Le problème des externalités

Le problème des externalités

– La pollution, externalité négative. – En économie, une externalité est l'utilité ou le désagrément provoqué par l'action d'une personne, sans que ce résultat fasse l'objet d'une compensation financière. Une externalité est négative dans la situation où un acteur défavorise économiquement des tiers, sans compenser leur dommage. Exemple topique d'externalité négative, examiné précédemment : l'implantation d'éolienne, que tout propriétaire à proximité va essayer d'empêcher en raison de la moins-value que celle-ci cause à son bien – puisque, sauf trouble anormal de voisinage, cette moins-value ne sera pas indemnisée. Une externalité est positive quand un acteur rend un service économique aux tiers, sans être récompensé. Exemple d'externalité positive : le propriétaire qui entretient un beau jardin sur son domaine, ce qui améliore la vue des voisins immédiats, sans paiement en contrepartie.
La question des externalités en matière environnementale a été particulièrement étudiée par l'économiste anglais Arthur Cecil Pigou . Pour l'école dite « néo-classique », dont il fait partie, l'idée centrale est que le libre marché, en l'absence d'intervention extérieure, conduit à l'optimum économique par le jeu de l'offre et de la demande . Pour autant, l'externalité révèle une défaillance du marché, dans la mesure où le prix obtenu ne reflète pas l'ensemble des coûts et des bénéfices . Dans le cas de l'externalité négative, ce qui appara ît, c'est que le prix d'équilibre auquel aboutit le marché est très inférieur au coût réel, parce qu'il évacue toutes les conséquences sociales de la transaction. Pigou écrit dans le contexte du smog londonien, mélange toxique de brouillard et de fumée qui plonge la ville dans l'obscurité en journée et a d'effroyables conséquences sanitaires (12 000 morts pour le dernier grand smog de Londres, en 1952) ; quand, dans le même temps, les industriels ne font aucun effort pour minimiser les dommages qu'ils causent à l'environnement.
Dans le cas de l'agriculture bretonne, évoqué précédemment, les « algues vertes » sont une externalité négative : le prix payé par le consommateur est faible parce qu'il ne prend pas en compte la pollution par les nitrates que doit gérer la collectivité. Et l'on voit que ce concept d'externalité négative n'est pas neutre. Du constat d'une défaillance du marché, le raisonnement conduit très vite à la conclusion que la collectivité doit intervenir pour corriger ce qui doit l'être. Dit autrement : l'analyse en terme d'externalité économique est, fondamentalement, un appel à l'intervention étatique. Soit qu'il s'agisse de plaider pour une forme de subvention à l'égard de telle ou telle externalité positive. Soit qu'il s'agisse, bien plutôt, de faire payer, d'une manière ou d'une autre, l'activité dont la collectivité doit gérer les conséquences, sur le principe du pollueur-payeur. Et, quand il s'agit de faire payer, le recours à la fiscalité est la voie la plus aisée et la plus efficace.
– L'approche « transactionnelle ». – Tous les économistes ne sont pas convaincus par la thèse des externalités nécessitant un remède étatique. S'agissant de l'opinion contraire, un nom émerge particulièrement, « Nobel » d'économie en 1991 : Ronald Coase. Pour lui, les problèmes environnementaux révèlent principalement un conflit sur l'usage de certaines ressources. Et, pour résoudre ce conflit, le contrat et la négociation entre les concernés peuvent se révéler plus adaptés que la réglementation étatique .
Dans l'analyse de Coase, le droit – ou plutôt le juge, parce qu'il écrit dans un contexte de Common Law – a pour rôle essentiel de départager les propriétés de chacun, en pesant les intérêts en présence. Car toute activité interfère avec autrui : par exemple, si j'édifie ma maison, je risque de porter atteinte à l'ensoleillement alentour. Aussi, avant toute négociation économique, il y a d'abord une question juridique : ai-je le droit, ou non, de réaliser ce projet qui peut nuire à mon voisin ? Une fois ce point clarifié, je suis libre de l'accepter ou de négocier une autre solution avec ledit voisin. Si j'ai le droit d'édifier ma maison, mais que mon intérêt à construire est moindre que le sien à protéger sa vue (imaginons une maison de ma ître avec vue sur la mer), nous pouvons convenir d'une servitude non aedificandi à un prix que je ne saurais refuser. Et, inversement, si un juge estime que mon projet de maison est un trouble anormal de voisinage, je peux l'édifier néanmoins, dès lors que mon désir de construire est supérieur à son souhait de protéger sa vue : si je lui fais une offre qu'il ne peut refuser, mon voisin acceptera de stipuler une servitude l'obligeant à supporter le trouble anormal créé par ma maison.
Bref, dans l'analyse de Coase, mon voisin et moi sommes capables de trouver un optimum pour l'aménagement de notre espace, mieux que ne le ferait l'état essayant de régir les questions d'externalité négative . Un exemple tiré de la pratique, en matière environnementale, permettra d'illustrer utilement le propos. La société Vittel a souhaité se prémunir de la potentielle pollution des eaux souterraines par les nitrates et pesticides – partant du constat juridique que l'exercice licite de l'activité agricole aurait pu avoir cette conséquence – et a donc négocié avec la quarantaine d'agriculteurs alentour . Propriétaire de tout le foncier, elle souhaitait imposer des clauses environnementales aux différents exploitants . Le bail rural, d'ordre public, ne le permet pas (le bail rural à clauses environnementales a été créé seulement par la loi d'orientation agricole du 20 janvier 2006). Pour arriver au résultat souhaité, il y a alors eu recours à la technique de la mise à disposition, avec un cahier des charges sur les modalités d'exploitation. De sorte que la réglementation s'est ici révélée plus une gêne pour atteindre l'objectif environnemental, qu'un auxiliaire.
Selon l'expression popularisée par Milton Friedman, there is no such thing as a free lunch, « il n'y a pas de repas gratuit ». Corriger une « externalité » revient seulement à transférer le coût à quelqu'un d'autre. S'agissant des algues bretonnes, il est toujours possible de renforcer la législation agricole. Mais une entreprise se doit d'être rentable, et le coût supplémentaire induit est nécessairement transféré aux consommateurs ensuite. En tout cas, l'approche « transactionnelle » revient à estimer que, dans cette question du coût à supporter, les concernés sont les plus aptes à trouver une solution contractuelle à leur conflit d'usage, mieux que ne le peut l'intervention étatique .
Cette manière de voir influence tout le « droit contractuel de l'environnement » . Et concerne donc, au premier chef, la pratique notariale. Cette manière de voir est également sous-jacente à certains mécanismes, qui seront examinés plus loin, comme l'obligation réelle environnementale (ORE) ou le paiement pour services environnementaux (PSE). De même, peut s'y rattacher l'idée évoquée précédemment de conférer la personnalité morale à certains éléments de la nature.
En revanche, il est illusoire de penser que tout problème environnemental peut se ramener à l'exemple de Vittel et ses agriculteurs. Spécialement, pour le cas de l'émission des gaz à effet de serre, on ne voit pas bien entre qui et qui la négociation pourrait intervenir. Et sur ce plan, crucial pour le réchauffement climatique, c'est bien la doctrine économique de l'externalité négative qui domine logiquement les débats. Les idées de Coase, paradoxalement, ont plus d'écho chez les juristes que chez les économistes .
– La « taxe carbone ». – à propos des émissions de gaz à effet de serre, une grande part de la science économique propose le recours à la fiscalité, afin que le prix sur le marché intègre les coûts sociaux et les externalités négatives . En 2019, le Wall Street Journal a publié à ce propos l'appel des plus éminents économistes anglophones – dont vingt-sept lauréats du « Nobel » d'économie. Les deux derniers Français distingués – Jean Tirole et Esther Duflo – se sont aussi prononcés dans le même sens ; et le premier d'autant plus que ses travaux portent en partie sur cette question .
L'idée proposée est de créer une taxe « pigouvienne » (en référence à Pigou, l'économiste évoqué précédemment). S'agissant du CO2 plus particulièrement, il s'agit de fixer un prix de la tonne de carbone, et de taxer les produits en fonction de leurs émissions, afin d'en augmenter le prix. C'est la « taxe carbone ».
Dans l'absolu, cette taxe carbone peut se concevoir de deux manières. Ou bien « en aval » : la taxe est calculée selon les émissions de CO2 induites par la production et la distribution du produit, mais cela suppose une comptabilité fort complexe. Ou bien, plus simplement, « en amont » : le calcul s'effectue alors sur les consommations d'énergies, puisque les émissions de CO2 des différentes énergies sont connues.
Dans le contexte français, le document de référence est le rapport de la commission « Quinet II ». En vue d'un objectif « zéro carbone », cette commission estime une « valeur tutélaire » de la tonne de carbone, en 2050, à 775 € . Or, l'empreinte carbone moyenne d'un Français, importation comprise, est actuellement autour de 10 tonnes par an. Dans l'hypothèse d'une taxe carbone au montant précédent, cela voudrait dire qu'un couple avec deux enfants, avec le mode vie actuel, se retrouverait avec une dépense d'un peu plus de 30 000 € par an pour ses seules émissions de CO2.
– La Contribution Climat énergie. – Depuis 2014, il existe en France un succédané de « taxe carbone » : la « Contribution Climat énergie ». Il ne s'agit pas d'une taxe spécifique, mais d'une modalité de calcul des taxes intérieures de consommation (TIC), en fonction des émissions de CO2 des produits énergétiques . De par son assiette, elle ne touche en réalité que 55 % des émissions de CO2 du pays. Son montant initial était faible (7 € la tonne), et il était prévu de le revaloriser chaque année, pour atteindre 100 € la tonne en 2030. Mais, suite au mouvement des « gilets jaunes », la contribution est restée gelée, depuis 2018, à 44,60 € la tonne.
Le système est censé envoyer un « signal-prix » au consommateur . Sauf que, dans le cas de l'essence par exemple – et il en va de même pour toutes les énergies –, l'usager ne regarde réellement que « le prix à la pompe ». Et ce « prix à la pompe » est l'agglomérat, complexe, du coût du pétrole brut (soumis à la loi de l'offre et la demande), des coûts d'acheminement, de la marge du distributeur et de taxes spécifiques. Au départ, la hausse de la « taxe carbone » s'est trouvée compensée par une relative faiblesse des cours du pétrole ; de sorte que le signal désiré a été longtemps invisible. Désormais, son effet est visible ; sauf que les pouvoirs publics se rendent compte de la difficulté à continuer d'augmenter son montant. Encore faut-il relativiser : pour un litre d'essence SP95 à 1,56 €, il faut compter 82 centimes de taxes – et à 44 € la tonne de CO2, la « taxe carbone » représente 12 centimes au sein de ce montant .
En tout cas, le système postule une importante élasticité des prix. Dit autrement : lorsque le prix des énergies fossiles augmente, la demande est censée diminuer en conséquence. Sur la foi de l'expérience, 10 % de hausse du prix de l'essence provoque 4 % de baisse de consommation à court terme (les gens optimisent leur trajet) et 8 % à long terme (les gens optent pour des véhicules moins gourmands).
– Le marché européen du carbone. – L'Union européenne est également dotée d'un dispositif destiné à envoyer un « signal-prix » à propos des énergies fossiles. En raison de sa compétence fiscale limitée, l'option de la « taxe carbone » européenne a été écartée. Mais le système est équivalent : au lieu d'augmenter le prix par une taxe afin de faire baisser le volume d'énergie consommée, il s'agit de contraindre le volume consommé, afin d'en augmenter le prix sur le marché. C'est le système d'échange de quotas d'émission .
En 2005, suite aux engagements pris dans le cadre du Protocole de Kyoto, l'Union européenne s'est dotée d'un marché du carbone. Celui-ci concerne un peu plus de 11 000 installations industrielles, qui totalisent à elles seules près de la moitié des émissions européennes de CO2 : production d'électricité, sidérurgie, raffineries de pétrole, cimentiers, chimie, vols commerciaux intra-européens, etc. à l'avenir, la Commission européenne souhaiterait l'étendre au transport maritime, au transport routier, et au chauffage des bâtiments.
Le système repose sur une allocation initiale de quotas, répartis entre les entreprises en fonction de différents critères, leur donnant le droit d'émettre un certain tonnage de CO2. Une fois ces quotas alloués, deux situations sont possibles. Ou bien l'entreprise ne consomme pas tout son quota, et elle peut épargner son surplus ou le revendre sur le marché. Ou bien l'entreprise dépense plus que son quota, et, pour éviter les sanctions, elle doit acheter des quotas supplémentaires sur le marché .
Au début, le système de quotas était fort libéral, de sorte que la tonne de CO2 s'est longtemps échangée autour de 7 €. Sans rentrer dans les détails, il faut savoir que les quotas sont devenus de plus en plus sévères. Ce qui a une conséquence sur les prix d'échange : 28 € en 2020, 90 € en 2022. Le « signal-prix » existe désormais, avec le risque de « fuite carbone » : c'est-à-dire le risque de délocalisation pour retrouver un prix de l'énergie plus attractif . Pour cette raison, est en train de se mettre en place une « taxe carbone » à l'entrée de l'Union : le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF). Il est destiné à cibler les produits les plus consommateurs d'énergie : fer, acier, ciment, engrais, aluminium, production d'électricité.
– Le frein politique. – Taxe carbone et quotas d'émission ont le même objectif : augmenter le prix des énergies fossiles, pour désinciter à leur utilisation. Qui a voyagé aux états-Unis a pu observer les différences évidentes d'aménagement du territoire, en comparaison de la France. Nombre de ces différences se ramènent à une explication simple : l'essence y est traditionnellement beaucoup moins chère. Ce constat fonctionne dans les deux sens. Si la stratégie du « signal-prix » conduit à une augmentation conséquente du coût des énergies fossiles, les évolutions peuvent être considérables sur le plan de l'immobilier et de l'urbanisme, sans aucun besoin de légiférer à ce titre pour obtenir le résultat désiré.
Pour autant, la « taxe carbone » est l'illustration d'une théorie économique qui semble efficace sur le papier, mais qui se heurte au réel lorsqu'on désire sa mise en œuvre. Le mouvement des « gilets jaunes », évoqué précédemment, fut une réaction à un projet d'augmentation de la « taxe carbone » sur l'essence – projet qui l'aurait renchérie d'à peine 2 centimes le litre . Ce mouvement spontané, qui a ensuite été le lieu d'expression des revendications les plus diverses, traduit néanmoins, en son cœur, un violent rejet de la fiscalité écologique à base de taxe sur la consommation . La population qui s'est mobilisée alors provient essentiellement de la « France périphérique », celle qui a accompagné l'étalement urbain, qui dépend du « tout-voiture » pour son quotidien, qui a le sentiment de vivre un déclassement social, et que le niveau de ses revenus rend très sensible à l'inflation sur les dépenses pré-engagées . La contestation a été d'autant plus violente que c'est au sein de cette même population que se trouve une grosse part des « climato-dénialistes » – terme qui désigne ceux qui reconnaissent les signes du changement climatique, mais qui refusent d'admettre que celui-ci est provoqué par l'activité humaine.
Il n'y a aucune intention gouvernementale de renoncer à ce mécanisme-pivot qu'est la « taxe carbone » . Mais l'heure est à la prise de conscience que celle-ci ne peut pas être une taxe de plus sur la consommation . Il convient de l'adosser à toute une politique cohérente de fiscalité et de finance environnementales. Mais, surtout, il ne peut seulement s'agir d'inciter financièrement à se détourner des énergies fossiles . Le droit se doit, dans le même temps, d'inciter aux comportements vertueux. Et, spécialement, il ne peut s'abstenir de subventionner, d'une manière ou d'une autre, certaines « externalités positives ».