– La révolution de l'office du juge de l'excès de pouvoir. – La poursuite de l'objectif de sécurité juridique des autorisations d'urbanisme a conduit le législateur à transformer l'office du juge de l'excès de pouvoir. De toutes les mesures adoptées depuis trente ans, sans doute est-ce cette transformation qui a l'effet le plus considérable. De censeur (A) puis modérateur (B), le juge en est venu, pour reprendre l'image employée par un rapporteur public, à jouer un rôle analogue au kintsugi de la culture japonaise (C).
Le nouvel office du juge de l'excès de pouvoir
Le nouvel office du juge de l'excès de pouvoir
L'office traditionnel du juge : le juge censeur
– Le juge de la légalité de tous les moyens. – Du point de vue de la nature et de l'étendue des pouvoirs du juge, Édouard Laferrière distinguait des autres contentieux le « contentieux de l'annulation », domaine du recours pour excès de pouvoir, dont une application est le recours contre les autorisations d'urbanisme. Par la suite, la doctrine (Léon Duguit et Marcel Waline) a considéré que, dans pareil contentieux, le juge devait répondre à une question de droit objectif : confronter une décision à la légalité, par exemple un permis de construire aux règles d'utilisation du sol.
Toujours selon Édouard Laferrière, le recours en excès de pouvoir apparaît comme « le procès fait à un acte ». S'il considère que l'acte est illégal, entaché d'un vice de légalité interne ou externe, le juge a le devoir de l'annuler totalement, immédiatement et rétroactivement, sans se préoccuper des conséquences. L'acte annulé est censé n'avoir jamais existé. Ainsi le juge est-il le gardien strict de la légalité.
Depuis la loi SRU du 13 décembre 2000, le juge est même tenu d'éclairer la légalité en matière d'urbanisme en se prononçant sur l'ensemble des moyens susceptibles de fonder sa décision : « Lorsqu'elle annule pour excès de pouvoir un acte intervenu en matière d'urbanisme ou en ordonne la suspension, la juridiction administrative se prononce sur l'ensemble des moyens de la requête qu'elle estime susceptibles de fonder l'annulation ou la suspension, en l'état du dossier ».
Cette disposition rompt avec la règle générale en contentieux administratif de « l'économie de moyens » en vertu de laquelle le juge peut se limiter à statuer sur un seul moyen invoqué, en général celui le plus éclairant sur la portée du jugement.
L'intérêt est d'éclairer davantage l'auteur et le bénéficiaire du permis de construire sur les données juridiques de la situation et sur les possibilités d'obtenir une nouvelle autorisation conforme au droit.
Jurisprudences Association AC ! et Danthony : le juge modulateur
La modulation dans le temps des effets d'une annulation
– La fin de la rétroactivité systématique des décisions d'annulation. – L'arrêt d'assemblée du 11 mai 2004, Association AC ! et autres, marque une évolution jurisprudentielle importante. Ainsi, dans un considérant de principe, la juridiction révolutionne l'office du juge en matière d'excès de pouvoir :
« Considérant que l'annulation d'un acte administratif implique en principe que cet acte est réputé n'être jamais intervenu ; que, toutefois, s'il apparaît que cet effet rétroactif de l'annulation est de nature à emporter des conséquences manifestement excessives en raison tant des effets que cet acte a produits et des situations qui ont pu se constituer lorsqu'il était en vigueur que de l'intérêt général pouvant s'attacher à un maintien temporaire de ses effets, il appartient au juge administratif, après avoir recueilli sur ce point les observations des parties et examiné l'ensemble des moyens, d'ordre public ou invoqués devant lui, pouvant affecter la légalité de l'acte en cause, de prendre en considération, d'une part, les conséquences de la rétroactivité de l'annulation pour les divers intérêts publics ou privés en présence et, d'autre part, les inconvénients que présenterait, au regard du principe de légalité et du droit des justiciables à un recours effectif, une limitation dans le temps des effets de l'annulation ; qu'il lui revient d'apprécier, en rapprochant ces éléments, s'ils justifient qu'il soit dérogé à titre exceptionnel au principe de l'effet rétroactif des annulations contentieuses et, dans l'affirmative, de prévoir dans sa décision d'annulation que, sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de celle-ci contre les actes pris sur le fondement de l'acte en cause, tout ou partie des effets de cet acte antérieurs à son annulation devront être regardés comme définitifs ou même, le cas échéant, que l'annulation ne prendra effet qu'à une date ultérieure qu'il détermine ».
Avec cet arrêt, c'en est fini de la rétroactivité systématique des décisions d'annulation.
La jurisprudence Danthony (CE, 23 déc. 2011)
– La danthonysation des vices, élément de sécurité juridique. – L'application de la jurisprudence Danthony diminue la portée des vices de procédure.
Depuis cet arrêt d'assemblée du 23 décembre 2011, de tels vices n'entraînent l'illégalité de l'acte que s'ils ont été « susceptibles d'exercer une influence sur le sens de la décision prise ou qu'ils ont privé les intéressés d'une garantie ».
C'en est fini de l'annulation systématique d'une décision en présence d'un vice de légalité externe.
Articles L. 600-5 et L. 600-5-1 du Code de l'urbanisme : le juge « kintsugi »
– La métamorphose du juge de l'excès de pouvoir en droit de l'urbanisme. – Depuis l'instauration des articles L. 600-5 et L. 600-5-1 du Code de l'urbanisme, l'office du juge de l'excès de pouvoir en matière d'autorisation d'urbanisme est métamorphosé : désormais le juge initie la régularisation.
Dans ses conclusions rendues sur un arrêt du Conseil d'État du 17 mars 2021, Vincent Villette, rapporteur public, décrit avec poésie le nouvel office du juge :
« Dans la culture japonaise, le kintsugi désigne l'art ancestral consistant à recoller avec de l'or les morceaux d'une poterie cassée. Par extension, cette technique est devenue un symbole de résilience, en ce qu'elle montre que les fêlures, une fois résorbées, peuvent finir par rendre meilleur. La régularisation en urbanisme a ceci de commun avec le kintsugi qu'elle vise également à réparer, sans pour autant masquer les accidents passés. À cette aune, le rôle de restaurateur minutieux serait ici endossé par le juge qui, après avoir cassé l'autorisation de construire contre le principe de légalité, parviendrait ensuite, au fil de sa plume, à faire tenir ensemble des fragments épars pour recréer un objet juridique cohérent ».
Ainsi, en seulement trente ans, le juge est passé du rôle de censeur implacable à celui de juge kintsugi… au point d'être aujourd'hui le meilleur avocat du permis litigieux et rendant également de plus en plus perméable la frontière entre le contentieux de la légalité et le plein contentieux.