Commission 3 – Moderniser et encadrer le contrat dans le monde numérique
Introduction
3001 Pour s’interroger sur les moyens de moderniser et d’encadrer le « contrat numérique » dans le respect du principe de sécurité juridique, il faut préalablement en définir les termes. D’abord, la notion de contrat numérique. Il n’en existe pas de définition à proprement parler en droit positif1. Le contrat numérique recouvre deux acceptions. Le numérique peut-être le support et/ou le cadre de la relation contractuelle. Dans le premier cas, le contrat numérique renverra aux contrats conclus par voie électronique réglementés dans le Code civil depuis les lois du 13 mars 20002 et du 21 juin 20043. Le contrat conclu par voie électronique fait l’objet de deux sous-sections spécifiques aux articles 1125 et suivants (dispositions relatives à la formation du contrat »)4 et 1174 et suivants (dispositions relatives à la validité du contrat). Dans le second cas, le contrat numérique renverra aux contrats conclus de manière traditionnelle (verbal, écrit…), mais pour la formation5 et/ou l’exécution6 desquels il est recouru à des outils numériques (internet, plateformes, chatbot, blockchain, smart contract…). Tout au long des développements qui suivront, seront utilisées l’une et/ou l’autre des acceptions. Ensuite, le principe de sécurité juridique7. Ce principe est relativement récent au regard de l’ancienneté des textes fondateurs de notre démocratie. Il trouve sa source dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. La sûreté y constitue un droit naturel et imprescriptible de l’Homme8. La notion de sûreté s’entend aussi bien de la protection des personnes et des biens que de celle des droits d’une façon générale9. Or, la sécurité juridique constitue un des éléments de la sûreté. C’est en 1999 que le Conseil constitutionnel commence à définir les contours du principe de sécurité juridique appliqué à la loi10. Sans jamais citer expressément la notion, le Conseil reconnaît par cette décision une valeur constitutionnelle à l’objectif consistant à rendre la loi plus accessible et plus intelligible, de manière à en faciliter la connaissance par les citoyens11. Une autre décision du 12 août 2004 vient le confirmer12. Mais que faut-il alors comprendre par accessibilité et intelligibilité de la loi ?
L’accessibilité de la loi ne signifie nullement que toutes les lois doivent être connues de tous. Cela signifie simplement qu’une personne ne peut plaider devant un juge son ignorance de la loi pour s’exonérer de ses responsabilités13. La connaissance de la loi devient alors la pierre angulaire de son respect et donc de la stabilité sociale, d’où sa valeur constitutionnelle.
L’intelligibilité de la loi s’entend de la compréhension de la règle de droit ainsi connue. Pour être appliquée et respectée, la règle doit être énoncée clairement. Le rédacteur de la règle doit s’évertuer à proscrire toutes sources d’ambiguïté et d’incertitude dans sa rédaction. Il doit chercher à en simplifier la compréhension pour les non-juristes, quitte à en faire évoluer les termes au grand dam des initiés14. Cette intelligibilité participe aussi à la stabilité sociale, d’où sa valeur constitutionnelle en complément de l’accessibilité.
3002 Au gré des décisions judiciaires, administratives et constitutionnelles15, le principe de sécurité juridique appliqué aux règles de droit (qu’elles aient pour source la loi, les règlements ou encore la jurisprudence) s’est étoffé des notions de stabilité et de prévisibilité, qu’elles aient pour source la loi, les règlements ou encore la jurisprudence.
La stabilité s’entend de la durabilité nécessaire d’une règle de droit pour lui laisser le temps de produire ses effets. C’est l’utilité première de la règle ainsi édictée. Cette règle n’interdit nullement les évolutions des textes indispensables à la vie de la société. Elle vise simplement à garantir aux citoyens l’application pérenne de règles pour en assurer l’efficacité. Cette stabilité se traduit par ailleurs par l’impossibilité de remettre en cause, à l’occasion de réformes, les décisions de justice passées en force de chose jugée et devenues définitives, par une limitation dans le temps des recours ou réclamations, ou bien encore par l’usage mesuré aux revirements de jurisprudence naturellement rétroactifs16.
La prévisibilité de la règle pose la question générale de sa rétroactivité. En matière civile, le principe de non-rétroactivité de la loi est énoncé par l’article 2 du Code civil17. Depuis 1948, le Conseil d’État élève la non-rétroactivité des règlements au rang de principe général du droit18. La non-rétroactivité est un principe constitutionnel en matière pénale19. Le Conseil constitutionnel contrôle l’application aux procédures en cours des lois de validation rétroactives, par l’existence d’un motif général justifiant la mesure20. Il veille également au respect des prévisions contractuelles par les lois nouvelles en exigeant que l’atteinte portée au contrat soit « justifiée par un motif d’intérêt général suffisant »21.
3003 Les attributs de la sécurité juridique, ainsi circonscrits à l’égard des règles de droit, sont-ils transposables aujourd’hui au contrat numérique ? Cela ne fait aucun doute tant les objectifs de sécurité juridique applicables à la loi, au règlement ou encore à la jurisprudence sont proches de ceux poursuivis par le contrat.
L’accessibilité renverra à la facilité d’accès pour les contractants aux informations sur les caractéristiques du contrat en cause utiles à sa parfaite conclusion et à sa pleine exécution22. La dématérialisation des informations transmises ne doit pas constituer une entrave à la sécurité contractuelle recherchée. Il s’agira également de l’accès des contractants au contenu du contrat lui-même et aux autres règles, dispositions… auxquelles le contrat fait référence éventuellement.
L’intelligibilité renverra à la compréhension par les contractants du contenu de l’information précontractuelle transmise par voie électronique. La notion renverra également à la compréhension du contenu du contrat lui-même conclu par voie électronique et/ou dont l’exécution est automatisée.
La stabilité et la prévisibilité renverront au maintien des règles régissant les rapports entre les contractants pendant toute l’exécution du contrat. Ces notions renverront également à l’application précise de l’accord des parties quels que soient les événements ultérieurs prévus ou imprévus. Elles renverront enfin, et d’une façon plus générale, à la certitude des contractants de la bonne conservation de leur contrat ou de tout ou partie des éléments qui le composent.
3004 Enfin, plusieurs autres notions peuvent venir compléter les attributs précités de la sécurité juridique appliquée à la sphère contractuelle, celles de confiance légitime23 et d’efficacité du contrat.
La confiance légitime dans les rapports entre contractants constitue une pierre angulaire de la relation contractuelle. Issue de la Common Law, cette conception très subjective de la sécurité juridique n’a jamais été clairement consacrée par le Conseil constitutionnel24, même si une décision de 2013 finit par intégrer discrètement la notion aux exigences constitutionnelles25. Elle peut cependant être rapprochée de la bonne foi de l’article 1104 du Code civil. La confiance légitime renverra à la bonne foi indispensable devant exister entre les contractants tout au long de la relation contractuelle pour assurer la bonne exécution du contrat.
Enfin, l’efficacité du contrat constitue une composante essentielle de la sécurité juridique. Elle peut être définie, de manière très générale, comme la réalisation d’une attente26. Tout contractant attend que ses intérêts soient satisfaits dans le cadre de l’exécution d’un contrat. Les stipulations contractuelles doivent y inciter, notamment en prévoyant les réparations et autres sanctions en cas d’inexécution ou de mauvaise exécution des obligations d’un contractant.
3005 L’accessibilité des informations précontractuelles et des dispositions contractuelles, ainsi que leur intelligibilité, leur stabilité et leur prévisibilité constituent des attributs essentiels de la sécurité juridique contractuelle de nos jours. L’efficacité du contrat et la confiance légitime entre contractants viennent les compléter. Dès lors, la forme numérique de l’opération contractuelle en général et du contrat en particulier ou l’environnement numérique dans lequel le contrat s’inscrit ne doit pas obérer la légitime sécurité juridique contractuelle à laquelle les contractants aspirent. Comment alors concilier les objectifs poursuivis par les acteurs du monde numérique avec la sécurité juridique attendue des parties ? Comment répondre à cette attente de sécurité juridique dans le contrat numérique ? Car à ce stade, personne ne conteste que le numérique modifie considérablement les rapports humains27 et patrimoniaux28. Le contrat et le droit qui lui est applicable n’échappent pas à cette évolution. Sur le plan juridique, les nouvelles technologies numériques impactent fortement l’opération contractuelle en général et le contrat en particulier. Le contrat étant un acte de prévision, les technologies numériques le rendent-elles plus sûr ? En pratique, les nouvelles technologies obligent à s’interroger sur les spécificités du nouveau rapport contractuel dont elles constituent le support et/ou l’environnement. Facilitent-elles les relations contractuelles ? En assurent-elles la sécurité juridique ? Tout au long des développements, nous constaterons que la sécurité juridique est affectée par l’application des nouvelles technologies. C’est pourquoi, pour satisfaire à cet idéal de sécurité attendu des parties, une adaptation du droit des contrats est nécessaire (Première partie). Mais cette seule adaptation du droit n’est pas suffisante. Les professionnels du droit, en proie directe au changement de comportement des parties au contrat, doivent aussi sécuriser leur pratique du contrat numérique (Deuxième partie).
1) Le Code de la consommation mentionne le contrat conclu par voie électronique (à titre d’exemples, C. consom., art. L. 213-1, L. 242-2). Également le Code civil (C. civ., art. 1125 à 1127-4, art. 1174 à 1177).
8) Art. 2, au même titre que la liberté, la propriété et la résistance à l’oppression.
9) Conv. nat., 15 et 16 févr. 1793, an II de la République (Constitution girondine), art. 10 : « La sûreté consiste dans la protection accordée par la société à chaque Citoyen, pour la conservation de sa personne, de ses biens et de ses droits » ; Const. 24 juin 1793, DDHC, art. 8 : « La sûreté consiste dans la protection accordée par la société à chacun de ses membres pour la conservation de sa personne, de ses droits et de ses propriétés ».
11) Le Conseil constitutionnel se fonde alors sur la « garantie des droits » requise par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 précitée : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ».
12) Cons. const., 12 août 2004, no 2004-503 DC, § 29, s’appuyant sur les art.s 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
13) Il en découle l’application d’un adage bien connu selon lequel nul n’est censé ignorer la loi : nemo censetur ignorare legem.
14) Par ex., L. no 2006-728, 23 juin 2006, art. 23, avec la substitution des termes de donation « hors part » et de donation « en avancement de part successorale » à ceux de donation « préciputaire » et de donation « en avancement d’hoirie ».
19) DDHC 1789, art. 8 : « La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée ».
20) Pour des exemples précis, cf. 111e Congrès des notaires de France, La sécurité juridique. Un défi authentique, Strasbourg, 2015, p. XII, § 3 et s.
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