Déni ou mauvaise information ?

Déni ou mauvaise information ?

– Pourtant, les côtes ont la cote. – Il demeure courant de rencontrer des propriétaires qui investissent sur le littoral, en connaissant le risque – pour les plus avisés, en se disant que, même si le bien est concerné par le phénomène d'érosion, ils ont encore quelques décennies pour, malgré tout, profiter de leur propriété.
Eugénie Cazaux, docteure en géographie, spécialisée dans la gestion des risques côtiers à l'Université de Brest, a analysé la base de données des valeurs immobilières et foncières « DV3F », pour 3 000 communes littorales et environ 2 millions de transactions réalisées entre le 1er janvier 2010 et le 31 décembre 2016. Ces données ont été ensuite croisées avec les cartographies d'exposition aux risques côtiers . Elle constate ce paradoxe : malgré la médiatisation du risque depuis plusieurs années, les marchés immobiliers ne semblent pas tenir compte de cette situation au regard des prix pratiqués . En la matière, il faut parvenir à concilier la « culture du risque », qui reste balbutiante, et le facteur humain – puisque le déni reste prégnant, et l'attrait touristique demeure . Comme un symbole de ce mélange des genres, la tombe de Chateaubriand, sur l' île de Grand-Bé, aux abords de Saint-Malo, est aujourd'hui menacée.

Le « Signal » : la médiatisation du risque ne freine pas les investisseurs !

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Source : à gauche, photo du site au stade des fondations, dans les années 1960 (© Crédit photo :
Michel Le Collen). à droite, l'immeuble en janvier 2014, au moment où les habitants sont
contraints d'évacuer (© Crédit photo : Julien Lestage). Les clichés proviennent des archives du
journal <em>Sud-Ouest</em>, qui consacre de très larges articles rétrospectifs sur le sujet.

La résidence « Le Signal » a été construite au début des années 1960 à Soulac-sur-Mer, dans le
département de la Gironde. Tout un quartier aurait même dû se créer autour de lui : la Mission
d'interministérielle d'aménagement de la côte aquitaine (MIACA) souhaitait ici 1 200 logements, un
hôtel de luxe, un centre de thalassothérapie, avec un objectif affiché de concurrencer Biarritz.
Las, l'aménageur a fait faillite, et seul « Le Signal » a vu le jour, avec ses quatre étages et
ses soixante-dix-huit logements.

Au début, l'immeuble est à 200 mètres du rivage. Dès le départ du projet, une forte opposition
s'était manifestée. Au début du siècle, la mer était beaucoup plus proche de la future résidence
(50 mètres !). En dépit de cela, le permis de construire fut délivré par l'état.

Inexorablement, au fur et à mesure des ans, le rivage s'est rapproché de l'immeuble. Des travaux
de réensablement de la plage ont dû être régulièrement menés contre l'avancée des eaux. En 2004,
la résidence a été classée en « zone rouge », inconstructible, dans le PPRI, en raison du recul du
trait de côte. à la fin des années 2000, les résidents ont diligenté une expertise contradictoire
afin de définir les risques et les travaux correctifs à mener pour pérenniser l'immeuble pour une
dizaine d'années. Hélas, les grandes tempêtes d'alors (Xynthia, notamment) ont aggravé
considérablement le phénomène de recul du rivage.

Le maire de la commune s'est vu contraint, en 2011 et 2012, de prendre une série d'arrêtés
édictant une évacuation de l'immeuble dans l'hypothèse où la mer se rapprocherait à moins de 20
mètres du bâtiment. Les travaux nécessaires à la protection de l'immeuble n'ont pas été menés, en
raison de leur coût trop élevé. En 2014, l'immeuble a dû être évacué. Sa démolition a été réalisée
en février 2023. Pourtant, malgré la médiatisation de l'affaire et jusqu'en 2012, des personnes
achetaient encore dans ce bâtiment, à des prix élevés et en dépit des risques !

– Le problème « d'acceptabilité sociale ». – Comme le note justement le sociologue François Bafoil, la question qui se pose est de savoir comment gérer le risque : faut-il protéger quoiqu'il en coûte et reconstruire à tout prix ? Ou bien faut-il changer notre façon d'envisager la propriété, et laisser la Nature reprendre ses droits ?
M. Bafoil rappelle que, en 1974, la DATAR estimait que « l'aménagement en profondeur consiste à réserver l'occupation directe du littoral aux activités strictement liées à la mer, et à reculer vers l'intérieur celles qui n'ont pas nécessairement besoin d'être sur le rivage ». Autant dire que ce jugement avisé n'a pas été suivi d'effet. Protéger les biens ne peut se faire en mettant en danger les personnes.
Comme le déni prédomine, la première stratégie imaginée est toujours celle de l'ouvrage défensif . Un exemple célèbre est la digue de la Pointe du Cap Ferret. Un homme d'affaires français, ancien dirigeant d'une maison de couture, possède un domaine sur la commune de Lège-Cap-Ferret, depuis 1985. Il s'est fait conna ître par d'importants investissements controversés pour lutter contre l'érosion marine, notamment l'édification d'une digue de plus de 450 mètres, financée sur ses fonds personnels, en 1986, afin de protéger sa propriété.
En sens contraire, le recul peut être considéré comme une mesure économiquement moins coûteuse à long terme que le recours aux ouvrages de protection, et surtout plus respectueuse de l'environnement . Sauf que cette dernière option n'est acceptée socialement que pour les terrains non urbanisés, voire inhabités. Car le déplacement et la relocalisation des populations littorales se heurtent évidemment à des oppositions massives .
La question de « l'acceptabilité sociale » est au cœur du débat entre les acteurs publics et les acteurs privés, et elle est tout sauf simple en raison de la présence d'intérêts complexes et divergents.

Les collectivités, aussi, ont de mauvaises surprises : le projet « Nouveau Bassin » à Caen

La communauté urbaine de Caen la Mer présente ainsi ce projet de grande ampleur : « Engagé
depuis 2010, le projet « Caen Presqu' île » est présenté comme l'un des projets d'urbanisme les
plus atypiques de France. Réparti sur les communes de Caen, d'Hérouville-Saint-Clair et de
Mondeville, il a pour ambition de reconquérir un territoire de plus de 300 hectares,
essentiellement composé de friches et de secteurs en mutation. En reconstruisant la ville sur
elle-même, le projet contribue ainsi à lutter contre l'étalement urbain, autour d'un projet
structuré, dans le cadre d'un plan-guide »

.

Une consultation a été lancée par la ville de Caen, et un lauréat a été retenu en 2022. Durant
tout le processus, il semble que le risque de recul du trait de côte et de montée du niveau de la
mer n'a pas été sérieusement envisagé. Et ce, jusqu'à juillet 2023, où le projet a été stoppé.
L'état et la communauté urbaine ont, en effet, diligenté un modèle de simulation dynamique
permettant de visualiser l'écoulement des marées depuis le littoral, jusqu'au bout de l'estuaire
de l'Orne à Caen, avec ses conséquences sur l'écoulement de l'Orne depuis Feuguerolles-Bully.

Cette étude devrait durer deux ans. Dans l'intervalle, le projet urbain est donc mis sur pause.
Il est probable que celui-ci devra être amendé, pour prendre en compte la hausse du niveau marin
dans les prochaines décennies, et notamment l'anticipation du GIEC d'une hausse d'un mètre du
niveau de la mer. En tout cas, l'interruption du projet entra îne d'autres conséquences non
négligeables, telles que l'annulation du prolongement du tramway vers le « Nouveau Bassin », et la
suspension du projet de passerelle entre le quai de Normandie et le quartier Saint-Jean-Eudes.