– Une histoire récente. – L'habilitation familiale est un instrument nouveau issu de l'ordonnance no 2015-1288 du 15 octobre 2015. Son modèle est le dispositif prévu, pour les époux, aux articles 217 et 219 du Code civil. Il était proposé d'en élargir l'application aux ascendants, descendants, frères et sœurs, et partenaire ou concubin de la personne vulnérable. Ces personnes pourraient ainsi solliciter du juge une mesure ponctuelle et rapide, lorsque leur proche se retrouvait soudain hors d'état de manifester sa volonté. S'éloignant de ce modèle, le législateur en a fait une mesure à part entière, dont la nature est particulière, et qui n'est en rien comparable aux mesures traditionnelles issues de la loi de 1968. Son régime juridique, autonome, a été voulu pour « associer plus étroitement la famille à la protection du majeur vulnérable, sans avoir à se soumettre au formalisme des mesures judiciaires, qui peut s'avérer pesant en l'absence de conflit familial ». Ainsi instituée, l'habilitation familiale a connu une expansion rapide, pour ne pas dire fulgurante. C'est à la lumière de ces quelques années de pratique que nous envisagerons le sort du logement d'une personne faisant l'objet d'une mesure d'habilitation familiale.
Le logement sous l'empire de l'habilitation familiale
Le logement sous l'empire de l'habilitation familiale
Le logement sous l'empire de l'habilitation familiale
– Une nature juridique incertaine : le genre indéterminé de l'habilitation familiale. – « Mesure hybride », « mesure de protection sui generis »
, l'habilitation familiale se trouve comme suspendue entre deux mondes. D'une part, celui de la rigueur des mesures de protection judiciairement imposées et contrôlées. D'autre part, celui de la confiance accordée aux familles pour prendre soin de leurs membres vulnérables. On peut y voir un métissage équilibré, dont il y aurait lieu de se féliciter ; mais on peut craindre aussi les conséquences de l'incapacité du législateur à avoir su choisir entre ces deux conceptions.
Les origines de l'irrésolution
– Deux contraintes. – L'habilitation familiale est née et s'est développée sous la pression de deux contraintes. D'une part, la résurgence de plus en plus prégnante des droits fondamentaux dans le droit des mesures de protection, invitant à remettre la personne vulnérable au centre des préoccupations de tous les acteurs de la matière. D'autre part, la raréfaction des deniers publics, qui rendait de plus en plus difficile la justification du monopole de l'État sur le traitement des effets de l'incapacité. Cette combinaison de tendances conduisit le gouvernement habilité de 2015 à créer une sorte de mandat judiciaire de protection présente, ou encore de mesure judiciaire… de déjudiciarisation !
– Deux sources. – L'habilitation familiale emprunte aux mesures judiciaires de protection, mais aussi à la mesure conventionnelle qu'est le mandat de protection future. L'intervention et l'imperium du juge sont requis pour sa mise en place, mais sont en large retrait lors de sa mise en œuvre. Cette dernière est quasi privatisée, au profit d'une (excessive ?) confiance accordée aux proches du majeur vulnérable, livrés à eux-mêmes, sans plus de contrôle sauf hypothèses limitées (actes à titre gratuit et opérations portant sur le logement) et en pratique pas forcément respectées. Le but est de faciliter la prise en main des cas de dépendance malgré l'inflation de leur nombre. Et tout a été fait pour promouvoir le succès de l'habilitation familiale, ne serait-ce que la création de passerelles par la loi du 23 mars 2019 depuis les autres mesures vers elle de manière à favoriser son prononcé même quand elle ne forme pas l'objet de la requête. Mais le représenté y gagne-t-il ? Est-il au centre de la mesure de protection, comme l'a voulu la loi de 2007 ?
Les effets de l'irrésolution
– Des droits restreints pour le représenté. – Le représenté peut, certes, être entendu par le juge lors de la mise en place de l'habilitation, mais cela est rarement le cas en pratique, puisque par hypothèse on se situe en présence d'une personne hors d'état de manifester sa volonté. Or, il n'est prévu nulle part qu'il puisse par la suite directement saisir le juge en mainlevée de la mesure, lorsque son état de santé s'est amélioré. À l'inverse, cette voie lui serait ouverte en cas de curatelle ou tutelle. De même en cas de recours pour dépassement de pouvoir du représentant : l'article 494-9 du Code civil ne précise rien quant à l'identité des personnes susceptibles de pouvoir saisir le juge des contentieux de la protection d'une telle question ; mais si l'on raisonne par analogie avec l'article suivant, l'article 494-10, lequel traite des « difficultés pouvant survenir dans la mise en œuvre du dispositif », on constate que le majeur protégé ne fait pas partie des personnes recevables à agir auprès du magistrat. Cette mise à l'écart est d'autant plus étonnante dans le cadre d'une mesure (la seule) où l'exercice de la mission de l'habilité ne fait l'objet d'aucun contrôle, ni préalable ni a posteriori, sauf limites que par exception le juge ordonnateur aurait intégrées au dispositif de sa décision, en réservant le cas de certains actes demeurant soumis à son autorisation.
Des risques pour les tiers. L'ambiguïté qui règne sur la nature juridique de la mesure peut également exposer à des risques les opérations ayant pour objet le logement du majeur protégé.
D'une part, un risque d'invalidation de l'acte pour défaut de pouvoir, par méconnaissance de la mesure
– Deux catégories d'habilitation. – Il est nécessaire de rappeler, tout d'abord, qu'une habilitation familiale peut être prononcée sous forme générale ou à titre spécial, c'est-à-dire uniquement en vue d'un ou plusieurs actes déterminés par le juge. Lorsqu'elle est générale, l'habilitation a une durée maximum de dix années, au bout de laquelle elle prend fin ou doit être renouvelée, après nouvel examen. L'habilitation spéciale, en revanche, n'est affectée d'aucune durée, car elle doit expirer une fois les actes réalisés. De ce fait, dans l'hypothèse où l'habilité, pour une raison ou pour une autre, tarde à réaliser le ou les actes autorisés, le risque s'accroît de voir la personne représentée vouloir elle-même réaliser tel ou tel acte sur son patrimoine, par exemple vendre ou donner à bail son logement.
– Un défaut majeur : l'absence de publicité des habilitations spéciales. – Or, et c'est là tout le problème, l'habilitation familiale spéciale ne fait l'objet d'aucune publicité, une fois prononcée. Dès lors, la personne protégée peut (par ex. à la faveur d'un instant de lucidité) signer un acte de disposition sans le concours de la personne habilitée. C'est là une source d'insécurité totale pour le tiers contractant, même de bonne foi, puisque l'article 494-9 du Code civil emporte une nullité de plein droit pour l'acte réalisé par le protégé alors qu'il aurait dû l'être pour l'habilité. Chargé de régulariser la vente d'un bien constituant le logement du cédant, le notaire devra donc redoubler de prudence, et au moindre doute quant à la parfaite capacité de son donneur d'ordre, solliciter le greffe du tribunal judiciaire pour savoir si ce dernier a fait ou non l'objet d'une mesure d'habilitation spéciale. Ce germe de nullité des conventions, contraire à la sécurité juridique, doit être éradiqué en prescrivant la publicité de toutes les habilitations familiales.
D'autre part, une insuffisante clarté des règles d'application de l'article 426 du Code civil en cas d'habilitation familiale
– Une hésitation fruit du silence du législateur. – Quelle attitude doit adopter le praticien en présence d'une habilitation générale formulée en termes vastes et expansionnistes, conférée sans réserve ni exception ? Doit-il comprendre que l'habilité peut agir en toute chose librement, fût-ce pour disposer du logement, à la seule exception des actes de disposition à titre gratuit, à l'égard desquels l'article 494-6 du Code civil requiert expressément une autorisation préalable du juge des contentieux de la protection ? Ou doit-il, au contraire, considérer que l'article 426 du Code civil est applicable et qu'un accord du juge est nécessaire à toute mutation ou location du logement ? Bien que la grande majorité de la doctrine et de la pratique semble opiner dans le sens de la seconde proposition, l'hésitation demeure. En effet, sur les trois mesures piliers applicables au trio traditionnel des dispositifs de protection, le législateur de 2015-2016 a pris soin d'en étendre expressément une au nouvel instrument qu'il créait (l'interdiction des actes de mutation à titre gratuit forgée à l'article 509 du Code civil, et ici reprise à l'article 494-6), d'en exclure expressément une autre (l'article 427 et le traitement des comptes bancaires du protégé, comme dit supra). Quant à la troisième (l'article 426 et le traitement du logement), il est resté muet. Aussi, dans leurs travaux déjà cités, Nathalie Baillon-Wirtz et Jacques Combret soulignaient-ils la regrettable incertitude qu'ils avaient la prudence de relever : « Ainsi faudrait-il, en cas d'habilitation spéciale pour vendre le logement du majeur concerné, que la demande présentée au juge soit faite dans le respect des conditions posées par l'article 426. En réalité, il aurait été judicieux, pour éviter toutes difficulté et divergence d'interprétations qui avaient pourtant déjà été formulées pour le mandat de protection future, que l'ordonnance indique de manière expresse, comme elle l'a fait avec les articles 425 et 427, si elle entendait donner effet ou non à l'article 426 ».
– Un sujet d'actualité. – Ce débat n'a rien de théorique, si l'on en juge par l'hétérogénéité des pratiques constatées aujourd'hui sur le territoire, d'un tribunal judiciaire à un autre, d'un juge des contentieux de la protection à un autre. Il suffit pour s'en convaincre de consulter l'un ou l'autre des nombreux forums juridiques fréquentés par les mandataires judiciaires à la protection des majeurs (MJPM), où s'échangent de fréquentes interrogations et de contradictoires retours d'expériences à ce sujet : comment procéder lorsque l'ordonnance ayant instauré l'habilitation générale ne précise rien en matière de vente du logement ; ou lorsqu'elle a exclu la vente sans autorisation du bien constituant le logement, mais que le local dont on envisage la vente, antérieurement affecté au logement, ne l'est plus ; etc. Le lecteur trouvera quelques exemples sur l'extension numérique du présent rapport.
https://droit-finances.commentcamarche.com/forum/affich-7411182-habilitation-familiale-generale-vente-d-un-bien">Lien
https://edito.seloger.com/conseils-d-experts/vendre/habilitation-familiale-consequences-vente-d-un-bien-immobilier-article-16408.html#:~:text=La%20vente%20d_un%20bien%20appartenant%20%C3%A0%20la%20personne%20sous,si%20l_ordonnance%20le%20pr%C3%A9">Lien
https://infos-conseils.korian.fr/financement-et-droits/tout-savoir-sur-lhabilitation-familiale">Lien
– Tentative de conclusion. – Comment conclure ? Comme l'ont écrit Jacques Combret et Nathalie Baillon-Wirtz, « il n'y a nul doute qu'un mandat de protection future est un contrat et qu'une tutelle est une décision judiciaire. L'habilitation familiale est finalement restée à mi-chemin, bloquée au milieu du gué »
. Elle remplit certainement son objectif fédérateur consistant à décharger les tribunaux de situations non contentieuses. Mais elle reste frappée de diverses incohérences, dont les conséquences néfastes pourraient aller croissant au fur et à mesure de son épanchement dans la pratique quotidienne.
Doit-on condamner pour autant l'innovation majeure que constitue l'habilitation familiale ? Certes non, tant il est vrai que l'on reconnaît l'arbre à ses fruits, et que le succès continu qu'elle a connu en seulement sept ans d'âge dit suffisamment à quel point elle pouvait répondre à un réel besoin. Son fondement, à savoir conférer plus de place à la famille du majeur dans la gestion de sa vulnérabilité, est aussi louable que conforme au principe de subsidiarité, proclamé par les textes de 2007 et 2019. En revanche, une approche réaliste commande au juriste d'être conscient du fait que des abus peuvent se commettre même dans un cadre familial, y compris lorsqu'il semblait le plus apaisé et bienveillant du monde. De ce fait, l'habilitation familiale, surtout dans sa variante maximale (c'est-à-dire générale et de représentation), gagnerait à être tutorée plus étroitement. En la dotant de garde-fous dont elle est la seule mesure judiciaire à ne pas être parée, on évitera d'en faire le terreau d'un contentieux toujours prompt à apparaître là ou l'on a trop voulu déjudiciariser.