit ; JCP G 1996, IV, 355.
578) Rapp. C. cass. 2006, La Cour de cassation et la construction européenne, p. 97 et s. (www.courdecassation.fr).
579) Cass. crim., 11 févr. 2004, n° 02-84.472 : Bull. crim. 2004, n° 37.
580) Cass. crim., 15 janv. 2014, n° 13-84.778 : Bull. crim. 2014, n° 11.
581) Cass. 1re civ., 12 mai 1959, Bisbal : Rev. crit. DIP 1960, p. 62, note Batiffol.
582) Cass. 1re civ., 2 mars 1960, Cie algérienne de crédit et de banque c/ Chemouny : Rev. crit. DIP 1960, note Battifol.
583) Cass. 1re civ., 11 oct. 1988 : Rev. crit. DIP 1989, p. 368 ; JDI 1989, p. 349, note D. Alexandre ; Defrénois 1989, p. 310, obs. J. Massip ; GAJFDIP, n° 71.
584) Cass. 1re civ., 18 oct. 1988 : JCP G 1989, II, 21259, note J. Prévault ; GAJFDIP, n° 72.
585) Cass. 1re civ., 4 déc. 1990, Sté Coveco et a. c/ Sté Vesoul transports et a. : GAJFDIP, 5e éd., nos 74-78, p. 669 et s. ; Rev. crit. DIP 1991, p. 558, note M.-L. Niboyet ; JDI 1991, p. 371, note D. Bureau ; GAJFDIP, n° 73.
586) Cass. 1re civ., 10 oct. 1995, Sté Paglierani : Rev. crit. DIP 1996, p. 332.
587) Étude de M. J.-P. Ancel, conseiller à la Cour de cassation, Le juge français et la mise en œuvre du droit étranger : site de la Cour de cassation.
588) Cass. 1re civ., 11 juin 1996, Agora Sopha : Rev. crit. DIP 1997, p. 65, note P. Lagarde.
589) Cass. 1re civ., 26 mai 1999, Mutuelles du Mans : Rev. crit DIP 1999, p. 707, note H. Muir Watt.
590) Cass. 1re civ., 27 janv. 1998, n° 95-20.600 : Bull. civ. 1998, I, n° 27.
591) Cass. 1re civ., 22 mars 2012, n° 09-68.067 : Bull. civ. 2012, I, n° 61.
592) Cass. 1re civ., 13 avr. 1999, Cie royale belge : Rev. crit. DIP 1999, p. 698. – Cass. 1re civ., 3 avr. 2001 : Gaz. Pal. 2001, n° 347. – Cass. 1re civ., 11 janv. 2005 : Rev. crit. DIP 2005, p. 85. – Cass. 1re civ., 23 janv. 2007.
593) Cass. 1re civ., 19 avr. 1988, n° 85-18.715 : Bull. civ. 1988, I, n° 104.
594) Cass. 1re civ., 6 mai 1997, n° 95-15.309.
595) Cass. 1re civ., 2 mars 1960, n° 1402 : Bull. civ. 1960, I, n° 143.
596) Cass. 1re civ., 1er juill. 1997, n° 95-15.262, Africatours : D. 1998, jurispr. p. 104, note M. Menjucq.
597) Table ronde sur le régime de la loi étrangère en France après les arrêts des 11 et 18 octobre 1988, Travaux comité fr. DIP, 1990-1991, p. 27.
598) M.-L. Niboyet, Droit international privé, LGDJ, 6e éd.
599) M.-L. Niboyet, Droit international privé, LGDJ, 6e éd.
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