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2021 – Rapport du 117e congrès – Commission 1 – Chapitre II – L’assistance humaine au service des citoyens

PARTIE I – Les droits fondamentaux de la personne face au numérique
Titre 1 – La participation des citoyens à la vie sociale numérique
Sous-titre 2 – L’accompagnement dans la vie sociale numérique

Chapitre II – L’assistance humaine au service des citoyens

1047 Traditionnellement comprise comme l’ensemble des besoins des citoyens, l’utilité sociale est une notion complexe et conjoncturelle. Elle se redéfinit face au numérique (Section I).
L’utilisateur de big datas est un novice, sujet aux erreurs d’interprétation de la norme juridique. Prendre le rigorisme binaire des algorithmes pour normalité risque d’entraîner des effets indésirables pour les générations à venir. La loi fixe par définition des principes généraux et implique nécessairement une capacité interprétative et cognitive. Cette capacité qu’ont les juristes est bien supérieure à ce que peut offrir aujourd’hui la machine dotée d’algorithmes fondés sur un système purement binaire (bit). Dans ce contexte, la place des professionnels du droit permet de maintenir l’ordonnancement d’une société équilibrée et sereine (Section II).

Section I – L’utilité sociale face au numérique

1048 – La notion d’utilité sociale. – L’utilité sociale comprend l’ensemble des besoins des citoyens au-delà des intérêts particuliers et configure les rapports entre le citoyen et l’État. Elle conjugue ce qui sert positivement à la société et les effets induits du progrès. En cela elle est une notion conjoncturelle, donc nécessairement évolutive. La notion d’utilité sociale est également variable. D’une part, l’idéal social diverge selon les catégories de personnes. D’autre part, ce qui est ou non utile à la société est appréhendé différemment selon les territoires. Les dimensions environnementales de mieux-être social sont influencées par la politique menée par chaque pays concerné. Plus qu’une notion, l’utilité sociale à l’ère du numérique relève du concept : ce qui est utile pour chacun comme source de bien-être et de progrès. Lorsque l’on parle d’utilité pour les citoyens, la question de la place du numérique se pose. Il est qualifié de progrès social, mais son utilité pour les générations à venir se mesure sous l’angle de la sécurité.
1049 – L’incursion du numérique dans la vie citoyenne. – Le numérique se veut d’intérêt général. Cependant, son incursion dans la vie des citoyens a modifié les rapports entre les personnes. La définition du terme « amitié » évolue sous l’impact du numérique : un ami sur Facebook est loin de correspondre à un ami dans la vie réelle. L’implication des individus dans les réseaux sociaux est aujourd’hui synonyme de dynamique sociale. L’absence de participation est perçue comme une attitude passéiste source d’exclusion économique, volontaire ou non. Le droit de ne pas participer à cette dynamique sociale via le numérique est pourtant bien réel quoiqu’en parfaite contradiction avec la volonté du tout numérique affichée par le politique.
Les professionnels de l’action sociale, quant à eux, endossent un rôle d’assistant numérique123 des citoyens. Remèdes de dernier secours, ils s’immiscent dans la vie sociale dématérialisée en effectuant très souvent les démarches aux lieu et place de l’usager du droit. Un site gouvernemental, « Aidants Connect », a été créé pour les accompagnants à cet effet124. Des appels à candidature fleurissent, notamment sur des sites comme « Maison France Service », ou bien encore « Cyberbase »125. Cette aide apportée aux usagers en difficulté numérique entraîne des conséquences juridiques quant à la protection des données dites « sensibles » : identité, situation familiale, revenus, identifiants, codes d’accès, etc. Le 23 janvier 2019, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) a imaginé un modèle de mandat pour les travailleurs sociaux réalisant des formalités pour le compte des usagers, censé permettre la sécurisation des formalités concernées tout en évitant les mises en responsabilité126.
Cette incursion numérique impacte également toutes les disciplines du droit.
1050 – Le numérique saisit le droit. – Le droit est similaire à une grammaire sociale offrant protection aux personnes et articulation des rapports entre elles. Sa place primordiale dans la vie sociale participe de l’intérêt général fondant la légitimité de l’État. Or, le numérique modifie la notion d’intérêt général et celui des particuliers. Il modifie les concepts du droit traditionnel. Avoir conscience du progrès nécessite d’y participer en instaurant des règles de protection des personnes, à l’instar des professionnels du droit. L’ordonnancement d’une société équilibrée passe par le respect de la règle de droit décorrélé de tout intérêt économique aux mains d’entreprises numériques hébergeuses127. Or le non-respect des droits fondamentaux de la personne est un facteur de désorientation sociale. Chaque branche du droit est concernée par la connaissance et la divulgation des données et entraîne des questions éthiques. Dès la naissance, le bébé est numérisé par l’échographie et susceptible d’être la cible numérique d’une existence virtuelle. L’autorité parentale est exercée en ligne grâce à des outils high-tech tels que Family Facility ou kidganizer sur iPhone, sans que personne ne se préoccupe de la possible récupération des données et documents mis en ligne (comme les plannings, les livrets de famille, ou bien encore les bulletins scolaires de l’enfant…).
Les innombrables identifiants font partie de ce que M. le Professeur Dominique Boullier appelle une « fiction vraie » de l’identité aujourd’hui128. Or, la question de l’identité numérique129 est primordiale, le sentiment d’identité évolue sous le joug du monde virtuel130. Elle est utilisée dès l’adolescence lors de la participation aux réseaux sociaux. La présence de l’individu sur la toile, ignorant les frontières géographiques et juridiques, soulève également nombre de difficultés particulières, notamment celles de la notion de citoyenneté ou de la domiciliation. Une autre problématique est apparue avec l’incursion du numérique dans la vie citoyenne : celle de la mort. À l’origine seulement clinique, la définition de la mort devient numérique131. La personnalité prend fin avec la mort réelle ou présumée, mais sa protection se poursuit au-delà. Les restes de la personne décédée sont nécessairement traités avec dignité et décence132. À l’ère numérique, la question se pose de l’image de la dépouille mortelle du corps humain et de son avatar pouvant être assimilé à une image de la dépouille mortelle.

Section II – L’utilité sociale des professionnels du droit

1051 Le conformisme numérico-technique gomme les particularismes sociaux. Le numérique conduit en effet à restreindre les situations dans lesquelles se trouve chaque citoyen, provoquant ainsi une standardisation. Pour pallier les travers de la digitalisation galopante, la création d’un relais entre la vie dans le monde réel et la vie dans le monde virtuel est indispensable. Sur le plan juridique, le citoyen a besoin de transparence, d’explications, de connaître la raison de la décision adoptée et les recours possibles… L’accès au droit exige un accompagnement humain. Éviter à l’usager du droit le leurre provoqué par le big data, repenser le droit, le créer, telle est la mission du professionnel du droit augmenté au rendez-vous de la troisième révolution majeure.
1052 – L’indispensable lien entre les disciplines du droit et les hommes. – Le citoyen, consommateur de droit, est en mesure d’accéder à une pluralité de solutions parmi lesquelles figure toute une architecture numérique. Cet espace technologique nécessite un accompagnement par les professionnels du droit. Le vecteur vitesse / efficacité prôné par les plateformes se transforme en un vecteur vitesse / insécurité juridique dont l’enjeu devient philosophique pour une société stable et apaisée. En effet, la communication aguichante qu’est le teasing manipule souvent le néophyte, même involontairement, dans la façon d’appréhender les règles juridiques. Les sites de divorce en ligne où les futurs « ex-époux » remplissent un questionnaire d’état civil, de composition des patrimoines, payent pour la prestation et s’imaginent être divorcés sans autre formalité en sont un exemple. Cette approche empreinte de benchmarking, autrement dit de marketing fondé sur le ratio performance/business, a produit un artefact peu propice à l’évolution d’une société numérique respectueuse des piliers sur lesquels a été fondée notre société.
La raison d’être des professionnels du droit dans un monde numérique est plus que jamais nécessaire. D’un bout à l’autre de la chaîne de services en ligne se trouvent des particuliers, des consommateurs. Dans un monde gouverné par le e-business, la réactivation des liens entre les différentes disciplines du droit, les hommes et les choses, se justifie par une plus-value intellectuelle ou technique. En effet, connaître n’est pas savoir133. Une application dédiée, quel que soit le prix de son utilisation, laisse croire à la possibilité de bénéficier du même niveau de services juridiques que ceux déployés par les professionnels du droit. Cette approche souvent crédible séduit pourtant le plus grand nombre. Leur utilité est surtout celle du profit tiré par les entreprises numériques. Les plateformes ont certes le mérite de pouvoir répondre à des questions simples. Néanmoins, l’absence d’interlocuteurs humains renforce le sentiment d’insécurité. Devant « l’obésité informationnelle », le néophyte est démuni ou fourvoyé. Le professionnel du droit est en mesure de considérer la spécificité de l’individu, des faits, et des circonstances propres à chaque situation. Cette faculté de raisonnement affiné par la logique juridique est un rempart de protection des individus et une garantie de stabilité sociale.
1053 – La correspondance numérique épistolaire, tremplin de la prise de contact. – Depuis quelques années déjà, les juristes se sont emparés des moyens technologiques pour informer le plus grand nombre. Ils ont mis à la disposition des internautes des fiches renfermant des informations générales concernant notamment les droits extrapatrimoniaux de la personne. Ils offrent ainsi des indications rudimentaires sur les droits subjectifs protégeant les personnes dans leur individualité, dans leur vie familiale et sociale. Cet accès aux informations en ligne peut être un tremplin pour la prise de contact avec les professionnels du droit. Le langage reste cependant irremplaçable. Il permet en effet l’explication d’une situation, l’appréciation des faits, l’approfondissement de la règle et l’ajustement de la décision.
1054 – L’équilibre entre prévention et protection. – Les professionnels du droit ont cette fonction d’assurer un équilibre entre prévention et protection des individus tout au long de leur existence. Défenseurs du droit, ils participent pour certains au maintien de l’état de droit fondateur d’une société saine et vertueuse en ce qu’ils repensent et créent le droit pour adapter les normes aux effets induits souvent néfastes du numérique. Ces effets découlent de l’absence de vigilance des utilisateurs lorsqu’ils participent à la vie digitale. L’engouement pour les réseaux sociaux en est un parfait exemple. Tout devient traçable, le comportement, les points de vue de chacun grâce aux commentaires laissés sur les réseaux. La vie privée est laissée en pâture au plus grand nombre et susceptible d’appropriation malveillante. Les données laissées sur la toile laissent transparaître l’existence et l’activité des internautes. Toutes ces informations numériques sont source de danger comme potentiellement récupérables notamment par des hackers. L’informatique quantique sera susceptible de s’accaparer tous les codes confidentiels. Tous ces risques générés par la participation à la vie numérique ont une incidence sur le droit. Chacune de ses branches est concernée. Le droit privé notamment est particulièrement touché. C’est précisément en cela que les professionnels du droit ont un rôle à jouer pour mener une réflexion profonde sur les normes en vigueur à même de protéger les individus. Certaines règles de droit sont adaptées à l’évolution numérique, d’autres sont complètement obsolètes ou inappropriées. Les recours contre l’utilisation numérique abusive sont dans ce cas impossibles.
1055 – L’utilité sociale est consubstantielle à la fonction notariale. – Sur tout le territoire national se développent des lieux gratuits pour obtenir des informations ou des conseils juridiques. Ce sont les points relais d’accès au droit (PAD/RAD), les maisons de justice et du droit (MJD), ou bien encore les coordinations par les conseils départementaux de l’accès au droit (CDAD). La multiplication des initiatives démontre un besoin de sécurité. La singularité des situations et la prolifération parfois perverse du maillage informationnel impactent le citoyen et peuvent conduire à une absence d’équité. Or, la sécurité juridique, l’équité sont de l’essence même de la fonction notariale. Le notariat est doté d’une fonction relevant de la puissance publique. Officier public délégataire de la puissance publique, le notaire qualifié par le juge européen de « magistrat de l’amiable »136, est l’interface entre l’État et le citoyen tout au long de sa vie.
Il est perçu comme une personne de confiance à même d’apporter de la sécurité dans un espace instable en pleine évolution. Le notariat a d’ailleurs su s’adapter à la mutation de la société et apporte son aide à la construction du droit. Il sécurise les relations entre les personnes, leur identité numérique137, la circulation des contrats grâce à la création de blockchains dédiées138. On lui confère des missions augmentées139.
Les notaires exercent une profession de services et maintiennent l’indispensable lien social. Ils recherchent une eurythmie entre le respect de la règle de droit et la commune intention des parties. À la différence de la machine, ils construisent une stratégie adaptée à chaque situation, en considérant les paramètres juridiques, certes, mais également économiques et surtout humains. Lorsqu’une question est posée à une machine, la réponse informatique se contente de trouver une règle. Idéale sur le plan théorique, la solution présentée numériquement comme la meilleure qui soit peut se révéler inadéquate. D’une part, l’implication induite sur d’autres matières, comme les incidences fiscales ou économiques, ne seront pas décelées. D’autre part, le facteur humain ou sentimental est hors de portée du numérique. Enfin, l’analyse transversale des matières juridiques conciliée avec les intérêts en présence est essentielle. Les notaires, loin de se contenter d’une solution pertinente sur le plan purement juridique, en examinent plusieurs, échangent avec les parties, expliquent, comparent, proposent. Ils peuvent ainsi trouver le point d’équilibre compte tenu de leurs attentes, de leur vécu, de leur ressenti, de leurs émotions.
En outre, ils assurent la moralité et la sécurité de la vie contractuelle140 en garantissant équité et sécurité juridique dans les rapports entre les citoyens à tous les stades de leur vie, de la naissance à la mort. Devant la frénétique vie numérique, le notariat est capable de créer des solutions inexplorées.

127) Actes du colloque organisé par l’UFR pluridisciplinaire de Bayonne le 17 février 2012, par le CDRE et le programme ERC Lascaux en droit de la sécurité alimentaire mondiale, Droits fondamentaux, ordre public et libertés économiques, Fondation Varenne, 2013 (https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01081733/file/Inte%C2%A6%C3%BCrieur-DroitFondamentaux %28312p.%29.pdf).
128) D. Boullier, Au-delà des territoires numériques en dix thèses (https://spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/3cr7jj61bs68cvg9988ojeki6/resources/au-deladesterrtoiresnumeriquesouvragev3.pdf. – F. Rowe, Sociétés de la connaissance et prospective : homms, organisations et territoires, Université de Nantes, 2009, p. 1-15 (hal-01063000).
129) V. infra, Commission 1, Partie II, nos 1117 et s.
130) D. Gutmann, Le sentiment d’identité, étude de droit des personnes et de la famille : RID comp. oct.-déc. 2000, vol. 52, no 4, p. 974-976 (www.persee.fr/doc/ridc_0035-3337_2000_num_52_4_18652).
131) V. infra, Commission 1, Partie III, nos 1357 et s.
132) C. civ., art. 16-1-1.
133) Alan Turing, considéré comme le père de l’intelligence artificielle, l’a martelé : « Recognition is not undestanding » i.e. : « Reconnaître n’est pas comprendre ».
134) V. infra, no 3504.
136) CEDH, 21 mars 2017, no 30655/09, Ana Ionita c/ Roumanie : JurisData no 2017-017016.
137) V. infra, nos 1117 et s. ; et infra, nos 3554 et s.
138) V. infra, nos 3402 et s.
139) V. infra, nos 3397 et s.
140) Règlement national des notaires, établi par le Conseil supérieur du notariat, en application de l’article 26 du décret no 71-942 du 26 novembre 1971, et approuvé par arrêté de la ministre d’État, garde des Sceaux, ministre de la Justice et des Libertés, en date du 24 décembre 2009.


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