Puissance des effets, souplesse des options

Puissance des effets, souplesse des options

Rappelons tout d'abord, en quelques mots, en quoi consiste ce schéma d'acquisition et de détention du logement, mis au point et évoqué pour la première fois par le Congrès régional des notaires de la cour d'appel de Reims, en 1984. Deux concubins, acquéreurs d'un logement, constituent une société (généralement civile) pour réaliser cette acquisition. À ce stade, ils sont seuls propriétaires des droits composant le capital social (chacun à proportion de son apport). Ils procèdent ensuite entre eux à l'échange de l'usufruit de leurs droits sociaux respectifs, afin que, in fine, chaque concubin soit détenteur, de façon croisée, de la nue-propriété sur la moitié des parts, et de l'usufruit sur l'autre moitié. Chacun devient ainsi usufruitier des droits de son associé. Au décès de l'un des membres du couple, peu importe lequel, l'usufruit qu'il détenait sur les parts de son coassocié s'éteindra naturellement, sans mutation et donc sans taxation, tout en laissant au contraire subsister l'usufruit de son coassocié, bien vivant, sur ses propres parts. L'associé survivant sera donc titulaire de la pleine propriété sur son bloc originel de titres (minoritaire, majoritaire ou égalitaire, peu importe) et titulaire de l'usufruit sur le bloc de participation de son associé décédé. Les droits des héritiers du prémourant porteront sur la nue-propriété de la fraction de parts que détenait leur auteur, ni plus ni moins. Reste au rédacteur des statuts à attribuer à l'usufruitier des titres les droits et les pouvoirs les plus étendus (notamment par l'attribution de tous les droits de vote attachés aux parts démembrées), afin que, sans léser un instant les héritiers du prémourant, le survivant puisse néanmoins détenir en ses mains toutes les manettes de contrôle de la société propriétaire du logement.

Cas pratique sur l'échange croisé d'usufruit de droits sociaux : le logement de M. Jetème et M Moahossy

1. Soit un couple de concubins, qui filent le parfait amour mais qui, pour diverses raisons, ne souhaitent ou ne peuvent ni se marier ni se pacser (par ex., ils sont mariés par ailleurs et non divorcés ; ou encore ils sont divorcés mais ne souhaitent pas se remarier, car cela leur ferait perdre le bénéfice espéré d'une fraction de réversion de la pension de retraite de leur ex-conjoint, lequel, en raison de son abominable conduite passée, ne peut évidemment trépasser qu'avant eux...).
M. Jetème et Mme Moahossy acquièrent le logement devant abriter leurs nouvelles amours, et entendent assurer au dernier d'entre eux les pouvoirs les plus larges sur ce bien, en fait exactement les mêmes que ceux dont ensemble ils jouiront tant que tous deux seront en vie. Pour autant, même si Mme Pimbêche et M. Malotru, leurs ex-conjoints, sont aujourd'hui bannis de leur vie, il n'en est rien des doux marmots nés de ces unions antérieures, lesquels au contraire doivent également être protégés. Les rejetons Jetème et Moahossy doivent pouvoir espérer recueillir un jour l'héritage de leurs auteurs respectifs, ne serait-ce que pour montrer à Mme Pimbêche et M. Malotru ce dont on est capable sans eux. Pour cette raison notamment, outre la prison à vie qu'elle peut constituer, nos deux concubins ne veulent pas entendre parler de tontine, laquelle se traduirait par l'exhérédation de fait des enfants du prémourant.
2. Parallèlement, organiser leur protection par de simples legs croisés serait illusoire : la valeur du legs serait réductible à partir du moment où seraient franchies les limites de la quotité disponible, et par ailleurs elle se verrait frappée du plus lourd taux d'impôt qui soit, les 60 % de droits de mutation à titre gratuit applicables entre personnes non parentes. Autant dire un cadeau empoisonné.
3. Et vouloir réduire le legs au seul usufruit du logement serait un remède pire que le mal : certes, en fonction de l'âge du concubin survivant lors du premier décès, la valeur formant l'assiette de ces droits de succession serait mécaniquement plus réduite ; mais sur le plan de la réductibilité pour atteinte à la réserve, il n'en serait rien, l'imputation en assiette désormais clairement consacrée excluant toute prise en compte d'une quelconque valeur de l'usufruit, forte ou faible, pour vérifier si le legs portant sur tel ou tel bien excède ou non les capacités de la quotité disponible. Ce serait donc un coup d'épée dans l'eau sur le plan de la réduction du legs, et une automutilation sur le plan de sa portée : car l'usufruitier du logement ne jouira que de certaines utilités de la propriété, mais pas du droit de disposer du logement, alors que justement tel était l'objectif de nos concubins.
4. Il leur sera donc conseillé de constituer une société (en principe civile), laquelle réalisera l'acquisition du logement de la famille. À ce stade, M. Jetème et Mme Moahossy sont seuls titulaires de la propriété des parts composant le capital social (et ce à égales fractions ou au contraire selon des proportions correspondant à leurs investissements si ces derniers sont inégaux) : admettons par exemple que chaque concubin est titulaire de 50 parts sur les 100 qui composent le capital social. M. Jetème est titulaire des parts 1 à 50, et Mme Moahossy des parts 51 à 100. Ils procèdent alors à l'échange de l'usufruit portant sur leurs parts sociales respectives, afin que, in fine, chaque concubin soit détenteur, de façon croisée, de la nue-propriété sur la moitié des parts, et de l'usufruit sur l'autre moitié. Monsieur sera nu-propriétaire des parts 1 à 50, et usufruitier des parts 51 à 100. Madame sera usufruitière des parts 1 à 50, et nue-propriétaire des parts 51 à 100.
Cet échange, dès lors qu'il est équilibré dans la valeur composant chaque lot, est exclusif de toute libéralité. Exeunt donc les problématiques de réduction pour empiètement sur la réserve héréditaire, et de fiscalité confiscatoire au taux de 60 %.
Et au décès de l'un des membres du couple, peu importe lequel, l'usufruit qu'il détenait sur les parts de son coassocié s'éteindra naturellement, sans mutation et donc sans taxation, tout en laissant au contraire subsister l'usufruit de son coassocié, bien vivant, sur ses propres parts. L'associé survivant sera donc titulaire de la pleine propriété sur son bloc originel de titres (minoritaire, majoritaire ou égalitaire, peu importe) et titulaire de l'usufruit sur le bloc de participation de son associé décédé. Les droits des héritiers du prémourant porteront sur la nue-propriété de la fraction de parts que détenait leur auteur, ni plus ni moins. Reste alors au rédacteur des statuts à employer toute l'ingénierie si féconde que lui tend le droit des sociétés (notamment civiles), en concevant le contrat de société de manière à flécher vers l'usufruitier des titres les droits et les pouvoirs les plus étendus (notamment par l'attribution de tous les droits de vote attachés aux parts démembrées), afin que, sans léser un instant la dévolution patrimoniale revenant aux héritiers du concubin prémourant, le concubin survivant puisse néanmoins détenir en ses mains toutes les manettes de contrôle de ce véhicule de détention du logement que constituera la société.
– Solution forte et subtile. – Entre personnes désireuses de mutuellement se protéger en assurant la protection du logement commun en cas de disparition de l'une d'elles, cette solution allie l'efficacité à des coûts bien plus attractifs que ceux d'une libéralité ou d'une clause d'accroissement entre concubins. Ceci en prenant appui sur deux piliers d'autant plus forts qu'ils sont combinés : organisation sociétaire (§ I) et démembrement de propriété (§ II).

Un logement en société, donc sans indivision

Avantages procurés en matière de détention

– Des avantages évidents. – Au décès du premier mourant, le survivant ne se retrouve pas en indivision avec ses ayants droit (inconvénient de la règle de l'unanimité pour tous actes de disposition ; précarité résultant de la possibilité ouverte à chacun d'ouvrir à tout moment une action en partage). Au contraire, il est membre avec eux d'une entité structurée autour de règles de gouvernance précises et choisies d'avance, qui peuvent concentrer le pouvoir indépendamment de la répartition du capital : pouvoirs de gérance élargis, démembrement orientant les décisions vers l'usufruitier, structuration en parts catégorielles permettant de créer des blocs politiquement décisionnels détachés des blocs économiquement majoritaires, etc.
– Même le scénario de sortie d'un contentieux peut être écrit d'avance. – En régime d'indivision, les blocages liés aux mésententes, voire aux simples divergences ne pourront qu'être constatés, subis, et traités en justice, jusqu'à une assignation en partage. En société, il est possible, et même recommandé d'anticiper au sein des statuts la mise au point des règles qui deviendraient applicables dans le cas où une mésentente grave surviendrait entre associés : elles seraient d'ailleurs judicieusement exploitables sans attendre même le décès de tel ou tel de nos deux concubins, mais bien aussi de leur vivant, si l'entente n'y est plus et que l'un deux souhaite quitter le projet commun, ou au contraire le reprendre à son seul compte : clause de retrait d'un associé, définissant toutes les conditions de fond (motifs) et de forme (préavis, etc.) ; clause d'exclusion (motifs, procédure contradictoire, etc.) ; pacte d'associés relatif au mode de valorisation des titres rachetés, etc. Au surplus, dans ce contexte conflictuel ante mortem, créant des interférences plus ou moins graves avec le fonctionnement normal de la société constituée entre eux, la loi elle-même ouvre des voies de règlement qui évitent que le conflit ne paralyse l'activité sociale : nomination d'un mandataire ad hoc , voire d'un administrateur provisoire, ou encore dissolution de la société pour justes motifs, s'il n'y a plus aucun sens à maintenir la structure en activité alors que l'affectio societatis a disparu.

Avantages procurés en matière de cofinancement

– Des rapports juridiques d'associés. – Les flux financiers traduisant l'investissement de chaque membre du couple lors de l'acquisition (et plus tard de travaux d'entretien ou de rénovation) du logement obéissent aux règles du droit des sociétés, et à elles seules : apport en capital, libération de ces apports, apports en comptes courants d'associés, remboursement ou incrémentation de ceux-ci. Il en résulte pour le couple une rigueur comptable source de transparence, puisque affranchie des conséquences découlant de la jurisprudence suivie obstinément par la Cour de cassation depuis 2013 en matière de contribution aux charges de la vie commune.
– S'extraire des contours opacifiés de la contribution aux charges du ménage. – Après quelques signes avant-coureurs, un basculement a été opéré avec cette décision de 2013, aux termes de laquelle la Haute Cour a admis d'élargir massivement le périmètre des dépenses répondant à la notion de charges de la vie courante, en y intégrant, au-delà des classiques et traditionnels frais de fonctionnement quotidiens, des investissements aussi lourds que les dépenses d'acquisition du logement familial au moyen d'un emprunt. Depuis cette décision, confirmée depuis, celui des membres du couple qui aurait financé au-delà de la quotité à laquelle il s'était engagé (en stipulant parfois des quotes-parts d'acquisition respectives pourtant très précises dans le titre de propriété) ne pourra faire valoir cet écart comme une créance dont le remboursement lui reviendrait (notamment en fin de vie commune) : elle sera au contraire noyée dans la solidarité, de fait extrêmement large, que cette conception induit. On a pu observer à juste titre que cette position jurisprudentielle nouvelle contrarie l'idée même de régime strictement séparatiste, et ce d'autant plus que dans une grande majorité de couples, la résidence familiale représente la part la plus notable, si ce n'est la quasi-totalité du patrimoine détenu. Elle a néanmoins été étendue :
  • dans un premier temps aux partenaires liés par un Pacs, le financement de l'acquisition du logement des partenaires ayant été considéré comme une modalité d'exécution de l'aide matérielle réciproque, par interprétation de l'article 515-4 du Code civil ;
  • et, dans un second temps, aux simples concubins en l'absence de Pacs, alors même qu'ils sont juridiquement étrangers l'un à l'autre et donc déliés respectivement de tout droit ou obligation l'un à l'égard de l'autre.
Nous renvoyons, sur ces sujets, à l'exposé complet de la troisième commission du 118e Congrès des notaires.
Dès lors, intercaler une personne morale entre le logement et le couple est source de prévisibilité et, partant, de sécurité juridique : chacun prend l'engagement dans les statuts de contribuer au financement à hauteur d'une somme clairement déterminée, et l'associé n'est débiteur envers la société d'aucune autre somme que celle qu'il s'est, ainsi, engagé à financer, peu important qu'il vive par ailleurs en couple avec l'autre associé.

Les forces d'un schéma en démembrement

Couplés au cadre sociétaire, les statuts sont bien connus : ils permettent de séparer pouvoir et propriété, donc d'éviter de sacrifier les droits futurs des descendants sur l'autel de la protection immédiate du dernier vivant.

Un usufruitier tout-puissant, sans dépouiller pour autant les nus-propriétaires de leur capital

– Alchimie gagnante de l'alliage entre démembrement et rouages sociétaires. – Les statuts peuvent stipuler une pleine souveraineté entre les mains de l'usufruitier, en prévoyant que l'intégralité des droits de vote attachés aux parts démembrées lui est attribuée, quel que soit le type d'assemblée générale (ordinaire ou extraordinaire) ou la nature des résolutions soumises à l'ordre du jour. Dès lors, faire en sorte que le dernier vivant soit usufruitier de la totalité du capital suffira à faire de celui-ci, sa vie durant, un décideur exclusif, les droits des nus-propriétaires étant cantonnés, pendant ce laps de temps, à leur droit (incompressible) à l'information, en assistant aux assemblées. Pour autant, les héritiers du prémourant ne seront pas lésés, quelle que soit la chronologie des décès, et ceci en nature ou au moins en valeur si l'associé survivant fait usage d'une clause d'agrément.

Un survivant pas seulement usufruitier

– Éviter le danger d'une position d'usufruitier stricto sensu . – Autre avantage de cette stratégie d'échange d'usufruit sur titres : à aucun moment, ni avant le premier décès ni après le second, aucun des deux membres du couple ne se trouve titulaire d'un simple droit limité à l'usufruit. Avant le premier décès, il détient des droits en nue-propriété, et après, des droits en pleine propriété, sur sa propre quote-part du capital. Est ainsi évacuée la problématique liée au fait que l'usufruitier ne saurait avoir la qualité d'associé, qui n'est reconnue qu'au seul propriétaire (nu ou plein) des droits sociaux. On connaît le danger de cette position. Même en réservant toute souveraineté à l'usufruitier au cours des assemblées générales, d'autres types de décisions collectives pourraient être prises sans son intervention. C'est notamment le cas d'une comparution unanime des associés (au rang desquels ne figure donc pas l'usufruitier) à un acte ratifié au nom de la personne morale dont ils sont membres. Tout risque de court-circuit est ici écarté, l'unanimité étant impossible sans le concours du dernier vivant.
Attention cependant : pour développer tous ses effets, le procédé décrit requiert le respect d'un mode d'emploi précis. Pas d'horlogerie de pointe sans précision dans chaque pièce de l'engrenage !