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2021 – Rapport du 117e congrès – Commission 1 – Chapitre II – La liberté d’expression dans la société ultra-connectée

PARTIE I – Les droits fondamentaux de la personne face au numérique
Titre 2 – La protection de l’individu dans la sphère privée numérique
Sous-titre 1 – Le respect de la vie privée et de la liberté d’expression

Chapitre II – La liberté d’expression dans la société ultra-connectée

1079 Les plateformes numériques de communication se multiplient sur internet. Elles relaient toutes sortes de publications émanant de personnes qui ne sont plus nécessairement des professionnels de la presse, avalisés et contrôlés. Ces publications sont aujourd’hui l’œuvre de simples particuliers. L’individu divulgue ce qui lui traverse l’esprit estimant benoîtement, sans doute, que derrière un clavier il est permis de tout écrire au nom de la liberté d’expression. L’absence de contrôle a priori de ces plateformes hébergeant des publications nourries de propos et images eidétiques à portée planétaire facilite la croyance d’une apparente impunité. Ce phénomène favorise la liberté d’opinion dont il semble qu’il faille se réjouir. Cependant, ce qui est divulgué dans l’espace virtuel entraîne parfois un sentiment anxiogène réel pour l’individu cible de critiques potentiellement néfastes.
La liberté d’expression est un droit hors du commun. Le droit de la presse, auquel elle est liée206, s’applique au cybermonde dès lors que les conditions posées par celui-ci sont remplies (Section I). Qualifiée de liberté moderne207, la liberté d’expression voit son régime juridique nécessairement évoluer sur internet (Section II).

Section I – La liberté d’expression inhérente à l’activité numérique

1080 – La liberté d’expression consacrée liberté fondamentale208. – La liberté d’opinion209 est une liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées210. C’est à l’occasion d’une question prioritaire de constitutionnalité que le Conseil constitutionnel définit la liberté d’expression comme étant une liberté fondamentale d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés211. La protection constitutionnelle de la liberté d’expression est fondée sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen212. Depuis celle-ci, ce droit a été rappelé dans de nombreux textes reprenant souvent la même formulation. Parmi eux, il peut être cité chronologiquement :

1948 – La Déclaration universelle des droits de l’homme213 adoptée par cinquante-huit États membres, énonçant : « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit ».

1950 – La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales214, énonçant : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites ».

1966 – Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques215, lui aussi énonçant : « Toute personne a droit à la liberté d’expression ; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix ».

2000 – La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne216 énonçant : « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières ».

2009 – À la suite de l’adoption de la loi Hadopi217, le Conseil constitutionnel a fait de l’accès à internet une composante de la liberté d’expression.

Cette liberté fondamentale à valeur constitutionnelle concerne à la fois les déclarations factuelles et les jugements de valeur218. Leur distinction s’opère sur le terrain probatoire. Cependant, autant il est possible d’apporter la preuve d’une déclaration factuelle, autant il est quasi impossible de la rapporter lorsqu’il s’agit d’un jugement de valeur, par définition d’ordre intérieur à l’individu. La distinction est importante. Si le juge conclut à un jugement de valeur, alors toute ingérence dans l’exercice des droits doit dépendre de l’existence d’une base factuelle suffisante pour la déclaration en cause. Faute de pareille base, un jugement de valeur peut se révéler excessif. Il est donc nécessaire de tenir compte des circonstances de chaque espèce et de la tonalité générale des propos tenus219.
1081 – Les limites de la liberté d’expression. – Ce droit hors du commun220 exprime l’identité et l’autonomie intellectuelle des individus et conditionne leurs relations aux autres individus et à la société221. À ce titre, la liberté d’expression comporte des limites. Elles prennent naissance en cas d’abus :

soit pour des raisons de sécurité nationale ou bien encore de sécurité des personnes lorsqu’il s’agit de protection de la santé, de la morale ;

soit pour protéger la réputation des individus ou les droits d’autrui.

Elles puisent leurs sanctions tant dans le droit civil que dans le droit pénal. Tenues de respecter et de faire respecter la Convention européenne des droits de l’homme, les juridictions doivent apprécier s’il existe un intérêt supérieur justifiant une limitation de la liberté d’expression. Dans l’affirmative, elles sont autorisées à prendre une mesure attentatoire à la liberté d’expression pour autant qu’elle soit proportionnée au but poursuivi222. Le juge, notamment pénal, procède à un contrôle de proportionnalité in concreto. Par exemple, en matière d’injures publiques supposées envers un particulier sur une antenne de télévision, la Cour de cassation a considéré que l’image satirique ou la bouffonnerie outrancière destinée à se moquer de l’individu prétendu victime (personnage politique au demeurant) ne délivrait pas pour autant un message de vindicte et de mépris et ne dépassait pas les limites de la liberté d’expression223. Cette position laisse planer un vent d’impunité au-dessus d’internautes coutumiers de publications de nature à porter atteinte à l’intégrité ou à la réputation des personnes, sauf si leur but est de nuire à la personne visée par la publication.
Le législateur omet de prendre position sur la conciliation entre le droit au respect de la vie privée224 et la liberté d’expression. Il laisse au juge le soin de trancher la suprématie de l’un ou l’autre droit, au cas par cas. Pour asseoir sa décision, la juridiction nationale est tenue de se référer aux articles 8 et 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, ainsi qu’à la jurisprudence de la Cour européenne225. En effet, l’appréciation de la restriction de la liberté d’expression ou de la sanction s’effectue sous contrôle européen226. En tout état de cause, les limites de la liberté d’expression doivent correspondre à un besoin social impérieux227 susceptible de justifier cette restriction.
1082 – Les fake news. – Les fake news sont souvent traduites par « fausses nouvelles ». Le sens qui leur est attribué ne fait pas consensus228. L’Académie française se risque à effectuer une tentative de définition quand elle publie sur son site dans la rubrique « Dire ou ne pas dire » : « Depuis plusieurs mois l’expression fake news s’est largement répandue en France. Celle-ci nous vient des États-Unis et nombre de commentateurs et de journalistes semblent avoir des difficultés pour lui trouver un équivalent français. Pourtant, ne serait-il pas possible d’user de termes comme bobard, boniments, contre-vérité, mensonge, ragot, tromperie, trucage ? »229. Si les fausses nouvelles existent dans la presse depuis fort longtemps, le phénomène des « infox »230 ou hoax231 inquiète par son ampleur virale232. Armes de désinformation massive, elles se propagent sur la toile comme une gangrène grâce notamment aux réseaux sociaux.
En l’état actuel de notre législation, elles sont poursuivies et punissables. En effet, elles sont traitées par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Son article 27 dispose que : « La publication, la diffusion ou la reproduction, par quelque moyen que ce soit, de nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées à des tiers lorsque, faite de mauvaise foi, elle aura troublé la paix publique, ou aura été susceptible de la troubler, sera punie d’une amende de 45 000 euros ». Cette disposition s’applique quel que soit le support utilisé, donc aux fake news publiées sur internet. Cependant, la difficulté de les sanctionner réside dans ses modalités d’application. Pour être répréhensible, il est nécessaire que le fait qui en est l’objet soit précis et circonstancié234, mensonger, erroné ou inexact dans sa matérialité ainsi que dans ses circonstances235. Il doit en outre être susceptible de troubler la paix publique et l’auteur de la publication doit être de mauvaise foi. De surcroît, le texte parle de l’auteur de la fausse publication mais ne vise pas les personnes, donc les internautes, propageant les fake news en les relayant. Les plateformes quant à elles répondent au même principe de responsabilité limitée que les hébergeurs236. Cela signifie qu’elles ne sont pas responsables de la diffusion des contenus par leurs utilisateurs, sauf lorsqu’elles ont eu connaissance du caractère manifestement illicite de ce contenu et refusent de procéder à son retrait.
Certes, une loi organique de 2018237 s’est penchée sur ce fléau. Cependant, les dispositions qu’elle contient concernent essentiellement le monde politique et ne sont pas adaptées à la vie citoyenne en dehors des périodes électorales.

Section II – L’évolution du régime juridique de la liberté d’expression sur internet

1083 – La liberté d’expression sujette aux fluctuations du temps. – La liberté d’expression est sujette aux fluctuations du temps238, c’est ainsi qu’internet a été soumis au droit de la presse. La notion de « service de communication audiovisuelle » s’applique aux sites web et plus généralement à toute fourniture publique d’informations sur internet239. Le Conseil d’État a en effet considéré dans un rapport de 1998240 qu’internet ainsi que les réseaux sociaux ne constituaient pas de nouveaux supports justifiant l’élaboration d’un nouveau corpus législatif, et estimé que le droit en vigueur s’appliquait au contenu des échanges et non au support.
En raison de la démultiplication des moyens d’expression sur la numérisphère, la conciliation entre maintien de la liberté d’expression et préservation de la sécurité cristallise toujours les débats. La discussion porte autour des éventuels inconvénients d’une diffusion de la pensée dans le cyberespace, en temps réel, sur toute la planète, avec des écrits électroniques parfois satiriques ou diffamatoires241. Leur contrôle semble chimérique. Pourtant, différentes réformes ont tenté d’apporter des solutions pour parfaire un équilibre précaire entre liberté et contrôle des abus242.
1084 – L’avènement du concept générique de la communication au public par voie électronique. – La loi du 21 juin 2004243, dite « LCEN », adopte un concept générique : celui de la communication au public par voie électronique. Elle reprend les dispositions de la loi relative à la communication audiovisuelle de 1986244 et affirme, compte tenu des avancées de l’accès aux technologies de l’information et de la communication (TIC) et de l’explosion du numérique :

la « communication au public par voie électronique est libre » ;

« L’exercice de cette liberté ne peut être limité que dans la mesure requise, d’une part, par le respect de la dignité de la personne humaine, de la liberté et de la propriété d’autrui, du caractère pluraliste de l’expression des courants de pensée et d’opinion et, d’autre part, par la protection de l’enfance et de l’adolescence, par la sauvegarde de l’ordre public, par les besoins de la défense nationale, par les exigences de service public, par les contraintes techniques inhérentes aux moyens de communication, ainsi que par la nécessité, pour les services audiovisuels, de développer la production audiovisuelle » ;

en outre, s’agissant des fournisseurs d’accès, des moteurs de recherche, d’hébergement, des forums de discussion, ou des plateformes web 2.0 : leur responsabilité peut être engagée si leur qualité de fournisseurs d’accès au sens de la loi est préalablement reconnue. La preuve de la connaissance du caractère illicite du message (au sens large) diffusé doit être apportée245. Soumis à une obligation de signalement des messages les plus attentatoires, ils sont tenus de répondre aux demandes de retrait. Lors de telles demandes, l’illicéité du contenu signalé doit présenter un caractère manifeste246. Ce qui est le cas lorsque le contenu publié sur la toile présente une incitation à la haine et la violence, fait l’apologie de crimes contre l’humanité ou d’actes terroristes, et enfin porte atteinte à la dignité humaine ou constitue de la pornographie enfantine.

Il faut attendre l’adoption de la loi Hadopi en 2009247 pour que le Conseil constitutionnel érige l’accès à internet en une composante de la liberté d’expression. En 2020, lors de la censure de la loi Avia visant à lutter contre les contenus haineux sur internet248, il a également réaffirmé :

la liberté pour chaque citoyen d’accéder aux voies de communication en ligne ;

la liberté de s’exprimer sur les réseaux sociaux eu égard « au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu’à l’importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des opinions ».

L’internaute est devenu un véritable transmetteur libre d’expression, à l’instar des professionnels de l’information. Il bénéficie au nom de la liberté d’expression de la même protection249.
1085 – L’assimilation de la liberté d’expression sur internet à la liberté de la presse. – Depuis 2004 donc, la communication au public par voie électronique est génériquement assimilée à la communication par voie de presse dont la liberté de communication est protégée depuis la loi sur la liberté de la presse de 1881250. Internet est, au sens de cette loi, considéré comme un espace de communication où, par hypothèse, la publication d’un message à l’intention d’un public inconnu et imprévisible est volontaire, critère déterminant pour qualifier juridiquement le délit de presse au sens de la loi précitée.
De même, tout forum destiné à tout public ou à une catégorie de public et ne présentant aucun caractère de correspondance privée est analysé par le biais de la notion de service de communication audiovisuelle251.
Ainsi donc les articles 29 et 32 et suivants de la loi sur la liberté de la presse sont applicables à tout message litigieux publié sur internet, qu’il s’agisse d’une diffamation ou d’une injure : « Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation252. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l’identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés ». L’injure quant à elle est constituée par toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferment l’imputation d’aucun fait.
Sur internet, comme ailleurs, les propos litigieux prennent la forme de textes, de photos, de commentaires, et plus spécifiquement sur internet, de vidéos, dont la plateforme TikTok est le leader mondial et l’une des applications préférées de la jeune génération253. De la liberté d’expression découle le droit de poster des avis assortis de commentaires sur internet. Même s’ils sont publiés au sujet de professionnels, les avis jugés négatifs ne peuvent donner lieu à retrait ni à indemnisation, sauf intention de nuire. Autrefois principalement réservés à l’hôtellerie et la restauration, les professionnels du droit, notaires et avocats, sont aujourd’hui visés par ce type de commentaires. En 2019, le président de la commission « Prospective et innovation » du Conseil national des barreaux a d’ailleurs rendu un rapport sur la notation des avocats sur internet254, dans lequel il met en avant la discrimination fondée sur la culture du like (« j’aime/j’aime pas »). Il s’en est ému en ces termes :
« La prestation juridique n’est pas un objet de consommation comme un autre (…) le service juridique (conseil ou défense) est à la fois une prestation de services mais aussi une garantie de sécurité juridique pour notre société et de liberté individuelle pour les citoyens (…). Les spécialistes de la notation et de l’e-réputation constatent qu’avec une note inférieure à 3,5/5, un professionnel reçoit moins d’appels que s’il n’était pas noté. Il n’y a pas de raison qu’il en soit différemment pour les avocats : l’internet crée un marché à la fois plus accessible mais aussi plus discriminant fondé sur la culture du “j’aime/j’aime pas” ».
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1087 – L’absence de référence textuelle à une quelconque frontière. – L’absence de référence à une quelconque frontière dans les textes prend tout son sens quand il s’agit de traiter des communications sur internet où la notion de frontière est imperceptible258. En effet, la Déclaration universelle des droits de l’homme mentionne expressément dans son article 19 « sans considérations de frontières ». Le post sur internet est relayé et consultable à partir de n’importe quelle partie du globe. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 fait lui aussi référence à l’absence de frontières lorsqu’il énonce dans les mêmes termes à l’article 19 « sans considération de frontières ». La même formulation est encore utilisée dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne signée en l’an 2000259.
Les dispositions de ces textes, alors même que le numérique n’existait pas encore ou n’en était qu’à ses balbutiements, s’ajustent au monde virtuel. Une autre formulation permet de s’en convaincre lorsque le Pacte international relatif aux droits civils et politiques vise la liberté de répandre des idées « par tout (…) moyen de son choix ».
1088 – La problématique du message litigieux à l’attention d’un public. – La publication fait le délit260 et constitue la caractéristique essentielle des infractions prévues par la loi du 29 juillet 1881 permettant l’incrimination pour délit de presse. Pour être sanctionné, le message litigieux doit être adressé au public en général ou à certaines catégories de public composé d’ensembles d’individus indifférenciés, sans considérations fondées sur la personne.
Reste à savoir si la notion de public sur la toile peut être considérée comme un public au sens de la législation. Le partage de contenus par les moyens d’expression tels que les forums, YouTube et les réseaux sociaux est sans conteste destiné à un ensemble d’individus. Ces individus sont-ils pour autant indifférenciés ? Un espace de publication électronique destiné au public se définit par opposition à la correspondance privée dont la définition est absente des lois et notamment celle de 2004 relative aux communications électroniques et aux services de communication audiovisuelle261. La diffusion d’un écrit est une distribution publique uniquement si les destinataires de cet écrit sont étrangers à un groupement de personnes liées par une communauté d’intérêts262. Cette notion de communauté d’intérêts a également fait débat. L’appréhension de cette notion évolue sous l’influence des comportements observés sur le net où la diffusion massive d’informations, leur rapidité et leur permanence constituent des risques nouveaux263. Ainsi il a été jugé qu’une « diffusion litigieuse sur le réseau internet, à destination d’un nombre illimité de personnes nullement liées par une communauté d’intérêts constitue un acte de publicité commis dès lors que l’information a été mise à la disposition des utilisateurs éventuels du site »264.
Cette imprécision latente rend difficile la répression d’une liberté d’expression abusive.
1089 – La répression des abus de la liberté d’expression commis sur la numérisphère. – Les abus de la liberté d’expression sont pénalement répréhensibles. Toutefois la compétence nationale des juridictions peut parfois poser problème. L’un des critères de compétence territoriale retenus par le droit pénal français est celui de l’accessibilité des contenus numériques depuis le territoire national265. Toutefois, ce critère fait l’objet de tempérance de nature à laisser dubitatif. Il ne caractérise pas à lui seul un acte de publication rendant le juge français universellement compétent pour en connaître, et ce même si le principe selon lequel le délit de diffamation ou d’injure perpétré par voie de presse est réputé commis partout où l’écrit a été publié266. L’accessibilité depuis la France doit être en lien avec la République française. Tel ne fut pas le cas d’une personne étrangère ayant diffusé en anglais des propos diffamatoires envers des particuliers de nationalité étrangère domiciliés au Japon depuis un site hébergé à l’étranger et accessible depuis le territoire français267.
En outre, les sanctions sont adaptées en fonction des auteurs des publications. Ainsi le particulier, auteur d’un blog, est puni moins sévèrement que ne le serait un professionnel, la justice répressive accordant plus de clémence.
1090 – L’apport de la loi Avia adoptée en 2020 en matière de contenus haineux. – Compte tenu de la multiplication des dérives commises sur les plateformes virtuelles, aux conséquences parfois irréparables, la loi Avia a été adoptée en 2020269, contre l’avis de la Commission européenne. Indicateur des préoccupations actuelles sur les posts laissés sur les sites virtuels dans l’intérêt général, la mission de l’observatoire qu’elle a créé est de suivre et d’analyser l’évolution des contenus à caractère haineux. Elle impose également aux hébergeurs le retrait de tout contenu manifestement illicite dans un délai de vingt-quatre heures de son signalement par toute personne. Le refus de suppression, ou son retard, fait l’objet d’une sanction portée à 250 000 € d’amende infligée au responsable du site et un an d’emprisonnement comme auparavant. À l’inverse, tout signalement abusif est punissable d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende. Elle opère une simplification du formalisme de notification de demande de retrait pouvant être effectuée auprès d’un hébergeur pour contenus manifestement illicites.
L’objection principale faite à cette loi est non seulement le retrait laissé aux mains des sites internet privés sans aucun contrôle du juge judiciaire garant des libertés fondamentales, mais également son atteinte à la liberté d’expression270.
Bien qu’imparfaite et grandement censurée par le Conseil constitutionnel271, elle a cependant le mérite d’ouvrir le champ des possibles vers plus de mesure dans les propos tenus sur la toile. La volonté de modérer l’expression agressive dans ce monde moderne existe dans d’autres pays voisins, à l’instar des Pays-Bas. En effet, pour la Cour constitutionnelle néerlandaise, la liberté d’expression est loin d’être absolue mais est soumise aux exigences d’attention et de correction à l’égard d’autrui dans les relations sociales272.
Devant la multiplication des méfaits de la liberté d’expression restés impunis sur internet, l’Académie internationale des droits de l’homme a conçu une charte dont l’objectif est le changement des mentalités en s’inspirant de la valeur morale de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen273. Elle affirme que le numérique ne doit pas être un vecteur de discrimination, d’incitation à la haine, ou d’actes attentatoires à l’intégrité et à la dignité de la personne humaine.

206) JCP G 1999, 5, doctr. 108, P. Auvret.
207) J.-M. Sauvé, Allocution de clôture du colloque organisé par le comité franco-britannique et irlandais sur « La liberté d’expression », Conseil d’État, 13 juin 2015.
208) Cons. const., 11 oct. 1984, no 84-181 DC (www.conseil-constitutionnel.fr/decision/1984/84181DC.htm).
209) Notion décrite par le Conseil constitutionnel allemand comme étant la notion moderne de la liberté d’expression, présente dans la loi fondamentale pour la République fédérale d’Allemagne du 8 mai 1949, en son article 5 (www.bundestag.de/resource/blob/189762/f0568757877611b2e434039d29a1a822/loi_fondamentale-data.pdf).
210) La liberté d’expression se confond parfois avec d’autres libertés pouvant devenir des synonymes de la notion (www.conseil-constitutionnel.fr/nouveaux-cahiers-du-conseil-constitutionnel/la-liberte-d-expression-dans-les-jurisprudences-constitutionnelles).
211) Cons. const., 18 mai 2018, no 2018-706 QPC (www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2018/2018706QPC.htm).
213) DUDH, 10 déc. 1948, art. 19 (www.un.org/fr/universal-declaration-human-rights/).
214) Conv. EDH, 4 nov. 1950, entrée en vigueur le 3 septembre 1953, art. 10 (www.echr.coe.int/Documents/Convention_FRA.pdf).
215) PIDCP, 16 déc. 1966, art. 19, 2. Contrairement à la Déclaration universelle des droits de l’homme à valeur purement morale, le pacte est doté d’une force exécutoire (www.eods.eu/library/UN_ICCPR_1966_FR.pdf).
216) Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, 7 déc. 2000, art. 11 (www.europarl.europa.eu/charter/pdf/text_fr.pdf).
217) Cons. const., 10 juin 2009, no 2009-580 DC ; L. no 2009-269, 12 juin 2009, favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, dite « loi Hadopi » : JO 13 juin 2009, p. 9675 (www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000020735432&categorieLien=id).
218) CEDH, 12 juill. 2016, no 50147/11, Reichman c/ France : JurisData no 2016-020711 (www.doctrine.fr/d/CEDH/HFJUD/CHAMBER/2016/CEDH001-165023 ; www.droit-technologie.org/wp-content/uploads/2016/11/annexes/actuality/1804-1.pdf).
219) CEDH, 9 janv. 2018, no 18597/13, GRA Stiftung Gegen Rassismus und Antisemitismus c/ Suisse (https://hudoc.echr.coe.int/app/conversion/pdf?library=ECHR&id=003-5966584-7628734&filename=CEDH.pdf).
220) F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, PUF, coll. « Droit fondamental », 7e éd. 2005, p. 451.
221) M. Verpeaux, La liberté d’expression dans les jurisprudences constitutionnelles : Nouveaux Cah. Cons. const. 2012, no 36.
222) A. Lacabarats, colloque Cour de cassation, « Vie privée et média », 2012 (www.courdecassation.fr/venements_23/colloques_4/2002_2036/vie_privee_medias_8379.html).
223) Cass. crim., 20 sept. 2016, no 15-82.941, inédit, non publié au bulletin (www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?idTexte=JURITEXT000033143954).
224) V. supra, Chapitre I, « La vie privée digitale ».
225) JCl. Communication, Synthèse – Liberté d’expression, par A. Lepage.
226) CEDH, 16 juill. 1971, série A, no 13, p. 42, § 104, Ringeisen c/ Autriche (www.persee.fr/doc/afdi_0066-3085_1974_num_20_1_2275).
227) CEDH, 7 déc. 1976, série A, no 24, Handyside c/ Royaume-Uni (https://hudoc.echr.coe.int/fre#{%22itemid%22 :[%22001-62057%22]}). – CEDH, 21 janv. 1999, Fressoz et Roire c/ France (http://hudoc.echr.coe.int/fre?i=001-63456).
230) Combinaison de : info et intox.
231) Traduite de l’anglais « canular », en informatique signifie : information erronée ou inévitable profitant de la puissance internet pour se propager à grande échelle. Certains sites, à l’instar de HoaxBuster et HoaxKiller, recensent les plus répandus (www.vienne.gouv.fr/content/download/16030/103769/file/HOAX.pdf).
232) Comm. UE, 26 avr. 2018, Lutter contre la désinformation en ligne : une approche européenne (https://ec.europa.eu/transparency/regdoc/rep/1/2018/FR/COM-2018-236-F1-FR-MAIN-PART-1.PDF).
233) Parlement européen, 18 févr. 2019, Rapport final sur la désinformation et les fake news (https://publications.parliament.uk/pa/cm201719/cmselect/cmcumeds/1791/179102.htm).
234) CA Paris, ch. 11, sect. A, 18 mai 1988 : JurisData no 1988-025000.
235) CA Paris, ch. 11, sect. 1, 7 janv. 1998, Ministère public c/ M. Arnal et S. Charpentier.
236) Selon l’article 6, I, 2o de la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN), sont hébergeurs : « Les personnes physiques ou morales qui assurent, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services ».
237) L. no 2018-1202, 22 déc. 2018, relative à la lutte contre la manipulation de l’information : JO 23 déc. 2018, no 0297, texte no 2 (www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000037847559&dateTexte=20200822). – M. Verpeaux et A. Macaya, Jurisprudence constitutionnelle : JCP G 2020, no 13, doctr. 397. – E. Derieux, Lutte contre la manipulation de l’information : JCP G 2019, no 3, 38.
238) J.-M. Sauvé, Allocution de clôture du colloque organisé par le comité franco-britannique et irlandais sur la « liberté d’expression », Les usages contemporains de la liberté d’expression, à l’ère du pluralisme et du numérique, Conseil d’État, 13 juin 2015 (www.conseil-etat.fr/actualites/discours-et-interventions/les-usages-contemporains-de-la-liberte-d-expression-a-l-ere-du-pluralisme-et-du-numerique).
239) Sénat, Droit civil. – Adaptation du droit de la preuve aux technologies de l’information et à la signature électronique – Audition de Mme Isabelle Falque-Pierrotin, maître des requêtes au Conseil d’État, rapporteur général du groupe d’étude du Conseil d’État, auteur du rapport « Internet et les réseaux numériques » (www.senat.fr/commission/loi/Lois991220.html).
240) Rapport du Conseil d’État, « Internet et les réseaux numériques », 2 juill. 1998, p. 169 (www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/984001519.pdf).
241) N. Mallet-Poujol, La liberté d’expression sur l’internet : aspect de droit interne : D. 2007, p. 591.
242) Rapport public, « Du droit et des libertés sur internet », 27 mars 2000 (www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/004001056.pdf).
243) L. no 2004-575, 21 juin 2004, pour la confiance dans l’économie numérique (dite « LCEN »), art. 1er, IV : JO 22 juin 2004, p. 11168.
244) L. no 86-1067, 30 sept. 1986, relative à la communication audiovisuelle, dite « loi Léotard » : JO 1er oct. 1986, p. 11749 (www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000006068930).
245) V. supra, Commission 1, Partie II, no 1082.
246) L. no 2004-575, art. 6, I, al. 2 et 3, mod., préc.
247) V. supra, no 1080.
248) V. infra, no 1090.
249) Ch. Bigot, Régulation des contenus de haine sur internet : retour sur le désaveu infligé par le Conseil constitutionnel à l’encontre de la loi « Avia » : D. 2020, 1448.
250) L. 29 juill. 1881, sur la liberté de la presse (www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000006070722).
251) C. Latry-Bonnart, L’arsenal pénal juridique sur internet : Gaz. Pal. 1997, 2, doctr. p. 997.
252) Ord. 6 mai 1944, relative à la répression des délits de presse : JCl. Communication, Fasc. 114. – Cass. crim., 13 avr. 2010, no 09-82.389 : Bull. crim. 2010, no 70 ; « Pour constituer une diffamation, l’allégation ou l’imputation qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne doit se présenter sous la forme d’une articulation précise de faits de nature à être, sans difficulté, l’objet d’une preuve ou d’un débat contradictoire » (www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?idTexte=JURITEXT000022213115).
254) Rapport relatif aux notations, classements et avis sur internet concernant les avocats, 12 oct. 2019 (www.cnb.avocat.fr/fr/actualites/notation-et-avis-sur-internet-opportunite-ou-menace-pour-les-avocats).
255) CA Paris, pôle 1, ch. 8, 22 mars 2019, no 18/17204 : JurisData no 2019-004279 ; JCP G 2019, 468, G. Kessler. – V. aussi, sur le refus de suppression des avis, sur le fondement de l’art. 6, I, 8 de la loi no 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, L. no 2004-575, 21 juin 2004, préc., faute de l’évidence requise en référé, TGI Paris, réf., 11 juill. 2019 : legalis.net.
256) TGI Paris, ord. réf., 6 avr. 2018 : cette chronique JCP E 2019, 1043, § 10 ; Comm. com. électr. 2018, comm. 49, N. Metallinos ; RLDI mai 2018/148, no 5212, Ch. Legris et G. Camin.
257) TGI Paris, réf., 12 avr. 2019 : Comm. com. électr. 2019, comm. 50, N. Metallinos. – V. aussi, à propos de fiches « Google My Business », statuant sur le fondement de l’art. 6, I, 8 de la LCEN, CA Paris, pôle 1, ch. 8, 22 mars 2019, no 18/17204, préc. ; TGI Paris, réf., 11 juill. 2019, préc.
258) I. Scherrer, Internet, un réseau sans frontière ? Le cas de la frontière franco-belge : Annales de géographie 2005/5, no 645, p. 471 à 495 (www.cairn.info/revue-annales-de-geographie-2005-5-page-471.htm).
259) V. supra, no 1080, La liberté d’expression, consacrée liberté fondamentale.
260) G. Barbier, Code expliqué de la presse : traité général de la police de la presse et des délits de publication, 2eéd. 1911, t. 1, no 243.
261) L. no 2004-575, 21 juin 2004, dite « LCEN », préc. ; L. no 2004-669, 9 juill. 2004, relative aux communications électroniques et aux services de communication audiovisuelle : JO 10 juill. 2004, no 159, p. 12483 (www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000439399&dateTexte=20200816).
262) Cass. 2e civ., 24 janv. 2002, no 00-16.985 : Bull. civ. 2002, II, no 2, p. 1 (www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?idTexte=JURITEXT000007045947). P. Auvret, L’application du droit de la presse au réseau internet : JCP G 1999, no 5, doctr. 108.
263) CEDH, 16 juin 2015, no 64569/09, Delfi AS c/ Estonie (https://hudoc.echr.coe.int/fre#{%22itemid%22 :[%22001-155627%22]}).
264) CA Paris, 2e sect., 23 juin 2000 : Légipresse nov. 2000, no 176, III, 182, note Rojinsk.
265) TGI Paris, ord. juge réf., 22 mai 2000, Assoc. « Union des étudiants juifs de France » et Ligue contre le racisme et l’antisémitisme c/ Yahoo et Inc. et Yahoo France.
266) Cass. crim., 3 févr. 2009, no 08-82.375 : Bull. crim. 2009, no 26 (www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?oldAction=rechJuriJudi&idTexte=JURITEXT000020289760&fastReqId=58612505&fastPos=1).
267) Cass. crim., 12 juill. 2016, no 15-86.645 : Bull. crim. 2016, no 218 (www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?idTexte=JURITEXT000032900131).
268) A. Lepage, Internet – Prescription de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 : Comm. com. électr. 2006, no 12, comm. 162.
269) L. 24 juin 2020, no 2020-766, visant à lutter contre les contenus haineux sur internet : JO 25 juin 2020, no 156, texte no 1 (www.legifrance.gouv.fr/eli/loi/2020/6/24/JUSX1913052L/jo/texte).
270) Dr. pén. 2020, alerte 76 ; JCP G 2020, no 29, 882.
271) Censure de la loi Avia par le Conseil constitutionnel : un fil rouge pour les législateurs français et européens : Dalloz actualités, 29 juin 2020. – Cons. const., 18 juin 2020, no 2020-801 DC : JO 25 juin 2020 (www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2020/2020801DC.htm).
272) Cour suprême des Pays-Bas, 1re division / 13061997 / 16345 / f) Rechtspraak van de Week, 1997, 142.
273) Charte d’éthique et de civilité commune aux usagers de l’internet élaborée en 2003 par l’Académie internationale des droits de l’homme (https://cdn.website-editor.net/b676f726306243a1bd64b73557c72d2a/files/uploaded/charte_cnil.pdf).


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