L'obligation de contribuer aux charges de la vie commune, une pondération indifférente au mode de conjugalité

L'obligation de contribuer aux charges de la vie commune, une pondération indifférente au mode de conjugalité

La catégorie des dépenses inhérentes à la vie commune a connu une expansion sans précédent au cours des dix dernières années, et concerne aujourd'hui l'ensemble des couples sans distinction entre les modes de conjugalité (Sous-section I). Unique discordance relevée sur ce point, la dernière réforme de la procédure des divorces contentieux, issue de la loi du 23 mars 2019, a indirectement semé un trouble sur la date jusqu'à laquelle s'impose la nécessaire contribution à ces charges de la vie commune (Sous-section II).

L'expansion jurisprudentielle du domaine des charges de la vie courante

– Une révolution parfois critiquée. – Traditionnellement conçues comme les dépenses récurrentes, mais plus ou moins menues, du quotidien (nourriture, santé, habillement, transport, éducation des enfants…), ces dépenses dont parle le Code civil sans jamais définir leurs frontières, ont vu leur champ nettement s'élargir à travers un nouveau prisme peu à peu adopté par les juges, et qui s'est exprimé de manière éclatante dans un arrêt de la Cour de cassation du 12 juin 2013. Le changement de paradigme a consisté à inclure les dépenses inhérentes au logement de la famille dans les charges de la vie commune. Acquittées au moyen d'un emprunt, elles sont présentées comme une simple modalité d'exécution de l'obligation de contribuer aux charges de la vie à deux. Ceci vaut pour la résidence principale comme pour le financement d'une résidence secondaire, si son importance est en rapport avec les ressources et le train de vie du couple. Cette jurisprudence a été vue par certains comme révolutionnaire, expression d'un « gouvernement des juges » par lequel de fait, et si l'on grossit le trait, le logement serait désormais considéré comme un bien de communauté, même quand on a choisi une union séparatiste.
– Renvoi. – Nos confrères du 118e Congrès des notaires de France ont abondamment traité de cette question. Nous renverrons donc le lecteur à leurs développements.
https://rapport-congresdesnotaires.fr/2022-co3-p2-t2-st1-c1/">Lien
Qu'il nous soit simplement permis de rappeler que cette évolution fulgurante a frappé l'intégralité des couples et leurs rapports financiers, et non seulement les couples mariés.

« Au logement de ton couple, tu contribueras », un nouveau commandement valable pour tous

Si l'arrêt remarqué rendu par la Cour de cassation le 12 juin 2013 inclut les dépenses inhérentes au logement de la famille dans les charges de la vie commune des époux (et ce quelle que soit la manière dont elles ont été acquittées, fût-ce par le remboursement d'un emprunt), cette évolution concerne aujourd'hui les couples pacsés comme les concubins.
1. En matière de Pacs, dès 2007, la possibilité a été ouverte par le législateur, à l'article 515-7 du Code civil, de neutraliser les créances entre partenaires au moyen d'une compensation avec les obligations qu'ils supporteraient au regard des charges de la vie courante. Mais nulle part ne figurait dans la loi (pas plus que pour les époux) une liste de ces charges, au sein de laquelle auraient été intégrées les dépenses de financement du logement. La jurisprudence s'en est chargée, en appliquant aux partenaires, dans un arrêt en date du 27 janvier 2021, des raisonnements analogues à ceux désormais employés pour les couples mariés. Ceci relève d'une certaine logique, les partenaires étant tenus à une aide matérielle réciproque qui s'apparente de très près au devoir d'assistance des époux : elle est une proche cousine, voire une sœur jumelle de l'obligation pour les époux de contribuer aux charges de leur vie commune, prévue à l'article 214 du même code. Aux termes de sa décision de 2021, la Cour de cassation indique que les règlements relatifs à l'acquisition du bien immobilier opérés par un partenaire participent de l'exécution de l'aide matérielle entre partenaires, de sorte que ce dernier ne peut prétendre bénéficier d'une créance à ce titre. Où l'on voit que pour ces partenaires, si le logement constitue, comme pour beaucoup, l'essentiel des enjeux patrimoniaux, la répartition des actifs ressemblera furieusement à un régime de mise en communauté des revenus...
2. En concubinage. Les concubins eux-mêmes, pourtant confinés hors de toute obligation de vie commune ou d'assistance matérielle, ont été rattrapés par cette tendance. Pour eux, c'est depuis 2018 que la Haute Cour admet la possibilité d'un accord au sein du couple pour la répartition des charges du ménage. Mais il y a mieux : elle déduit désormais l'existence tacite d'une telle convention du simple comportement des concubins, susceptible de manifester une volonté commune de partager des dépenses de la vie courante. En 2020, la Cour de cassation approuva les juges du fond d'avoir recherché si les circonstances de l'espèce faisaient ressortir la volonté commune des parties de financer le logement familial à titre de contribution aux dépenses de la vie courante, faisant ainsi échec à l'utilisation ultérieure par l'un des concubins de l'article 555 du Code civil, aux fins d'obtenir indemnisation de son surfinancement. Et en 2022, elle censura une cour d'appel pour avoir admis une telle indemnisation au titre de l'article 555 du Code civil, sans avoir préalablement recherché si la participation de l'impétrant à la construction de la maison de sa compagne, ayant constitué le logement de la famille, ne relevait pas de sa légitime contribution aux dépenses de la vie courante.

Le trouble légal sur l'articulation entre instance en divorce et contribution aux charges du mariage

– Réponse compliquée à une question simple. – Quand deux époux divorcent, jusqu'à quel moment s'exerce l'obligation de contribution commune imposée par l'article 214 du Code civil ? Dure-t-elle jusqu'à la fin de la procédure, et donc jusqu'à ce que le divorce devienne définitif ? Ou, au contraire, cesse-t-elle dès le début de l'instance ? À l'origine, les textes ne tranchaient pas cette question. La jurisprudence l'a donc fait, depuis une trentaine d'années (§ I). Mais en 2019, la loi de programmation et de réforme pour la justice est venue brouiller la réponse (§ II).

Une réponse jurisprudentielle claire sur le fond…

Sans jamais revenir ensuite sur ce point, la Cour de cassation l'avait tranché nettement dans un arrêt du 30 novembre 1994 : « les mesures provisoires de l'article 255 du Code civil se substituent d'office à la contribution aux charges du ménage dès le prononcé de l'ordonnance de non-conciliation ». C'est donc à l'issue de la phase de conciliation que cessait l'obligation de contribution aux charges de la vie commune, pour se voir substituer le devoir de secours.

… perturbée par une réforme procédurale

– Un bon vieux temps pas si ancien. – Sous l'empire de la loi du 26 mai 2004, la date d'effet des mesures provisoires et la date de l'audience sur tentative de conciliation (elle-même alignée sur la date des effets patrimoniaux du divorce pour les rapports entre époux) présentaient une parfaite synchronicité. Le juge statuait lors de l'ordonnance de non-conciliation, les mesures provisoires entraient immédiatement en vigueur, et les règles spécifiques du régime matrimonial disparaissaient au même instant si le divorce allait jusqu'au bout.
– Un dommage collatéral de la réforme. – À des fins proclamées d'accélération du processus de divorce, la loi no 2019-222 du 23 mars 2019 supprime la tentative de conciliation. Elle institue, en ses lieu et place, une audience d'orientation et sur mesures provisoires (AOMP). Que faut-il en déduire au regard de la décision de 1994 déjà citée ? Cette jurisprudence est-elle caduque ? Ou peut-on la transposer en substituant la nouvelle AOMP à l'ancienne ordonnance de non-conciliation ? L'enjeu n'est pas négligeable. Qu'il suffise de viser l'hypothèse, si fréquente en pratique, où l'un des deux conjoints assume seul (ou au-delà de son obligation personnelle), pendant toute l'instance en divorce, le remboursement d'un emprunt souscrit par les deux époux pour acquérir le logement du couple. Si la jurisprudence de 1994 est remise en cause par la disparition de la phase de conciliation, et par l'éventuelle absence de toute mesure provisoire (faute pour les époux d'en avoir sollicité lors de l'AOMP), ce conjoint solvens pourra voir opposer à sa demande d'indemnisation l'argument qu'il n'a fait que poursuivre son obligation de contribution aux charges du mariage, même si le couple est séparé depuis des mois ou des années.
– Une transposition hasardeuse. – Procéder par transposition pure et simple de la décision de 1994 sur le nouveau cadre procédural apparaît hasardeux, tant les deux audiences diffèrent par leur nature. L'ancienne audience de tentative de conciliation, applicable à toutes les instances introduites avant le 1er janvier 2021 (date d'entrée en vigueur, après plusieurs ajournements, de la réforme de 2019), était le siège de mesures provisoires nécessairement prises par le juge aux affaires familiales. En revanche, la nouvelle audience d'orientation et sur mesures provisoires regroupe en réalité deux audiences en une seule, au cours de laquelle le magistrat va :
  • nécessairement décider de l'orientation de l'affaire, c'est-à-dire sa mise en état, le choix d'une procédure participative, etc., avec les avocats des époux ;
  • facultativement entendre les époux (ou leurs avocats, puisque la comparution des époux n'est plus obligatoire) sur les mesures provisoires que l'un ou l'autre aurait demandées. Étant acquis qu'à défaut de demandes formulées sur ce dernier point par l'une des parties, aucune mesure provisoire ne sera prescrite. En pareil cas, il appartiendra aux époux ou à leurs avocats d'y revenir, et d'en solliciter plus tard en cours d'instance, tant que les débats ne sont pas clos.
– Conséquence : une contribution aux charges à géométrie variable. – Pour le liquidateur, le terme de la contribution aux charges du mariage devient une date à géométrie variable selon les couples et les instances. En effet :
  • d'une part, si l'on considère que l'absence de mesures provisoires fait obstacle à la jurisprudence de 1994, l'obligation pour les époux de contribuer aux charges de leur vie commune perdurera jusqu'à la fin de l'instance en divorce. C'est l'analyse vers laquelle incline une doctrine récente ;
  • d'autre part, puisqu'il demeure possible à n'importe lequel des époux, tant que l'instance n'est pas close, de demander au juge de prononcer des mesures provisoires, il peut mettre fin, rétroactivement , à cette contribution.
Les comptes liquidatifs entre époux vont, ainsi, devoir tenir compte d'une obligation de contribution aux charges qui, paradoxalement, doit en principe être beaucoup plus prolongée qu'elle ne l'était avant la réforme, mais peut, a posteriori, se trouver considérablement abrégée !
Les calculs de compensation avec d'autres créances conjugales s'en trouveront, par ricochet, affectés.
En toute hypothèse, on s'aperçoit donc que lorsque cesse la période sereine d'une vie commune, de nombreux obstacles se dressent à l'encontre des recours financiers entre les deux ex-compagnons de vie : soit en empêchant de naître leur fait générateur, soit en brimant leur croissance, soit en dissolvant leur maturité dans la compensation avec des obligations sans cesse élargies. Si elle surmonte tous ces obstacles, la créance d'un époux, partenaire ou concubin ayant surfinancé le logement du couple en dissolution, est exposée à un ultime risque : la prescription.