L'office du juge

RÉDIGER : L’acte notarié français dans un contexte international

L'acte authentique et l'institution de l'authenticité

Le statut du notaire et de l'acte authentique notarié selon le droit européen

Préparation et rédaction de l'acte : enjeux et méthodologie

La circulation internationale de l'acte

La fiscalité internationale

Rémunération et protection sociale : les enjeux de l'international

Les trusts

L'assurance vie dans un cadre international

L'office du juge

Le juge doit-il rechercher s'il existe des éléments d'extranéité ? Doit-il appliquer la règle de conflit alors même que les parties ne l'ont pas soulevée ? La règle de conflit est-elle impérative, à la fois pour les parties et pour le juge ? Ces questions ont beaucoup évolué dans le temps et ont fait l'objet de nombreux revirements de jurisprudence.

L'arrêt Bisbal du 12 mai 1959

Le point de départ du raisonnement est l'arrêt Bisbal 1520433305906, qui conclut que la règle de conflit – en tant qu'elle désigne une loi étrangère – ne s'impose pas au juge français. Les juges n'avaient donc pas l'obligation de relever d'office la règle de conflit et d'appliquer le droit matériel étranger désigné. L'arrêt précise que : « Les règles de conflit de lois, en tant du moins qu'elles prescrivent l'application d'une loi étrangère, n'ont pas un caractère d'ordre public, en ce sens qu'il appartient aux parties d'en réclamer l'application et qu'on ne peut reprocher aux juges du fonds de na pas appliquer d'office la loi étrangère et de faire, en ce cas, appel à la loi interne française, laquelle a vocation à régler tous les rapports de droit privé ».
En l'espèce, des époux espagnols avaient obtenu le divorce devant les juges français qui ont appliqué la loi française alors que la règle de conflit désignait le droit espagnol. Or, à l'époque, ce droit interdisait le divorce et les époux avaient volontairement omis d'invoquer la règle de conflit. Puis, insatisfait, le mari se pourvoit en cassation.
La cour rejette donc le pourvoi et précise qu'on ne peut reprocher au juge du fond de ne pas appliquer d'office la loi étrangère, et ce même si les droits en litige relèvent de l'ordre public. Cette solution avait l'avantage de faciliter la vie du praticien en visant la prééminence du droit du for. Cette solution a perduré pendant environ trente ans. Elle a cependant fait l'objet de vives critiques.
Dans un arrêt Cie algérienne de Crédit et de banque c/ Chemouny du 2 mars 1960 1520433428153, la cour a simplement admis que le juge, s'il le voulait, pouvait invoquer la règle de conflit désignant la loi étrangère. Dans cette espèce, Chemouny avait été condamné par le Tribunal de première instance de Beyrouth au remboursement d'une somme et à des dommages et intérêts envers la Compagnie algérienne de crédit et de banque. La cour d'appel française a déclaré irrecevable la demande d'exequatur du jugement libanais, au regard de la loi libanaise. La compagnie se pourvoit en cassation et reproche au juge du fond l'application de la loi étrangère. La cour rejette le pourvoi et précise « qu'il est vainement reproché aux juges français, saisis d'une demande d'exequatur, de faire application d'office d'une loi étrangère dont les parties n'avaient pas fait état devant eux et qui n'intéressait pas l'ordre public ». Finalement, face aux critiques, une solution opposée a été adoptée et a obligé le juge à appliquer d'office la règle de conflit de loi.

Les arrêts Rebouh et Schule des 11 et 18 octobre 1988

Dans un arrêt Rebouh du 11 octobre 1988 1520434685250, qui traite d'une action en recherche de paternité naturelle intentée par une mère, de nationalité algérienne, la cour a reproché aux juges du fond de ne pas avoir appliqué la règle de conflit de lois prévue par l'article 311-14 du Code civil, qui précise que la filiation est régie par la loi personnelle de la mère.
Dans l'affaire Schule 1544351559073, M. Max Brunner, de nationalité suisse, avait consenti une donation déguisée à une dénommée Mme Schule. À son décès, Mme Philippe, sa fille, demande la nullité de la donation. Les juges du fond prononcent la nullité au motif « que la dissimulation avait pour objet de priver l'enfant légitime d'une partie de la succession de son père ».
La Cour a censuré la décision au motif que : « En statuant ainsi, alors que Max Brunner avait son dernier domicile en Suisse, sans rechercher, au besoin d'office, quelle suite devait être donnée à l'action de Mme Philippe en application de la loi helvétique, la cour d'appel a violé les textes et principes susvisés ».
Une telle position imposait aux juges français une tâche importante puisqu'ils avaient l'obligation d'appliquer d'office la règle de conflit quelle que soit la nature des droits en cause. Cette situation avait le mérite de la simplicité, mais elle fut de courte durée.

La jurisprudence Coveco

En effet, dans un arrêt Coveco 1520435576959, la Cour de cassation a tempéré sa position pour mettre en place une voie médiane. Le juge doit appliquer d'office la règle de conflit de lois dans deux cas :
  • lorsque la règle de conflit provient d'un traité international ;
  • lorsque la règle est relative à une matière où les parties n'ont pas la libre disposition de leurs droits.
Cette jurisprudence a été réaffirmée, notamment dans un arrêt Paglierani 1520436338837. En conséquence, dans les matières où le droit est disponible, les parties peuvent demander l'application du droit français au lieu du droit étranger applicable selon la règle de conflit, mais seulement si leur accord est exprès 1520436492313. Cette solution s'est maintenue pendant une dizaine d'années.
L'arrêt Agora Sopha du 11 juin 1996 1520436928897a modifié la formulation en abandonnant le critère « des matières dans lesquelles les parties ont la libre disposition de leurs droits », et en édictant la règle des « droits disponibles ou non disponibles ». Un droit qualifié de disponible est un droit dont les parties ont la maîtrise. C'est le cas pour le choix du régime matrimonial ou des contrats, considérés comme disponibles. Traditionnellement, l'état, la capacité des personnes et le mariage sont considérés comme des droits indisponibles. Cependant, aujourd'hui, avec le rôle croissant de la volonté, et, inversement, avec l'intervention de l'ordre public dans des domaines qualifiés de disponibles, force est de constater que cette classification devient difficile.

L'arrêt Mutuelles du Mans

Par l'arrêt Mutuelles du Mans 1520444245979, la Cour de cassation opère un nouveau revirement de jurisprudence. Le critère de l'origine internationale de la règle de conflit a été abandonné, pour ne conserver aujourd'hui que celui des droits disponibles ou indisponibles. Le juge doit appliquer d'office les règles de conflit de lois lorsque l'on est en présence de droits indisponibles qui désignent éventuellement la loi étrangère. La qualification des droits s'effectue selon la loi du for.
Dans le cas contraire, le juge a la faculté d'appliquer la règle de conflit de lois, sans que cela ne puisse lui être imposé. S'il choisit d'appliquer la règle de conflit, il a alors l'obligation de rechercher la teneur de la loi étrangère applicable au rapport de droit litigieux 1532180671501. Si les parties réclament l'application de la règle de conflit, le juge est également obligé d'appliquer le droit étranger et de rechercher son contenu 1532180866769.
Dans plusieurs arrêts 1521384153828, la jurisprudence donne la possibilité aux parties d'appliquer, dans un litige portant sur des droits disponibles, une loi autre que celle désignée par la règle de conflit 1532181034195.
Ils se fondent sur l'équivalence des solutions. Si la loi appliquée, généralement la loi du for, est équivalente à celle résultant du conflit de lois, le moyen tiré du défaut d'application d'office de la loi compétente est reconnu inopérant. On parle alors d'un accord procédural en invoquant des considérations d'économie de coûts et une façon de se soustraire à une certaine lourdeur procédurale. L'accord procédural peut même être implicite lorsque les parties, dans leurs écritures, ne concluent qu'en droit français 1532181221372. Cependant, dans ce cas, le juge peut toujours soulever d'office la règle de conflit de lois et appliquer la loi étrangère désignée 1532181424819.
Dans ce cas, il ne peut pas se contenter d'une mention abstraite ou d'un simple visa. Il a l'obligation de motiver l'interprétation du droit étranger retenu. Par une décision du 1er juillet 1997 1532183099479, la Cour a cassé un arrêt de cour d'appel en précisant qu'« en se déterminant ainsi, alors que la loi sénégalaise précise que les administrateurs et le président du conseil d'administration sont responsables des fautes commises dans leurs fonctions, et en méconnaissant ainsi le sens littéral de cette loi au profit de l'interprétation donnée en droit interne à la loi française, dont les termes n'étaient pas d'ailleurs identiques, sans faire état d'aucune autre source de droit positif sénégalais donnant la disposition litigieuse le sens qu'elle attribue, la Cour d'appel a dénaturé la loi étrangère ».
Cette jurisprudence est cependant encore fragile et soulève des réserves. Il est en effet à craindre que le tempérament de l'équivalence offre aux juges du fond le moyen d'éluder la recherche du droit étranger. Par ailleurs, il existe parfois un intérêt commun des deux parties pour essayer de ne pas appliquer des règles dont la recherche du contenu et l'application peuvent être complexes, alors qu'une solution juste peut résulter de l'application du droit français 1532181648993.
À ce jour, il est difficile de dégager une solution tranchée du rôle du juge et des parties, d'autant plus que le critère lui-même n'est pas toujours clairement défini. En effet, un droit disponible est un droit dont les parties peuvent librement disposer. Or, la qualification, nécessairement selon la conception du for, est à nuancer. Ainsi, le droit de divorcer était considéré jusqu'à l'adoption du règlement Rome III comme un droit indisponible. Les choix offerts par le règlement aux parties pourraient demain le désigner comme loi disponible.
Une partie de la doctrine souhaite abandonner ce critère et encourage les juges à généraliser l'obligation d'appliquer d'office la règle de conflit. Il a été proposé que le juge aurait toujours l'opportunité de relever d'office l'existence d'une règle de conflit de loi et inviterait les parties, par l'intermédiaire de leurs avocats, à lui présenter leurs observations sur le droit applicable. Les parties auraient, de leur côté, l'obligation de conclure sur le droit applicable, que le juge trancherait 1521385585642. Une autre partie de la doctrine considère que l'application des règles européennes par le juge relève de l'autonomie procédurale des États membres, sous réserve de respecter les principes d'équivalence avec le droit national et de l'effet utile du droit européen 1521391263069.
Cette question n'est pas théorique, puisque nombre de règles de conflit de lois émanent de l'Union européenne, comme celles de Rome I, Rome II, Rome III, le règlement « Successions », le nouveau règlement sur les régimes matrimoniaux et partenariaux.