La qualification autonome

RÉDIGER : L’acte notarié français dans un contexte international

L'acte authentique et l'institution de l'authenticité

Le statut du notaire et de l'acte authentique notarié selon le droit européen

Préparation et rédaction de l'acte : enjeux et méthodologie

La circulation internationale de l'acte

La fiscalité internationale

Rémunération et protection sociale : les enjeux de l'international

Les trusts

L'assurance vie dans un cadre international

La qualification autonome

Rabel avait envisagé en son temps 1544974825036 la possibilité de dégager, en faisant une étude de droit comparé, des catégories universelles autonomes qui transcenderaient les concepts nationaux. Il partait de l'idée que l'objet international de la règle de conflit impliquait que son interprétation ne devait pas se faire uniquement selon la lex fori, mais aussi en considération des autres législations nationales. Rabel soulignait déjà les limites de la qualification lege fori. Sa proposition est apparue utopique, car elle supposait un consensus durable entre les États. Pour autant, elle connaît aujourd'hui un certain regain sous l'influence de traités internationaux et de règlements européens, dont l'efficacité suppose une interprétation homogène sous peine d'être compromise.
Parfois les conventions posent des règles d'interprétation ou bien définissent les concepts qu'elles utilisent. Cela reste rare, car il est souvent difficile d'obtenir un consensus sur des définitions communes. Les conventions renvoient alors au droit national des États signataires, avec le risque de divergences d'interprétation que cela comporte. Confrontée à cette difficulté, la jurisprudence de l'Union européenne a été à l'origine de la création d'une nouvelle forme de qualification : la qualification autonome. Avant d'étudier les difficultés d'application des notions autonomes (§ II), sera abordé la création de la méthode d'interprétation par la Cour de Luxembourg (§ I).

La méthode d'interprétation de la Cour de Luxembourg

Certains textes européens utilisent des termes ou expressions connus en droit interne. Afin de neutraliser le risque d'une divergence d'interprétation de ces textes par les juridictions des États membres, il était nécessaire de leur donner une définition autonome au niveau européen. Les règlements européens, de même que les conventions de Bruxelles et de Rome ont confié la mission d'interpréter les textes européens à la Cour de justice de l'Union européenne. Cette interprétation autonome a été également utilisée par de nombreuses juridictions internationales ou européennes, et notamment par la Cour européenne des droits de l'homme.
La Cour internationale de justice avait eu elle-même recours à l'interprétation autonome en 1958 dans une affaire Boll 1545540589650. Cette affaire concernait Marie-Élizabeth Boll, mineure, née et résidente en Suède, de nationalité néerlandaise. Au décès de sa mère, les autorités néerlandaises confient la tutelle de l'enfant, conformément à la loi néerlandaise, dans un premier temps au père puis en 1954 à une autre personne. La même année, les autorités suédoises appliquant leur propre loi, autorisent des mesures administratives au titre de l'éducation protectrice de l'enfant et la placent sous leur garde et protection. Le gouvernement néerlandais saisit alors la Cour internationale de justice pour violation par la Suède de la Convention de La Haye du 12 juin 1902 sur la tutelle des mineurs, signée par les deux pays, qui donne la compétence de principe à la loi nationale du mineur. La Cour internationale de justice rejette la demande des Pays-Bas et recherche une signification commune, et donc uniforme et autonome, aux ordres juridiques néerlandais et suédois des termes « tutelle » et « protection de la jeunesse ».
La Cour européenne des droits de l'homme utilise, quant à elle, de manière habituelle l'interprétation autonome se référant à des notions telles que « tribunal impartial », « délai raisonnable » ou encore « loi » 1544983544953.
Toujours est-il, que compte tenu de l'implication du droit de l'Union dans celui des États membres, l'interprétation autonome y a une place toute particulière.
La Cour a eu recours pour la première fois à la méthode de la qualification autonome dans un arrêt Unger 1545541526615au sujet de la notion de travailleur salarié ou assimilé.
Puis son utilisation s'est généralisée, surtout dans le domaine de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968, modifiée par le règlement Bruxelles I concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale adopté le 22 décembre 2000. Ainsi, dans un arrêt Eurocontrol 1545540720536où était en question l'application de ladite convention de Bruxelles, la Cour affirme : « Pour l'interprétation de la notion de "matière civile et commerciale" (…) il convient de se référer non au droit de l'un quelconque des États concernés, mais, d'une part, aux objectifs et au système de la Convention et, d'autre part, aux principes généraux qui se dégagent de l'ensemble des systèmes nationaux ».
La Cour a, depuis, dégagé un nombre important de définitions communautaires, sans toutes les énoncer, comme celles de « régime matrimonial » 1544999238300, de « matière contractuelle » 1544999341257ainsi que de « matière délictuelle ou quasi délictuelle » 1544999437575.
La multiplication des règlements européens est une source d'augmentation de « notions communautaires ».
Parfois ces textes européens définiront eux-mêmes les institutions qui en sont l'objet. Ainsi, récemment, dix-huit États membres de l'Union européenne ont choisi, dans le cadre d'une procédure de coopération renforcée, de se doter d'un instrument commun afin de redéfinir la loi applicable aux régimes matrimoniaux et aux partenariats enregistrés. Le règlement sur la loi applicable au régime matrimonial définit pour la première fois la notion de régime matrimonial comme l'ensemble des règles relatives aux rapports patrimoniaux entre époux et dans leurs relations avec des tiers, qui résultent du mariage ou de sa dissolution.
Parfois en l'absence de définition ou de certitude, les juges des États membres saisiront par voie préjudicielle la Cour de justice de l'Union européenne afin de l'interroger sur l'interprétation qu'il y a lieu de faire. Cette interprétation s'imposera pour l'avenir à toutes les autres juridictions des États membres.
L'objectif est d'avoir non seulement des textes communs à l'Union, mais également une interprétation commune de ceux-ci. Cette harmonisation permettra ainsi d'éviter un forum shopping qui naîtrait de la diversité des réponses que pourraient avoir les États membres.
Pour cela, la Cour de justice de l'Union européenne crée des notions « autonomes » par rapport aux législations des Etats membres, en veillant à interpréter les textes communautaires par référence aux objectifs poursuivis par ces textes plutôt que par un renvoi au droit interne 1541949267233.

Les difficultés d'application des notions autonomes

Cette démarche de la Cour de justice a fait l'objet de critiques. On lui a reproché de procéder plus à une analyse empirique (fondée sur l'observation des droits matériels des États membres, du droit matériel européen, ou bien des finalités du texte interprété) qu'à une véritable qualification autonome, négligeant ainsi les objectifs du droit international privé, dont celui de la recherche de l'ordre juridique présentant le lien le plus étroit avec le rapport de droit litigieux.
Par ailleurs, cette démarche n'éludera pas le problème des conflits de qualifications, y compris au sein de l'Union européenne. Un juge, lorsqu'il aura à désigner la loi applicable face à un rapport de droit, pourra ainsi être amené à ne pas le faire de façon semblable suivant que le rapport de droit concernera une situation transfrontalière intracommunautaire ou bien une situation internationale extracommunautaire. Elle n'éteindra pas non plus toutes difficultés d'interprétation. Parfois les termes utilisés par un règlement, une convention ou un arrêt pourront eux-mêmes être sujets à interprétation. Toutes les conventions internationales font référence à des concepts qui peuvent être reçus de façon différente dans chaque État partie à cette convention. À défaut de définition conventionnelle précise naissent des difficultés de qualification. Chaque juge national lui donnera le sens retenu par son propre ordre juridique, ce qui constituera un obstacle à l'objectif d'harmonisation des droits.
Ensuite le droit européen ne constitue pas un système juridique complet. La référence au droit communautaire ne pourra donc pas être systématique, ni intégrale, et parfois le juge ne pourra avoir recours qu'à un droit matériel interne non encore uniformisé au niveau européen. La question se posera de façon d'autant plus aiguë que la décision rendue par un juge national pourra être amenée à circuler sur le territoire d'autres États membres de l'Union. Les autres États se considéreront-ils liés par la qualification adoptée ?
La règle de conflit de loi européenne ressemble à la règle de conflit de loi interne. Toutes deux ont une structure bilatérale. La règle de conflit de lois européenne est donc susceptible de désigner aussi bien la loi d'un État membre de l'Union européenne que celle d'un État tiers. Par conséquent, les problématiques suscitées au niveau national ne manqueront pas de réapparaître au niveau européen. Une même notion pourra être appréhendée différemment par le droit européen et celui d'un État tiers. La qualification autonome ne présenterait pas réellement d'originalité. Elle ne constituerait que la transposition pure et simple de la qualification lege fori dans l'ordre juridique européen. Le raisonnement serait le même, seule la source de la règle à interpréter changerait, pour passer d'un niveau national à un niveau européen et la démarche des juges européens s'apparenterait à une forme de qualification lege fori. Le droit européen fait partie intégrante du système juridique des États membres, et les juges nationaux sont devenus des juges européens chargés de l'application uniforme des textes européens sous le contrôle de la Cour de justice de l'Union européenne.
Pourtant, là où l'étude de la qualification s'était focalisée, en droit international privé de source interne, sur la loi qui devait la guider, le droit européen ne peut que montrer une voie originale, si l'on garde à l'esprit que le droit matériel européen est encore loin d'être abouti et reste à l'état embryonnaire. Il n'existe pas à proprement parler de loi européenne sur laquelle le juge pourrait systématiquement s'appuyer afin de guider son travail d'interprétation. Par ailleurs, certains règlements européens laissent la qualification à la loi nationale des États membres. Pour autant la méthode de qualification lege fori peine à s'émanciper des concepts du for pour proposer des solutions adaptées aux relations internationales, alors que les juges européens ont une vision différente et prennent mieux en compte le contexte international ; la Cour de justice de l'Union européenne s'est prononcée en faveur d'une interprétation autonome du droit européen. Lorsque le droit international privé prend le relais parce qu'on sort du champ d'application d'un règlement européen, on revient à la qualification lege fori.