Rigueur de la précision requise

Rigueur de la précision requise

La solution proposée repose sur une charpente en trois points.

Un démembrement nécessairement appliqué sur des titres de société

Un démembrement nécessairement appliqué sur des titres de société

– L'enveloppe sociétaire, écrin indispensable. – On a pu s'interroger sur la nécessité de recourir, dans le cas que nous décrivons, à l'interposition d'une structure sociétaire. Ne pourrait-on pas se contenter d'une acquisition directe, à l'issue de laquelle chaque membre du couple se trouverait titulaire de droits indivis ? L'échange réciproque entre eux porterait alors sur l'usufruit de la quote-part indivise de chacun, de manière à ce qu'au décès du prémourant, le survivant conserve la jouissance exclusive du logement dans sa totalité, comme étant pleinement propriétaire d'une quote-part (sur laquelle l'usufruit du prémourant sera éteint) et usufruitier de l'autre (celle revenant aux héritiers du prémourant). Ce schéma simpliste est à bannir, pour deux raisons :
  • d'une part, la doctrine quasi unanime condamne ce montage, du fait d'un obstacle conceptuel de taille : les quotes-parts indivises étant par nature indéterminées et indistinctes, il est impossible d'isoler chacune d'elles pour les démembrer, et faire reposer l'usufruit de l'une sur la tête d'un seul coacquéreur, et celui de l'autre uniquement sur celle de l'autre coacquéreur. L'indivision est caractérisée par le fait que chacun de ses membres se trouve présent partout (et maître nulle part), à hauteur de sa quote-part certes, mais laquelle se retrouve dans chaque élément composant l'ensemble. Le démembrement de l'indivision étendrait donc l'indivision sur le tout, l'usufruit comme la nue-propriété, où qu'ils soient et de manière insécable. Il en serait de même, a fortiori, dans l'hypothèse où le logement aurait été acquis pour le compte d'une communauté existant entre deux époux, les deux moitiés de celle-ci ne pouvant être partagées et attribuées sans dissolution et liquidation de l'ensemble qu'elle constitue ;
  • d'autre part, et accessoirement, cette solution pèche par manque d'opportunité. Dans un tel schéma direct, le dernier vivant, même s'il restait seul titulaire d'un droit exclusif à la jouissance par un usufruit intégral, resterait en indivision sur la propriété. Ses actes de disposition (constitution de garantie, revente, remploi du prix) s'en trouveraient naturellement limités, puisque sans abusus, il ne pourrait jamais les accomplir seul.

Un démembrement procédant d'un échange sur titres existants, et non d'une souscription démembrée

Un démembrement procédant d'un échange sur titres existants, et non d'une souscription démembrée

Autre tentation à laquelle il est important de résister : pourquoi ne pas procéder au démembrement dès la souscription du capital, au moment de la création de la société ?

Éviter le coût de l'échange ? Un argument fallacieux

L'échange qui sert de support au montage donne ouverture aux droits de mutation à titre onéreux portant sur les titres d'une société à prépondérance immobilière, soit un taux de 5 % appliqué à leur valeur. Démembrer ab initio permettrait d'éviter cette dépense. Il faut cependant s'en abstenir ; en effet de deux choses l'une :
  • soit, pour permettre à la société de financer l'achat du logement, elle a été dotée du capital correspondant. Dans ce cas la valeur des titres est équivalente à celle de l'immeuble, quand bien même la cible n'aurait pas encore été acquise au moment de pratiquer sur eux l'échange des usufruits croisés ;
  • soit elle a été dotée d'un capital modéré ou symbolique. En ce cas, les fonds nécessaires à l'investissement devront être portés au crédit d'un compte courant d'associé, lequel fera immanquablement partie de la succession du prémourant des acquéreurs et sera dévolu à ses seuls héritiers ; le montage est alors privé de tout intérêt pratique.

Démembrer simultanément à l'apport ? Une possibilité controversée

Pourrait-on réaliser, au moment même de l'apport, le démembrement des droits sociaux, par la seule volonté des apporteurs qui conviendraient que chacun recevra, en contrepartie de son apport, la nue-propriété seulement d'un bloc de titres et l'usufruit de l'autre bloc de titres ? Ainsi, plus d'échange à formaliser. Fondant leur raisonnement sur l'autonomie de la volonté, d'éminents auteurs ou d'illustres praticiens ont jugé viable un tel schéma de démembrement ab initio, puisque rien de décisif ne vient expressément le prohiber. Leur opinion est toutefois restée largement minoritaire, et se trouve aujourd'hui affaiblie par la prise de position de la Cour de cassation déniant la qualité d'associé à l'usufruitier. Pour la plus large partie des auteurs cependant, il est indispensable que la pleine propriété préexiste pour pouvoir être démembrée.

Conclusion : démembrer ab initio : un procédé à proscrire

– Appel à la prudence. – Compte tenu de la gravité des enjeux, à savoir une éventuelle nullité des opérations fondées sur le schéma précédemment décrit, si celui-ci venait un jour à être invalidé, le rédacteur sera bien avisé de s'en éloigner. En effet, au-delà du débat général sur la faisabilité ou non d'un démembrement ab initio, il existe, dans le cas de l'échange d'usufruit qui nous occupe, un problème particulier. Seule la présence de parts sociales attribuées distinctement à chaque associé permet, on l'a vu, l'échange réciproque d'usufruits portant sur deux objets séparément identifiables. Il faut donc que les associés disposent de droits sociaux, c'est-à-dire de droits corporels mobiliers distincts des biens appartenant à la société. Or, tant qu'elle n'est pas immatriculée au registre du commerce et des sociétés, la société est dépourvue de personnalité morale et n'a donc pas de patrimoine social. L'actif qui lui est apporté est en indivision entre les fondateurs. Cela signifie qu'à ce stade (société en formation) les droits des associés fondateurs ne sont pas encore des droits sociaux ; ce ne sont que des droits indivis. Il est, par suite, impossible de les démembrer, faute de caractère distinct. Cet argument, qui paraît décisif, nous conduit à préconiser exclusivement le démembrement a posteriori .

Que faire en présence des statuts d'une société comportant un démembrement <em>ab initio</em> ?

<strong>1.</strong> Il est acquis, en fonction des développements qui précèdent, qu'un notaire doit s'abstenir de recevoir les statuts d'une société comportant un démembrement <em>ab initio</em>, à moins qu'il n'en soit expressément requis en l'état de la controverse doctrinale signalée qui, selon nous, ne résiste pas à l'analyse. Pour autant, les statuts de société n'étant pas nécessairement des actes authentiques, que doit-il faire en présence de statuts comportant ce démembrement ?

<strong>2. </strong>À notre sens, tant que la controverse signalée n'est pas tranchée, une reconnaissance d'avis donné s'impose, sans qu'il y ait lieu à refus d'instrumenter. Si un financement bancaire est accordé à la société, la difficulté devra être signalée non seulement à la société, mais encore au financeur.

Assurer une réelle onérosité de l'échange

Une certaine vigilance s'impose, tant sur le plan civil (A) que sur le plan fiscal (B).

Vigilance sur la qualification en droit civil

– Le risque de requalification. – L'échange chasse la libéralité et ses conséquences (fiscalité pour les concubins, réductibilité pour tous les non-époux). Encore faut-il qu'il ne soit pas disqualifié en tant qu'acte à titre onéreux, pour être requalifié en libéralité déguisée. En effet, la forme choisie pour l'acte n'arrêtera pas les tiers intéressés s'ils démontrent que cette forme dissimule un fond différent. Or un échange comme une vente peuvent être requalifiés en donation au moins pour partie, s'il est démontré qu'ils dissimulent à hauteur de cette partie une intention libérale, un dépouillement irrévocable, et une acceptation.
– Supériorité sur la tontine. – Il importe de souligner ici le confort supplémentaire qu'offre le démembrement croisé sur titres sociaux par rapport à la clause de tontine qui nécessite, comme on l'a vu, la présence d'un aléa. Aucun risque de disqualification ne pèse sur le démembrement croisé s'il existe une différence manifeste de chances de survie entre les deux cocontractants. En revanche, cette différence d'espérance de vie doit être prise en compte dans la valorisation de l'usufruit des associés. À défaut, le risque serait patent de voir l'opération requalifiée en libéralité à hauteur de la fraction de valeur du lot le plus fort (le plus souvent l'usufruit du plus jeune) excédant celle du lot le plus faible.
– Chiffrer efficacement les valeurs d'usufruit. – L'estimation forfaitaire retenue par le barème fiscal n'est pas, à cet égard, suffisamment précise pour être utilisée. En particulier, elle ignore une différence importante : entre personnes du même âge, l'espérance de vie varie selon le sexe, celle des femmes étant supérieure à celle des hommes. On lui préférera donc une réelle approche socio-économique, par application de la méthode dite « des DCF » (discounted cash flows).
– Stipulation d'une soulte. – En cas de différence de valeur entre les deux lots, l'échange aura lieu avec soulte. Schématiquement, cette soulte risque d'être due par l'usufruitier le plus âgé à l'usufruitier le plus jeune. Chacun comprendra que cette situation peut être à l'origine d'une amertume supplémentaire chez les héritiers du plus âgé : ils devront non seulement attendre d'être successibles d'une personne qui peut parfois être à peine plus âgée qu'eux, mais découvriront également que leur auteur lui aura versé en toute légalité une somme plus ou moins conséquente. L'efficacité juridique n'est pas toujours la garantie de relations apaisées, mais elle sera un pare-feu contre les incendies de la colère.

Vigilance sur le plan fiscal : prévenir l'application de la présomption de propriété résultant de l'article 751 du Code général des impôts

Indépendamment de toute requalification en libéralité, l'article 751, alinéa premier du Code général des impôts, qui présume fiscalement que l'usufruitier est un propriétaire, pourrait trouver ici application, ruinant de tout effet fiscal le procédé présenté. Dès lors, si les associés se sont mutuellement institués légataires, il leur faudra, si faire se peut, combattre la présomption par la démonstration de la sincérité de l'opération, par exemple en prouvant que chacun a parfaitement acquitté la quote-part lui incombant ; ou, s'il ne l'a pas fait, que l'autre lui a donné le complément nécessaire au moyen d'une donation régulièrement enregistrée (mais l'opération se replace alors dans le champ des libéralités, ce que justement on voulait éviter). Bien que cette recommandation soit parfois difficile à faire entendre au sein d'un couple, le plus simple et le plus efficace pour combattre la présomption est certainement d'éviter que les associés ne s'instituent légataires l'un de l'autre. Comme souvent, le meilleur moyen d'être bien protégé consiste à ne pas l'être trop !