Le critère de l’opportunité : un critère à harmoniser

Le critère de l’opportunité : un critère à harmoniser

Le Code de la commande publique prévoit que les contrats d’acquisition ou de location, quelles qu’en soient les modalités financières, de terrains, de bâtiments existants ou d’autres biens immeubles, ou qui concernent d’autres droits sur ces biens ne sont pas soumis à une obligation de publicité et de mise en concurrence. Cela vaut non seulement pour les immeubles bâtis, mais également pour des bâtiments non encore construits. En effet, le terme « existant » ne doit pas s’analyser uniquement sous le prisme de la construction de l’ouvrage, il doit également s’analyser sous le prisme de sa conception. Autrement dit, dès lors que les plans du bâtiment sont suffisamment « arrêtés » par le promoteur à l’origine du projet, il peut être considéré que le pouvoir adjudicateur qui va procéder à l’acquisition n’a pas exercé d’influence déterminante sur la nature ou la conception de l’ouvrage, comme l’exige la définition des marchés publics de travaux. Ainsi, l’acquisition de l’ouvrage « juridiquement » existant constitue un marché de services non soumis aux règles de passation des marchés publics.
C’est dans cette hypothèse que l’OLS/I peut être considéré comme saisissant une opportunité sur le marché. L’OLS/I ne commande aucune prestation de travaux répondant à ses besoins propres, il n’exerce aucune influence déterminante sur la nature ou la conception de l’ouvrage ; il ne fait que saisir une opportunité que lui offre le marché. Tout l’enjeu est donc de déterminer la frontière entre l’opportunité et la commande publique de travaux. Sur cette question, et sur le critère de l’opportunité, deux approches coexistent aujourd’hui : celle retranscrite à l’article L. 433-2 du Code de la construction et de l’habitation (§ I), et celle, pragmatique et rappelée avec force récemment, de la Cour de Justice de l’Union Européenne notamment (§ II).

L’approche retenue par le Code de la construction et de l’habitation : le permis de construire déjà déposé par un tiers

L’acquisition en opportunité d’un immeuble à construire suppose que la construction soit juridiquement entamée. En effet, à l’inverse, si la conclusion du contrat de Vefa est l’élément déterminant de la décision de réaliser la construction, alors la construction ne peut pas être considérée comme juridiquement « entamée » au moment de la signature de l’acte et ainsi, il y a là une commande non exonérée des règles de passation du droit des marchés publics. Dès lors, si l’on peut démontrer que la décision de réaliser l’ouvrage a été prise avant la conclusion de la Vefa, alors cette dernière devient possible sans publicité ni mise en concurrence. Cette démonstration est considérée comme acquise lorsque la contractualisation intervient après le dépôt du permis de construire, puisque l’immeuble acquis est déjà sur le marché et proposé, en tant que tel, à la vente.
C’est la solution retenue par le Code de la construction et de l’habitation pour les acquisitions des organismes HLM à l’article L. 433-2 précité. Même si ce texte ne préjuge pas de la qualification des opérations considérées du point de vue du droit de la commande publique, on peut penser que cette condition a été définie par le législateur pour s’assurer que l’extension de l’objet des OLS sur ces opérations en Vefa demeure conforme au droit des marchés publics. Cette condition, qui permet de considérer que les logements acquis en Vefa par les organismes HLM sont sur le marché, est toutefois limitante pour ces derniers qui n’interviennent de manière officielle que tardivement. Cependant, il serait illusoire de croire que les organismes HLM et opérateurs privés n’entreprennent aucune discussion en amont du dépôt du permis de construire. Ces discussions informelles ne pouvant être formalisées, le bailleur social se trouve dans une situation inconfortable, entraînant un rapport asymétrique, l’empêchant de pouvoir exprimer clairement ses demandes sur l’opération en question, comme pourrait le faire n’importe quel acheteur en l’état futur. Parallèlement, ces discussions fragilisent la légalité des opérations du point de vue de l’article L. 433-2 du Code de la construction et de l’habitation, alors même que la production de logements sociaux appelle une sécurité juridique. Naturellement, si ces discussions devaient faire tomber l’opération sous le coup de la commande publique, elles seraient constitutives d’un délit de favoritisme (C. Pénal, art. 432-14). Mais, comme nous le verrons, il semble bien que la condition posée à l’article L. 433-2 du Code de la construction et de l’habitation va au-delà du champ de la commande publique.
Ce point fut d’ailleurs déjà souligné par le passé et des pistes d’évolution furent formalisées : « il paraît opportun pour le ministère en charge du logement d’adapter la législation aux pratiques, afin de les sortir de l’illégalité, tout en s’assurant que la Vefa HLM ne devienne pas un mode de contournement de la loi MOP. Il s’agirait de modifier le Code de la construction et de l’habitation pour légaliser des pratiques devenues courantes entre les trois acteurs de la Vefa HLM – promoteurs, organismes d’HLM et collectivités locales, telles que les chartes et les négociations en amont des projets. »
Dans cette situation, il apparaît impératif de s’en tenir à une vision plus pragmatique de « l’opportunité », c’est-à-dire de l’acquisition d’un bâtiment « juridiquement existant », afin de sécuriser les acquisitions en Vefa des organismes HLM, lesquelles interviennent souvent, comme nous venons de le démontrer, de fait, en contradiction avec les dispositions de l’article L. 433-2 du Code de la construction et de l’habitation, sans pour autant être en contrariété avec le droit de la commande publique - et donc sans commettre de délit de favoritisme. Et ce d’autant plus que la tendance juridique actuelle, et notamment la jurisprudence récente de la CJUE tend à adopter une approche plus réaliste de l’opportunité.
Le juge de l’Union européenne va même encore plus loin.

L’approche pragmatique de l’opportunité par la Cour de justice de l’Union européenne

Lorsqu’un contrat porte sur l’acquisition ou la location d’un ouvrage, d’une part, et que la construction de l’ouvrage n’a pas encore commencé, d’autre part, la réalisation de l’ouvrage est en principe considérée comme le but principal du contrat dans la mesure où le « contrat ne pouvait avoir comme objectif immédiat la location [ou l’acquisition] d’immeubles ». Néanmoins, le contexte de la commercialisation et l’absence d’influence de l’acquéreur sur les caractéristiques structurelles de l’ouvrage sont de nature à exclure la qualification de marché public de travaux si lesdits travaux, d’une part, et l’acquisition ou la location, d’autre part, répondent à des besoins indissociables.
– Le contexte de commercialisation de l’ouvrage. – En s’intéressant aux pratiques du marché la CJUE a fait un énorme pas en faveur de ces Vefa d’opportunité dans une affaire du 22 avril 2021, à l’occasion d’un litige relatif à la conclusion sans publicité ni mise en concurrence d’un contrat de location à durée indéterminée portant sur un immeuble de bureaux par un organisme de logement social autrichien.
Premièrement, la Cour a retenu que le fait que le permis de construire ait été déposé n’est pas la seule circonstance permettant de considérer que l’ouvrage est « entamé ». Pour la Cour, il convient de relever que, selon une pratique commerciale courante, les projets architecturaux de grande ampleur sont mis en location dans le cadre de baux en l’état futur d’achèvement (BEFA) bien avant la finalisation des plans de construction détaillés, de telle sorte que le propriétaire du site ou le maître d’ouvrage n’entame la procédure formelle d’obtention d’un permis de construire que lorsqu’il dispose d’engagements de la part de locataires futurs pour une partie importante des surfaces du bâtiment projeté. Dans ces conditions, le fait que, comme en l’espèce, le permis de construire n’a été demandé et délivré qu’après la date de la conclusion du contrat de location en cause ne s’oppose pas à ce qu’il soit considéré que l’immeuble était, à cette date, « déjà planifié et prêt à être réalisé ».
Deuxièmement, s’agissant de la notion d’influence déterminante sur la conception de l’ouvrage, la Cour estime qu’elle peut être identifiée s’il peut être démontré que cette influence est exercée sur la structure architecturale de ce bâtiment, telle que sa dimension, ses murs extérieurs et ses murs porteurs. Dans l’affaire qui lui avait été soumise, les études de structures réalisées bien avant la conclusion du contrat comprenaient déjà des hypothèses architecturales qui ont été confirmées dans les contrats conclus, ce qui démontre pour la Cour que le pouvoir adjudicateur n’a pas exercé d’influence sur ce point.
Par ailleurs, elle pose que les demandes concernant les aménagements intérieurs ne peuvent être considérées comme démontrant une influence déterminante que si elles se distinguent du fait de leur spécificité ou de leur ampleur.
Troisièmement, dans cette affaire, il existait des options proposées aux candidats locataires sur certains travaux et des travaux d’aménagements demandés ensuite par le pouvoir adjudicateur. Le juge répond d’abord que si une opération immobilière est considérée comme existant déjà sur le marché lorsque la personne publique recherche un immeuble pour abriter ses locaux et que l’objet principal du contrat est immobilier, cela n’empêche qu’il comporte des travaux réalisés sur option et répond donc à une demande de l’acheteur. Ensuite s’agissant des spécifications que l’organisme de logement social a formulées, la Cour note qu’il est usuel qu’une entreprise, qu’elle soit privée ou publique, qui cherche à louer un immeuble de bureaux, fasse préciser certains souhaits quant aux caractéristiques que ce site devrait, dans la mesure du possible, réunir, qu’il s’agisse d’un bâtiment encore à construire ou d’un changement de locataire à l’occasion duquel des travaux de remise à niveau sont effectués. Si le nombre de ces demandes et le degré de détails de celles-ci sont élevés, le critère déterminant dans ce contexte est néanmoins celui de savoir si ces demandes vont au-delà des exigences habituelles d’un locataire en ce qui concerne un immeuble : même si ces demandes visent à satisfaire un besoin propre du locataire ou de l’acheteur, elles ne sont pas nécessairement de nature à exercer une influence déterminante sur la conception de l’immeuble, sur l’aspect architectural.
La Cour a donc eu un raisonnement constructif destiné à permettre aux pouvoirs adjudicateurs, comme n’importe quel opérateur économique, de procéder à des acquisitions de biens sur le marché, avec des spécifications répondant à leurs besoins. Il serait donc bon que le législateur en tienne compte pour modifier en ce sens le Code de la construction et de l’habitation et ouvrir aux bailleurs sociaux les mêmes opportunités. Cela est très important car la situation actuelle ne satisfait personne : le recours à l’article R. 2122- 3 demeure très encadré, et les Vefa dans le cadre du Code de la construction et de l’habitation devraient en théorie intervenir sans discussion préalable au dépôt du permis de construire par le promoteur alors que celui-ci a besoin de sécuriser son opération en matière de logement social pour respecter les règles d’urbanisme et que le bailleur de son côté doit pouvoir acheter des logements suffisamment adaptés à ses besoins. Il doit pouvoir intervenir comme un vrai client.
– Combinaison possible avec la théorie de l’accessoire pour des Vefa clef en main (ou Vefa complètes). – Pour la CJUE, le fait que la personne publique impose des travaux d’aménagement intérieur qui répondent à ses propres besoins (ex. des matériaux des tuyaux encastrés) n’est donc pas nécessairement de nature à qualifier une influence déterminante sur la conception de l’ouvrage dès lors que ces travaux n’excèdent pas les exigences habituelles du locataire ou de l’acquéreur d’un immeuble à construire tel que proposé sur le marché.
Il semble intéressant de relever que pour construire ce raisonnement, le juge se fonde sur la théorie de l’accessoire : lorsqu’un contrat comporte à la fois des éléments ayant trait à un marché public de travaux et des éléments ayant trait à un autre type de marché, il convient de se référer à son objet principal pour déterminer sa qualification juridique. Autrement dit, il est possible pour une personne publique de procéder à une acquisition en Vefa d’un immeuble sur le marché tout en imposant des travaux d’aménagement intérieur qui répondent à ses besoins propres dès lors que les travaux en question peuvent être considérés comme indissociables de l’acquisition, ce que le juge vérifie en regardant si les différentes prestations ont un caractère autonome ou si les unes sont la raison d’être des autres, éventuellement compte tenu des exigences habituelles dans les pratiques de marché. Il s’agit bien alors d’un contrat à objet mixte (immobilier (services) et travaux). La qualification du contrat dépend de son objet principal et l’objet principal ici n’est pas l’exécution de travaux d’aménagement intérieur mais le transfert de droits immobiliers - puisque si la personne publique demande que des travaux soient réalisés c’est parce qu’au départ elle veut acquérir un ouvrage qui est sur le marché.
Il convient cependant de constater que certains arrêts font référence à une notion d’acquisition de « local brut ». On pourrait être tenté de considérer à la lecture de ces jurisprudences qu’il s’agit d’une condition supplémentaire au recours aux Vefa d’opportunité. Cela nous semble cependant difficile à soutenir car :
  • si l’on se place dans le cadre d’une Vefa d’opportunité, on vient de voir que les travaux d’aménagement intérieur sont également possibles ;
  • et, si l’on est dans un cas de vente contre remise d’équipement public, respectant les conditions de la théorie des contrats mixtes, il n’est évidemment pas nécessaire que le local soit brut de béton : tout l’intérêt étant de récupérer un équipement complet.
En pratique on sait que les acquisitions de locaux bruts avec passation de marché pour l’aménagement intérieur sont excessivement complexes et couteuses ; avec la jurisprudence précitée de la CJUE, il est donc recommandé de recourir aux Vefa clefs en mains, en dehors du droit de la commande publique, comme cela est permis.