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2021 – Rapport du 117e congrès – Commission 1 – Chapitre I – L’état des lieux de la dématérialisation de la vie sociale

PARTIE I – Les droits fondamentaux de la personne face au numérique
Titre 1 – La participation des citoyens à la vie sociale numérique
Sous-titre 1 – La dématérialisation de la vie sociale

Chapitre I – L’état des lieux de la dématérialisation de la vie sociale

1006 Dresser un état des lieux de la dématérialisation aujourd’hui est une tache ambitieuse. L’avènement du web 2.0 a transformé l’informatique en numérique. Il a placé le consommateur d’internet au centre de son fonctionnement, et l’utilisateur a été peu à peu métamorphosé en fournisseur de contenus. Quant au web 3.0, baptisé « web sémantique », il a transformé l’individu en homme connecté en permanence.
De l’hypertexte de Ted Nelson à nos jours, cette évolution heuristique a essaimé dans tous les domaines.
1007

1008 La dématérialisation affecte les règles gouvernant les citoyens, impliquant une évolution normative des droits dématérialisés. Elle s’est opérée sinueusement à tous les niveaux de la sphère administrative (Section I). Le monde judiciaire et juridique a lui aussi cédé à l’appel du big data et s’engouffre dans le tunnel numérique (Section II).

Section I – La dématérialisation administrative

1009 L’action publique s’oriente vers une dématérialisation maximale. La vie sociale, privée et professionnelle s’en trouve nécessairement impactée. Ces dix dernières années, les téléprocédures ont été décuplées et rendues obligatoires pour la plupart.
1010 – L’orientation de l’action publique vers le 100 % dématérialisé11. – Le processus de dématérialisation a pris naissance en 1998 avec le programme d’action gouvernementale pour la société de l’information (Pagsi). Il a réellement débuté en l’an 2000 par la création du portail administratif numérique intitulé « service-public.fr »12. En 2013, un programme de simplification ayant pour objectif de rendre les procédures plus efficaces a été annoncé. Depuis, le programme dénommé « Action publique 2022 » a été lancé le 13 octobre 2017 affichant officiellement une volonté de faire de la France un État numérique majeur13. L’ascension fulgurante de la dématérialisation se poursuit en avril 2019 avec la mise en place par l’État d’un programme nommé « Tech.gouv »14 destiné à accélérer le processus de dématérialisation totale.
Cette transformation numérique de l’action publique s’opère à ce jour sous l’égide de la direction interministérielle du numérique15 (Dinum). Ce programme fait montre d’une volonté de simplification, d’inclusion, d’attractivité, de maîtrise, d’économies et d’alliances avec les acteurs publics et privés.
Cette orientation de l’action publique vers une dématérialisation totale n’a pas fait l’objet de débats avec les citoyens : aucune consultation publique n’a été organisée à cet effet, aucun programme électoral n’en a fait mention. Une loi référendaire aurait sans doute permis aux citoyens de s’exprimer sur cette évolution numérique et de prendre part à ce projet pour se sentir concernés et impliqués.
1011 – L’impact de la dématérialisation sur la vie sociale des individus. – Le développement du numérique impacte toutes les étapes de la vie sociale. Son usage est perçu comme un levier de modernisation.
En 2015 l’administration numérique, appelée « e-administration », a été augmentée par le droit pour tout usager de saisir l’administration par voie électronique (SVE)17. Parfois proposées et souvent imposées, les démarches administratives s’effectuent en ligne dans des domaines très variés. Les exemples suivants en font la démonstration :

le recensement ;

le changement de coordonnées ;

les demandes d’état civil ;

les demandes d’extrait de casier judiciaire ;

l’achat de timbres fiscaux pour l’obtention d’un passeport ;

le paiement des amendes en ligne ;

les déclarations fiscales et le paiement en ligne (via le site « impôts.gouv.fr ») ;

le changement de carte grise des véhicules ;

le constat amiable en cas d’accident avec transmission à l’assurance (e-constat accessible par le portail du service public grâce à une application App Store ou Google Play) ;

la protection maladie universelle maladie (PUMa [ex-CMU]) via le site dédié Ameli.fr ;

l’inscription pour un parcours d’études (lycée, enseignement supérieur) à l’aide d’un identifiant national étudiant unique (INE) ;

la délivrance d’attestation de diplômes ou leur authentification (via le site « diplôme.gouv.fr » proposé par les ministères en charge de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur).

En 2020, la Dinum se félicite de cette hypercroissance. En parallèle, comme pour faire taire les craintes face à l’internet abyssal, des sites d’explicitations sont mis en service, tel celui proposant un guide pédagogique sur les algorithmes publics via le portail « code.etalab.gouv.fr ». Ce besoin de traduction démontre que le numérique et ses utilisations demeurent opaques et ne sont pas maîtrisés. C’est un peu comme consommer un plat sans en connaître ni les composantes, ni leur source, ni leur parcours.
La dématérialisation est imposée à des générations souvent démunies de connaissances numériques, et dont l’enseignement en la matière semble faire défaut.
1012 – L’impact de la dématérialisation sur la vie sociale professionnelle. – La dématérialisation gagne également le monde de l’entreprise18. L’utilisation des nouvelles technologies est censée améliorer les relations clients en mettant en avant l’interactivité. Elle permet avant tout de récolter des données en vue de leur exploitation à des fins marketing, ce qui constitue une véritable manne. Le marché économique s’est rapidement adapté. Les établissements de crédit proposent aujourd’hui des financements dédiés aux choix technologiques des entreprises. Les compagnies d’assurance présentent des systèmes d’assistance numérique. Les plateformes se multiplient, à l’instar de France Num19, portail d’aide à la transformation numérique de l’entreprise basée sur le collectif participatif. De nouveaux services sont proposés pour agencer un plan de business development adapté à chaque secteur d’activité. Tel est le cas de la plateforme web mise en place par la chambre de commerce et d’industrie de Paris Île-de-France, « Les digiteurs »20, avec son programme de formation pour « appréhender l’univers de la transformation digitale » de l’entreprise et permettre d’« accéder à des solutions agiles et collaboratives »21. La réforme de programmation d’injonction prévoit une procédure simplifiée de recouvrement des petites créances, accessible via un site créé par la Chambre nationale des commissaires de justice, « credicys.fr »22. La charge du traitement dématérialisé des injonctions de payer sans audience a été confiée à une juridiction nationale23.
1013 – Les téléprocédures obligatoires. – Parallèlement à l’adaptation de l’économie sectorielle à l’évolution technologique, l’ensemble des secteurs d’activité sont contraints d’utiliser la voie informatique pour se mettre en conformité avec la réglementation :

l’agriculture a recours depuis 201624 aux télédéclarations obligatoires pour toute demande relative à la politique agricole commune (PAC). Le site « Telepac »25, dont l’hébergeur est un établissement public à caractère administratif, lui est consacré. De même, l’octroi des aides communautaires pour la distribution des produits laitiers dans les établissements scolaires nécessite d’utiliser la téléprocédure « Lasco ». Cette procédure dématérialisée permet aux établissements agréés par FranceAgriMer26 de constituer leur demande à distance ;

l’industrie et le commerce ne sont pas en reste. À titre d’exemple, en matière douanière les déclarations ou le dépôt des demandes sont obligatoirement dématérialisés dans tous les domaines d’activité tels que le commerce international, la viticulture (déclaration de récolte), l’énergie, l’environnement (télédéclaration des installations classées ICPE)27. La Direction générale des douanes et des droits indirects a ouvert un web service aux professionnels : le guichet immatériel unique du dédouanement (GUN)28. Cette mise en place s’est faite sous l’impulsion de l’Organisation des Nations unies, de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et de l’Union européenne, suite à l’accord sur la facilitation des échanges (AFE). Cet accord multilatéral, opérationnel depuis son adoption par le conseil général de l’OMC le 27 novembre 201429, est entré en vigueur le 22 février 2017. La téléprocédure des déclarations fiscales des entreprises s’opère par l’intermédiaire d’un partenaire EDI (échange de données informatisé) que sont les experts-comptables, les centres ou associations de gestion agréés.

Section II – La dématérialisation judiciaire et juridique

1014 – Le nouveau monde du droit et de la cyberjustice. – Les professionnels du droit sont également confrontés à l’incursion du numérique dans toutes les disciplines30. Le principe d’équivalence de la valeur probatoire des écrits sur support papier et numérique a été mis en œuvre dès l’an 200031 et est aujourd’hui inscrit à l’article 1366 du Code civil32.
Depuis la loi Lemaire, les juridictions sont tenues de mettre gratuitement à la disposition du public l’ensemble de leurs décisions en ligne33. Ces dispositions trouvent naissance dans la directive du Parlement européen de 1999, puis ont été transposées dans l’arsenal juridique français en 201934. La Cour de cassation assume la responsabilité de l’open data des décisions judiciaires rendues35, tandis que le Conseil d’État assume celles de l’ordre administratif36. Le respect de la vie privée est assuré grâce à un système algorithmique d’anonymisation automatisée. Le nombre de jugements en matière judiciaire atteint les quatre millions. Pourtant la Cour de cassation n’a pu en publier que treize mille environ37. L’analyse de la jurisprudence de la Cour de cassation est en pleine mutation38. La numérisation des arrêts incite la plus haute juridiction à s’intéresser aux arrêts des cours d’appel. L’une de ses craintes est la méconnaissance du système de programmation de l’analyse des décisions. Le concepteur ignore le nombre de paramètres de l’ordre du million. Il est donc impossible de trouver les corrélations entre eux, les valeurs ou le résultat fourni. Il faudrait donc admettre la notion de « risque acceptable ». Cependant, admettre cette notion est intolérable lorsque les décisions prises ont des incidences sur la vie des individus.
Déjà se pose le problème d’obsolescence du matériel informatique, donc celui du financement d’une telle évolution alors que nous ne sommes qu’à l’aube de la troisième révolution majeure de notre ère.
De même, la manière dont on saisit la justice a opéré une mutation vers le numérique. Le système de pré-plainte en ligne concernant l’atteinte aux biens ou à la personne est disponible pour toute personne s’estimant victime d’une infraction39.
1015 – La communication électronique en procédure civile. – L’informatisation a gagné le monde judiciaire. L’enregistrement d’une affaire civile de même que pénale est informatisé. Créé en 2005, le Réseau privé virtuel des avocats (RPVA)41, appelé « e-barreau », a été mis en place sous le contrôle du Conseil national des barreaux. Il a permis une communication avec les institutions judiciaires reliées entre elles grâce à un réseau dédié, le Réseau privé virtuel justice (RPVJ). Les deux systèmes sont interconnectés.
Depuis une dizaine d’années, les actes de procédure sont remis à la juridiction par voie électronique, à peine d’irrecevabilité relevée d’office42. En vertu des dispositions de l’article 930-1 du Code de procédure civile, la remise matérielle est impossible, même avant l’audience. La seule exception admise est une cause étrangère empêchant le recours à la voie électronique, comme par exemple un dysfonctionnement dans le dispositif d’émission, de transmission ou de réception43.
Depuis le 1er septembre 2019, lorsque la représentation par avocat est obligatoire, la communication avec le tribunal judiciaire est opérée à peine d’irrecevabilité par voie électronique. Le consentement des parties est inutile, la remise des pièces et des plaidoiries s’effectuant par – et à – la juridiction indépendamment de leur accord. Le e-procès est né, laissant libre cours à une justice prédictive44.
1016 Toutes ces relations par connexions via une adresse IP45 dont les opérateurs font le lien entraînent les individus à faire partie d’une société sur écran.
Le numérique change la manière de percevoir son environnement naturel, la façon de prendre l’information et de la traiter. L’informatisation déforme la manière d’appréhender le droit en général. La dématérialisation des droits est synonyme de traitement de l’information augmentée mais simplifiée. Cette simplification mathématique par algorithmes entraîne nécessairement une mutation des normes.

11) État d’application de la loi (www.senat.fr/application-des-lois/pjl15-325.html).
12) A. no PRMX004473A, 6 nov. 2000, relatif à la création d’un site sur internet intitulé « service-public.fr » : JO 8 nov. 2000, p. 17671. Sur les évolutions de 2000 et 2013 : C. Dauchez, La coproduction de la publicité foncière en ligne par l’État et le notariat : RF adm. publ. 2020/1, no 3.
15) D. no 2019-1088, 25 oct. 2019, relatif au système d’information et de communication de l’État et à la direction interministérielle du numérique : JO 27 oct. 2019, no 0251, texte no 2.
17) CRPA, art. L. 112-8.
18) V. infra, nos 2002 et s.
22) Entrée en vigueur au plus tard le 1er janv. 2020 ; CPC ex., art. L. 125-1.
23) COJ, art. L. 211-18 en vigueur le 1er janv. 2021.
24) D. no 2016-294, 11 mars 2016, relatif au dépôt de la demande unique dans le cadre de la politique agricole commune : JO 13 mars 2016 ; C. rur. pêche marit., art. D. 615-1.
26) Établissement national des produits de l’agriculture et de la mer, intermédiaire entre les filières et l’État.
27) D. no 2015-1614, 9 déc. 2015 : JO 11 déc. 2015, p. 22818, modifiant et simplifiant le régime des installations classées pour la protection de l’environnement et relatif à la prévention des risques.
29) Cf. Décision ministérielle de l’OMC, dite « Conférence de Bali », 7 déc. 2013, WT/MIN (13)/36, WT/L/911 (www.wto.org/french/thewto_f/minist_f/mc9_f/bali_texts_combined_f.pdf).
30) V. infra, nos 3397 et s.
31) L. no 2000-230, 13 mars 2000, portant adaptation du droit de la preuve aux technologies de l’information et relative à la signature électronique : JO 14 mars 2000, p. 3968.
32) V. infra, nos 3176et s. et 3209 et s.
33) L. no 2016-1321, 7 oct. 2016, pour une République numérique, dite « loi Lemaire » : JO 8 oct. 2016, no 0235 ; COJ, art. L. 111-13.
34) PE et cons. UE, dir. 99/93/CE, 13 déc. 1999, sur un cadre communautaire pour les signatures électroniques ; L. no 2019-222, 23 mars 2019, de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, art. 33 ; D. no 2020-797, 29 juin 2020, relatif à la mise à disposition du public des décisions des juridictions judiciaires et administratives et administratives : JO 30 juin 2020, no 160 (legifrance, Décret n° 2020-797 du 29 juin 2020 relatif à la mise à la disposition du public des décisions des juridictions judiciaires et administratives).
35) COJ, art. R. 111-10, al. 1.
36) CJA, art. R. 741-13, al. 1.
37) B. Pireyre, Éthique et régulation : quel rôle pour la puissance publique dans le développement de la LegalTech au service de la justice ?, Forum parlementaire de la LegalTech « La technologie au service de la justice » – table ronde no 3, 18 juin 2018.
38) Cour de cassation, cycle « Numérique, droit et société – Introduction générale » (2020-2021) (www.courdecassation.fr/venements_23/direct_live_stream_cour_8440/suivre_direct_38041.html).
40) D. no 2019-402, 3 mai 2019, portant diverses mesures relatives à la communication électronique en matière civile et à la notification des actes à l’étranger : JO 4 mai 2019, no 104 ; A. 18 févr. 2020, modifiant A. 28 mai 2019, autorisant la mise en œuvre d’un traitement automatisé des données à caractère personnel dénommé « Portail du justiciable » : JO 22 févr. 2020, no 45 (www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000041615726) ; Dalloz actualité, 5 mars 2020.
43) S. Grayot-Dirx, La cause étrangère et l’usage des nouvelles technologies dans le procès civil : Procédures 2013, étude 2. – Circ. JUSC1033672C, no CIV/16/10, 31 janv. 2011, relative à l’application du décret no 2009-1524 du 9 décembre 2009 relatif à la procédure d’appel avec représentation obligatoire en matière civile et du décret no 2010-1647 du 28 décembre 2010 modifiant la procédure d’appel avec représentation obligatoire en matière civile (https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02100083/document).
44) Pour aller plus loin : Le juge et le « e-procès ». Ses repères, son office : Cah. justice 2017/3, p. 531 (www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-la-justice-2017-3-page-531.htm).
45) Internet Protocol.


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