La sauvegarde relative de la biodiversité

La sauvegarde relative de la biodiversité

– Introduction. – Il reste un dernier point à évoquer, dans les différentes choses qui rendent le droit si difficile à appréhender. On pourrait être tenté d'opposer le droit de l'urbanisme et le droit de l'environnement, rat des villes et rat des champs, bétonneur contre hippie. Caricatures faciles, qui manqueraient une importante subtilité : le droit de l'environnement présente dans son rapport à la Nature une indéniable ambivalence. Il y a en lui quelque chose du docteur Jekyll et de Mister Hyde. Là encore, pour ne pas surcharger l'exposé outre mesure, on se focalisera sur l'hypothèse de l'éolienne.
– Les espaces protégés. – Autant l'aménagement reste en principe dans le giron du droit de l'urbanisme, autant l'environnement s'empare d'une planification « négative » en organisant, peu ou prou, la sanctuarisation de certains espaces du territoire.
Ainsi, l'installation d'éoliennes sur le territoire de parcs nationaux se conçoit difficilement, particulièrement dans son « cœur » . En effet, dans ce cœur, en dehors des espaces urbanisés, les constructions et les installations sont interdites, sauf autorisation spéciale de l'établissement public du parc délivrée après avis de son conseil scientifique . D'ailleurs, certains – par exemple, le Parc national de forêts, aux confins de la Champagne et de la Bourgogne – ont explicitement pris parti contre la présence d'éoliennes, afin de protéger les espèces d'oiseaux protégées.
Il n'en va pas de même pour les parcs naturels régionaux. Les éoliennes n'y sont pas interdites en soi, étant donné que ces parcs ont pour mission tout à la fois la protection de l'environnement et le développement durable . La charte du parc peut être plus ou moins tolérante à cet égard. Ces chartes ne sont pas directement opposables aux tiers, de sorte qu'elles ne peuvent imposer aux ICPE des obligations de procédure autres que celles prévues par la législation . Pour autant, la jurisprudence décide que les collectivités territoriales adhérant à la charte doivent être cohérentes avec celles-ci dans l'exercice de leurs compétences .
Reste le cas des zones « Natura 2000 ». Là encore, il s'agit d'une mise en œuvre du droit européen, puisque ces zones ont été créées en application de la directive « Oiseaux » de 1979 et de la directive « Habitats » de 1992. 18 % de la surface terrestre des vingt-sept pays de l'Union européenne relève de ce statut, ainsi que 9 % de ses domaines marins. Pour la France, cela correspond à 402 zones de protection spéciale (ZPS) pour les oiseaux ; 1 377 zones spéciales de conservation (ZSC) pour les habitats et les espèces – soit 12,9 % de la surface terrestre et marine du territoire.
Selon la jurisprudence européenne, une législation nationale pourrait interdire a priori l'exploitation d'éoliennes dans les sites « Natura 2000 », sans même un examen préalable des incidences environnementales . En droit interne, toutefois, la classification « Natura 2000 » n'interdit pas les activités humaines dès lors qu'elles n'ont pas d'effets significatifs sur la conservation des habitats naturels et des espèces .
Mais, comme le note le Conseil national de la protection de la nature (CNPN), instance d'expertise scientifique et technique, dans son avis du 6 juillet 2021, il y a une divergence d'application, spécialement dans le cas des futurs projets d'éolien en mer, dont certains sont destinés à être implantés dans des zones « Natura 2000 » : dans l'esprit de la directive européenne, la séquence ERC « éviter, réduire, compenser » devrait s'appliquer en amont, et donc éviter tout éolien offshore dans une zone labellisée, sauf démonstration préalable de son innocuité ; là où la pratique administrative française est d'appliquer cette séquence in fine, une fois le choix de la zone déjà fait.
Ce qui peut sembler n'être qu'un détail est en réalité le cœur du problème posé au droit de l'environnement : quand un arbitrage doit être fait, faut-il privilégier le développement durable ou la protection de la biodiversité ?
– Les espèces protégées et la possibilité de dérogation. – Le problème de conciliation entre développement durable et biodiversité appara ît de manière plus exemplaire encore dans le cas des espèces protégées. Le principe est celui de l'interdiction de toute destruction des espèces protégées ou de leur habitat, sauf dérogation . Le droit de l'environnement transpose ici la directive « Habitats » susmentionnée.
Une demande de dérogation, pour atteinte à une espèce protégée, peut être sollicitée auprès de l'administration. Cette demande ne peut être obtenue qu'en démontrant trois conditions cumulatives : 1) il n'existe pas d'alternative satisfaisante ; 2) le projet ne nuit pas au maintien de l'état de conservation des espèces concernées ; et 3) il relève d'un des motifs de la liste du Code de l'environnement . Au sein de cette liste, le motif susceptible de s'appliquer aux éoliennes est le suivant : « raisons impératives d'intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique ».
Un parc éolien est-il susceptible de relever de cette exception ? Sur la question, le Conseil d'état s'en remet à l'appréciation souveraine des faits par les juges du fond. Ainsi dans une espèce, s'agissant d'un projet d'énergie renouvelable produisant de l'électricité pour 5 000 habitants, il a été jugé que le projet était d'une dimension trop faible pour être estimé « d'intérêt public majeur » . En sens inverse, a été considéré comme « d'intérêt public majeur », au regard des objectifs européens de transition énergétique, un parc éolien de dix-sept éoliennes, en Bretagne, permettant l'approvisionnement en électricité de plus de 50 000 personnes . Dans le cadre du plan REPowerEU, un règlement temporaire d'urgence du 22 décembre 2022 vient préciser que les projets d'énergie renouvelable sont présumés relever de l'intérêt public supérieur, en matière de protection des espèces et des habitats .
Mais la question juridique la plus épineuse est celle du seuil : à quel moment faut-il considérer l'atteinte à une espèce protégée, et donc la nécessité de demander une dérogation ? Dans le contexte d'un parc éolien en Haute-Vienne, les juges de Bordeaux ont estimé qu'une dérogation devait être sollicitée, alors que les mesures prévues en cours d'exploitation, de réduction ou de compensation amenaient le risque à un niveau « faible » – car un risque faible n'est pas l'absence complète de risque . Saisie d'une question similaire, la cour administrative d'appel de Douai a interrogé le Conseil d'état afin de savoir si une dérogation est nécessaire dès le premier spécimen à risque. En réponse, le Conseil d'état précise que, en tenant compte des mesures d'évitement et de réduction présentant des « garanties d'effectivité », une demande de dérogation est nécessaire « si le risque que le projet comporte pour les espèces protégées est suffisamment caractérisé ». La formule ne répond pas directement à la question, même si l'on comprend que le risque « faible » n'est pas une atteinte caractérisée.
L'hypothèse n'a rien de théorique puisque, malheureusement, en dépit des mesures prises, les éoliennes provoquent régulièrement la mort de volatiles, protégés ou non. Ainsi, dans une espèce judiciaire (action exercée contre l'exploitant, en réparation du préjudice moral par une association de protection), concernant un parc éolien dans l'Hérault, des cadavres de faucons crécerellettes avaient été découverts au pied des mâts, en dépit du système de détection et d'effarouchement des oiseaux, dit DT-Bird, installé sur prescription de l'administration .
En tout cas, le droit positif suppose une grande anticipation du porteur de projet. En pratique, les promoteurs ont quelque peu tendance à considérer que l'exemption est de droit, ce qui n'est pas exact. Mais cette idée va dans le sens de la tendance de fond, qui est d'accorder une importance plus grande au développement durable qu'à la protection de la biodiversité.
– Conclusion. – Le cas de l'éolienne nous a jusqu'à présent servi de fil d'Ariane. Nous avons vu toutes les sources de complications, pour le juriste, qui résultent de l'interaction du droit de l'environnement et du droit de l'urbanisme, du droit interne et du droit européen, du souci de la biodiversité et du développement durable. Autant d'éléments qui ne contribuent pas à rendre le droit intelligible – loin s'en faut. Le chevauchement de législations et les contradictions d'intérêts conduisent difficilement à un résultat harmonieux. Il reste toutefois à aborder un dernier aspect de ce qui contribue à rendre le droit aussi peu lisible : la stratégie de la rustine permanente.